J1.07 - MARCHE DE NUIT A TRAVERS LA CAPITALE

 

VII

MARCHE DE NUIT À TRAVERS LA CAMPAGNE

D’abord, il ne courut pas. Il ne voulait pas avoir l’air de quelqu’un qui s’évade.
 
Il allait au contraire d’un pas de flâneur et d’indifférent, l’œil au guet, par exemple, et les jambes prêtes à un élan prodigieux. Mais, à mesure qu’il approchait du boulevard Haussmann, une folle envie de courir le poussait en avant, et ses petits pas s’allongeaient malgré lui, son impatience d’arriver s’augmentant d’une terrible inquiétude.
 
Qu’allait-il trouver au boulevard ? Peut-être la maison fermée. Et si Hirsch et Labassindre s’étaient trompés, si sa mère n’était pas revenue, alors que deviendrait-il ? L’alternative de rentrer au gymnase après cette escapade ne lui vint même pas à l’esprit. S’il y avait pensé, le souvenir des coups sourds et des plaintes lugubres qu’il avait entendus tout un après-midi dans la chambre où le mulâtre et Mâdou étaient restés enfermés, l’aurait rempli d’épouvante et détourné de son projet.
 
« Elle est là ! » se dit l’enfant avec un transport de joie, en voyant de loin toutes les fenêtres de l’hôtel ouvertes et les battants du portail écartés, comme lorsque sa mère était prête à sortir. Il se précipita pour arriver avant que la voiture fût partie. Mais, dès le vestibule, l’aspect de la maison lui parut extraordinaire.
 
Elle était pleine de monde, d’animation.
 
Sous le porche on descendait des meubles, des fauteuils, des canapés dont les étoffes couleur tendre, faites pour le demi-jour du boudoir, semblaient dépaysées dans la lumière de la rue. Une glace enguirlandée d’amours s’appuyait sur la pierre froide de l’entrée, pêle-mêle avec des jardinières fanées, des rideaux démontés, un petit lustre en cristal de roche. Des femmes en grande toilette circulaient dans l’escalier, et sur le tapis assourdi leurs pieds menus se croisaient avec les gros souliers des commissionnaires qui descendaient chargés de meubles.
 
Jack, stupéfait, monta mêlé dans cette foule, et il eut peine à reconnaître l’appartement, tellement toutes les pièces semblaient confondues dans le désordre de leurs meubles transportés d’un en droit à l’autre, déplacés, dépareillés et encore neufs. Les visiteurs ouvraient les tiroirs vides, donnaient de petites tapes sur le bois des bahuts, le cuir tendu des chaises, lorgnaient autour d’eux d’un air impertinent, et quelquefois, en passant devant le piano, une dame élégante, sans s’arrêter ni se déganter, faisait sonner les notes. L’enfant croyait rêver en voyant sa maison envahie par cette cohue où il ne reconnaissait personne, où il passait inaperçu comme n’importe quel étranger.
 
Et sa mère, où était-elle ?
 
Il essaya d’entrer dans le salon ; mais la foule s’y pressait, regardant quelque chose au fond de la pièce, et Jack, trop petit pour pouvoir rien distinguer, entendait seulement crier des chiffres et les petits coups secs d’un marteau frappant sur une table.
 
« Un lit d’enfant à baldaquin, doré et capitonné !… »
 
Jack vit passer près de lui, entre de grosses pattes noires, le petit lit que « bon ami » lui avait donné et où il avait fait ses plus jolis rêves. Il voulait crier : « Mais il est à moi, ce lit ! Je ne veux pas qu’on l’emporte… » Une honte le retint ; et il était là, stupide, errant, éperdu, cherchant sa mère de pièce en pièce, dans la confusion de cet appartement tout grand ouvert, où entraient le tumulte du boulevard et sa lumière éblouissante, quand il se sentit arrêter par le bras au passage :
 
– Comment ! monsieur Jack, vous n’êtes donc plus à la pension ?
 
C’était Constant, la femme de chambre de sa mère, Constant endimanchée, coiffée d’un bonnet à rubans roses comme une ouvreuse de théâtre, très rouge, affairée, l’air important.
 
– Où est maman ? lui demanda l’enfant à voix basse et d’un accent si ému et si anxieux, que le gros factotum en eut le cœur touché.
 
– Votre mère n’est pas ici, mon pauvre petit.
 
– Et où est-elle ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que c’est que tout ce monde ?
 
– C’est du monde qui est venu pour la vente. Mais ne restez pas là, monsieur Jack. Descendons dans la cuisine… Nous serons mieux pour causer.
 
Il y avait grande réunion dans le sous-sol, Augustin, la Picarde, et d’autres domestiques du voisinage. Le Champagne circulait activement sur la table graisseuse où l’avenir de Jack s’était un soir décidé. L’arrivée de l’enfant fit sensation ; il fut entouré, choyé par tout l’ancien personnel de la maison, qui regrettait, en somme, une maîtresse facile et peu attentive au gaspillage. Comme il avait peur qu’on le reconduisît au gymnase, Jack eut soin de ne pas dire qu’il s’était échappé, et parla d’un congé imaginaire dont il avait profité pour venir prendre des nouvelles de sa mère.
 
– Elle n’est pas ici, monsieur Jack, dit Constant d’un air discret, et je ne sais pas si je dois…
 
Puis emportée d’un bel élan :
 
– Ma foi ! tant pis ! On n’a pas le droit de lui cacher où est sa mère, à cet enfant.
 
Alors elle raconta au petit Jack que madame habitait aux environs de Paris un village qu’on appelait Étiolles. L’enfant se fit répéter ce nom plusieurs fois, Étiolles… Étiolles… et le fixa ainsi dans sa mémoire.
 
– Est-ce que c’est bien loin d’ici ? demanda-t-il négligemment.
 
– Huit bonnes lieues, répondit Augustin.
 
Mais la Picarde, qui avait servi dans les temps du côté de Corbeil, chicana de quelques kilomètres. Il s’ensuivit une longue discussion sur la route à prendre pour aller à Étiolles, et Jack écouta avec la plus grande attention, car il était déjà décidé à faire tout seul et à pied ce long voyage. On passait par Bercy, Charenton, Villeneuve-Saint-Georges ; là, on tournait sur la droite, et, lâchant la route de Lyon pour prendre celle de Corbeil, on longeait la Seine et la forêt de Sénart jusqu’à Étiolles.
 
– C’est bien ça, disait Constant… C’est tout au bord d’un bois que madame habite… Une jolie petite maison où il y a du latin sur la porte.
 
Jack ouvrait ses oreilles tant qu’il pouvait, essayait de retenir tous ces noms, surtout celui du côté de Paris par lequel il devait sortir, Bercy, et celui du pays où il se rendait, Étiolles. Cela faisait dans son esprit deux points lumineux entre lesquels s’allongeait une grande course dans le noir et l’incertain.
 
La distance ne l’effrayait pas : « Je marcherai toute la nuit, se disait-il… Si petites que soient mes jambes, je ferai bien huit lieues en y mettant ce temps-là. » Puis, tout haut : « Allons, je m’en vais… Il faut que je retourne au gymnase… » Il avait bien encore quelque chose à demander, une question qui lui brûlait le bord des lèvres. Est-ce que d’Argenton était à Étiolles ? Allait-il retrouver entre sa mère et lui cette influence qu’il devinait si funeste ?… Mais il n’osa pas interroger Constant là-dessus. Sans connaître précisément la vérité, il sentait bien que c’était là le côté peu honorable de la vie de sa mère, et il n’en parla pas.
 
– Allons, adieu, monsieur Jack !
 
Les servantes l’embrassèrent, le cocher lui donna une forte poignée de main ; puis il se retrouva sous le vestibule, parmi l’encombrement de la fin de la vente, le commissaire-priseur s’en allant suivi de son crieur, les Auvergnats qui se disputaient en emportant les meubles. Sans s’arrêter au milieu de cette inexplicable déroute, pendant que le nid où il était venu chercher un refuge s’éparpillait à tous les coins de la ville, l’enfant, solitaire, jeté lui-même dans la rue par le dispersement de ce logis, d’aventurière, entreprenait le grand voyage qui devait le rapprocher de son unique protection.
 
Bercy !
 
Jack se rappelait être allé là, il n’y avait pas longtemps, avec Moronval, quand ils couraient à la recherche de Mâdou. Le chemin n’était pas difficile, on n’avait qu’à gagner la Seine et à la suivre en remontant toujours. C’était loin, par exemple, oh ! bien loin ; mais la peur de retomber aux mains du mulâtre lui fit arpenter rapidement la distance. À chaque instant une transe nouvelle le forçait à hâter le pas. Tantôt c’étaient les grandes ailes du chapeau de Moronval, dont l’ombre semblait passer sur un mur, tantôt une marche pressée qui s’acharnait derrière lui, sur ses talons. Le regard inquisiteur des sergents de ville le terrifiait ; et dans les mille cris de Paris, dans le roulement de ses voitures, les conversations des passants, ce souffle haletant d’une grande ville active, il croyait toujours entendre ce mot mille fois répété : « Arrêtez-le… arrêtez-le !… » Pour échapper à ces obsessions, il descendit au long de la berge et se mit à courir de toutes ses forces sur le pavé étroit et net qui borde l’eau.
 
Le jour finissait. Le fleuve, très lourd, très haut, et jaune de toutes les pluies tombées, se heurtait pesamment aux arches des ponts où luisaient de gros anneaux de fer. Le vent soufflait, promenant les derniers rayons du couchant. Tout s’animait de la hâte où meurent nos journées de Paris, si pressées et si pleines. Les femmes sortaient des lavoirs, chargées de paquets de linge mouillé, toutes plaquées de ces teintes sombres que l’eau éclabousse sur les maigres étoffes rapidement pénétrées. Des pêcheurs à la ligne remontaient avec des gaules, des paniers, frôlant des chevaux qu’on ramenait de l’abreuvoir. Les tireurs de sable attendaient à la porte de ces petits bureaux où l’on solde leur paye ; et toute une population riveraine, des mariniers, des débardeurs avec leurs dos voûtés, leurs capuchons de laine, circulait sur le bord, mêlée à une autre race, louche et terrible, rôdeurs de rivière, pilleurs d’épaves, écumeurs de la Seine, capables de vous tirer de l’eau pour quinze francs et de vous y jeter pour cent sous. De temps en temps, parmi ces hommes, quelqu’un se retournait pour voir passer cette petite tunique de collégien qui se hâtait si fort et paraissait si menue dans le paysage grandiose des bords de la Seine.
 
À chaque pas, la physionomie de la berge changeait. Ici, elle était noire et de longues planches flexibles la reliaient à d’énormes bateaux de charbon. Plus loin, on glissait sur des pelures de fruits ; un goût frais de verger se mêlait à l’odeur de la vase, et, sous les grandes bâches entrouvertes de nombreuses barques amarrées, des amoncellements de pommes gardaient le vif, l’éclat de leurs couleurs campagnardes.
 
Tout à coup on avait l’impression d’un port de mer ; c’était un encombrement de marchandises de toutes sortes, de bateaux à vapeur aux tuyaux courts, vides de fumée. Cela sentait bon le goudron, la houille, le voyage. Ensuite, l’espace se resserrant, un bouquet de grands arbres baignait dans l’eau de vieilles racines, et l’on pouvait se croire à vingt lieues de Paris ou à trois siècles en arrière.
 
De cette chaussée basse, la ville prenait une physionomie particulière. Les maisons paraissaient plus hautes de toute la profondeur de leur reflet, les passants plus nombreux, resserrés par la distance et l’on voyait des rangées de têtes appuyées aux parapets des quais ou des ponts, sur des coudes paresseusement étalés. On eût dit que, de tous les coins de Paris, les oisifs, les ennuyés, les désespérés, apportaient leur contemplation muette à cette eau changeante comme un rêve, mais aussi désespérément uniforme que la vie la plus triste. Quel est donc le problème qu’elle roule, cette eau vivante, pour que tant de malheureux la regardent avec des poses si découragées, stupides ou tentées ?… Par moments, quand il s’arrêtait pour reprendre haleine, Jack voyait dans un éblouissement tous ces yeux qui semblaient le guetter, le suivre, et il se remettait bien vite à courir.
 
Mais la nuit venait.
 
L’arche des ponts s’assombrissait en gouffres noirs, la berge se faisait déserte, éclairée seulement par cette lueur vague qui monte de l’eau la plus sombre. Des maisons du quai on n’apercevait que la crête, un déchiquètement de toits, de cheminées, de clochers, d’un noir mat sur la clarté toujours remontante ; et les ombres de l’air rejoignaient les brouillards de l’eau dans une ligne pâle, effacée, où les premiers réverbères allumés, les lanternes des voitures en marche bleuissaient d’un reste de jour.
 
Sans que l’enfant s’en aperçût, le chemin de hâlage montant insensiblement et s’agrandissant à mesure, il se trouva sur un large quai de plain-pied avec la berge dont quelques bornes seules le séparaient. Là, le gaz éclairait des camions rentrant sous de grands portails où des fûts roulaient avec bruit ; et de ces énormes portes cochères, de ces entrepôts, de ces caves, de ces milliers de tonneaux alignés sur le quai, une odeur de lie de vin montait, mêlée au goût moisi et fade du bois humide.
 
C’était Bercy. Mais en même temps c’était la nuit. Jack ne s’en aperçut pas tout de suite.
 
Le tumulte du quai plein de lumière, la Seine large à cet endroit comme une rade et renvoyant aux deux rives leurs reflets décuplés, lui faisaient illusion sur l’heure déjà nocturne ; et puis sa petite imagination, que surexcitait la fièvre de la course, était dominée par la crainte de ne pouvoir franchir les portes. Il se figurait tous les postes déjà informés de sa fuite. Cette pensée seule le préoccupait.
 
Mais une fois la barrière franchie sans la moindre difficulté, sans qu’aucun douanier eût seulement remarqué le passage de cette petite tunique fugitive ; quand, laissant la Seine à sa droite sur la recommandation d’Augustin, il se fut engagé dans une longue rue où clignotaient des réverbères de plus en plus rares, alors l’ombre et le froid de la nuit, descendant sur ses épaules, pénétrèrent jusqu’à son cœur avec le tremblement d’un frisson. Tant qu’il s’était senti dans la ville, dans la foule, il avait eu un grand effroi, l’effroi d’être reconnu, repris ; maintenant, il avait peur encore, mais sa peur était d’autre nature, un malaise irraisonné, accru du grand silence et de la solitude.
 
Pourtant l’endroit où il se trouvait n’était pas encore la campagne. La rue se bordait de maisons des deux côtés ; mais à mesure que l’enfant avançait, ces bâtisses s’espaçaient de plus en plus, ayant entre elles de longues palissades en planches, de grands chantiers de matériaux, des hangars penchés, tout en toit. En s’écartant, les maisons diminuaient de hauteur. Quelques usines aux toitures basses dressaient encore leurs longues cheminées vers le ciel couleur d’ardoise ; puis, seule entre deux galetas, une immense bâtisse de six étages s’élevait, criblée de fenêtres d’un côté, sombre et fermée sur les trois autres, perdue au milieu de terrains vagues, sinistre et bête. Mais, comme épuisée par ce dernier effort, la ville en train d’expirer ne montrait plus que des masures lamentables presque à fleur de terre. La rue semblait mourir aussi n’ayant plus de trottoirs ni de bornes, réunissant en un seul ses deux ruisseaux séparés. On eût dit une grande route qui traverse un village et se fait « la grand’rue » pendant quelques mètres.
 
Quoiqu’il fût à peine huit heures, cette longue voie, qui se perdait là-bas au fond dans le noir, était silencieuse et déserte à peu près. Les rares passants marchaient sans bruit sur la terre détrempée, couverte de flaques d’eau ; l’on abordait sans les voir des ombres muettes glissant le long de palissades, allant à des besognes mystérieuses ; et, comme pour faire l’espace plus grand, le silence plus effrayant encore, de temps en temps, dans les cours des usines désertes, des chiens aboyaient longuement.
 
Jack était ému. Chaque pas qu’il faisait l’éloignait de Paris, de son bruit, de ses lumières, l’enfonçait plus profondément dans la nuit et le silence. En ce moment, il arrivait à la dernière masure, une échoppe de marchand de vins encore éclairée et barrant le chemin d’une longue bande lumineuse qui semblait à l’enfant la limite du monde habité.
 
Après, venait l’inconnu, l’ombre.
 
Il hésita longtemps avant de s’y lancer :
 
– Si j’entrais là pour demander ma route ? se disait-il en regardant dans la boutique. Malheureusement, il n’avait pas un sou dans sa poche… Le patron ronflait, assis à son comptoir. Autour d’une petite table boiteuse, deux hommes et une femme buvaient accoudés et causant à voix basse. Au bruit que fit l’enfant en poussant la porte entre-bâillée, ils levèrent la tête et regardèrent. Ils avaient des visages sinistres, hâves et terribles, de ces visages comme Jack en avait vu le matin dans les postes quand on cherchait Mâdou. La femme surtout, en caraco rouge, avec un filet, était effrayante.
 
– Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là ? dit une voix éraillée.
 
Un des hommes se levait ; mais Jack se sauva épouvanté, franchit d’un bond la lueur du bouge, en entendant derrière lui un flot d’injures et le claquement de la porte refermée. Précipité maintenant à corps perdu dans cette ombre sinistre devenue un refuge, il courait de toutes ses forces et ne s’arrêta que longtemps après, en pleine campagne.
 
Au loin, de droite à gauche, s’étendaient des champs qui semblaient de partout toucher la ligne de l’horizon.
 
Quelques maisons de maraîchers basses et neuves, petits cubes blancs disséminés dans cette nuit d’encre, rompaient seules la monotonie de la vue. Là-bas, Paris faisait son train de grande ville encore perceptible à cette distance, et animait tout un point du ciel du rouge reflet d’un feu de forge. De tous ses environs, Paris est reconnaissable à cette montée de lumière, enveloppé comme certains astres de l’atmosphère éblouissante de son mouvement.
 
L’enfant restait là, immobile, atterré.
 
C’était la première fois qu’il se trouvait si tard dehors, et tout seul. En outre, il n’avait rien mangé ni bu depuis le matin, et souffrait d’une grande soif, d’une soif ardente. À présent il commençait à comprendre dans quelle terrible aventure il s’était lancé. Peut-être se trompait-il et marchait-il à l’envers de ce beau pays d’Étiolles si désiré et si lointain ? En admettant même qu’il fût dans la bonne direction, quelle force il lui faudrait pour aller jusqu’au bout !
 
L’idée lui vint alors de se coucher dans un des fossés creusés de chaque côté de la route et d’y dormir en attendant le jour ; mais comme il s’approchait, devant lui, tout près de lui, il entendit respirer longuement, lourdement. Un homme était allongé là, appuyant sa tête sur un tas de pierres, formant une masse de guenilles confuses parmi la blancheur des cailloux.
 
Jack s’arrêta, pétrifié, les jambes rompues, tremblantes, incapable d’un pas en arrière ou en avant.
 
Pour achever de le terrifier, voilà que cette chose sans nom et grouillante se met à remuer, à gémir, à s’étirer pendant le sommeil.
 
L’enfant se rappela le regard sanglant de la femme au caraco rouge, ces figures de gibet qui rôdaient là-bas le long des murs ; il se dit que « ça qui dormait » devait avoir une de ces faces ignobles, et il tremblait de voir s’ouvrir ces yeux fermés, se dresser ce long corps abandonné, les souliers en avant, sur la boue du chemin.
 
Toute l’ombre se remplissait pour lui de ces larves effrayantes. Elles rampaient au fond des fossés, elles lui barraient le passage ; s’il avait seulement étendu la main à droite ou à gauche, il lui semblait qu’il aurait touché quelqu’un. Ah ! le misérable tombé là sur ce tas de pierres pour cuver son vin ou son crime aurait pu se réveiller, sauter sur lui, Jack n’eût pas même trouvé la force d’un cri…
 
Une lumière et des voix, venant sur la route, le tirèrent subitement de sa torpeur. Un officier rentrant bien vite à son fort, un de ces petits forts détachés en avant de Paris, marchait à côté de son ordonnance, venue au-devant de lui avec un falot, à cause de la nuit très noire.
 
– Bonsoir, messieurs ! dit l’enfant d’une voix douce toute grelottante d’émotion.
 
Le soldat qui portait la lanterne la leva dans la direction de cette voix.
 
– Voilà une mauvaise heure pour voyager, mon garçon, dit l’officier… Est-ce que tu vas loin ?
 
– Oh ! non, monsieur, pas bien loin, ici tout près… répondit Jack, qui ne se souciait pas de raconter sa grande escapade.
 
– Eh bien, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble… Je vois jusqu’à Charenton.
 
Quel bonheur pour l’enfant de s’en aller pendant une heure encore en compagnie de ces deux braves soldats, de régler son petit pas sur le leur, de marcher dans la lueur du bienheureux falot qui refoulait les ténèbres autour de lui de chaque côté, les faisait paraître plus épaisses et plus effrayantes. Il y gagnait encore de se savoir dans le bon chemin, car les noms de pays qu’il entendait prononcer étaient bien ceux dont Augustin parlait.
 
– Nous voilà chez nous, nous autres, dit tout à coup l’officier en s’arrêtant… allons, bonsoir, mon enfant !… Une autre fois, je t’engage à ne plus te hasarder tout seul à cette heure sur les routes. La banlieue de Paris n’est pas sûre.
 
Et les deux soldats avec leur falot s’enfoncèrent dans une petite ruelle, laissant Jack, seul encore une fois, à l’entrée de la longue rue de Charenton.
 
Il retrouvait là les réverbères de Bercy, les cabarets borgnes d’où sortaient des chants avinés, des disputes brutales que la lourdeur du sommeil épaississait encore. Neuf heures sonnaient là-haut à une église, derrière laquelle s’étageaient des maisons, des jardins sur une côte. Ensuite, il se trouva au bord d’un quai, traversa un pont qui lui semblait jeté sur un abîme, tellement la nuit était noire. Il aurait voulu s’arrêter, s’appuyer un moment au parapet ; mais les chants de tout à l’heure, dispersés maintenant dans les rues, se rapprochaient, et chassé par une terreur nouvelle, le pauvre petit se mit à courir, à rejoindre la pleine campagne, où du moins la peur prenait des aspects de rêve.
 
Ici, ce n’était plus la banlieue parisienne aux champs entrecoupés d’usines. Il longeait des fermes, des étables, d’où sortaient des froissements de paille, une odeur chaude de laine et de fumier. Ensuite la route s’élargissait, retrouvait ses fossés interminables, ses tas de pierres symétriquement alignés et ses bornes basses qui mesurent les distances aux pas fatigués des voyageurs.
 
Ce silence glissant dans l’espace, cette mort de tout mouvement fait à l’enfant l’illusion d’un immense sommeil épandu, et il craint d’entendre auprès de lui le ronflement lassé qui l’a si fort effrayé là-bas sur le tas de pierres. Même le bruit léger de sa marche le trouble ; parfois il se retourna vivement… La lueur de Paris éclaire toujours l’horizon. Au loin, on entend un grincement de roues, un tintement de grelots. L’enfant se dit : « Attendons ! » mais rien ne passe, et cette charrette invisible dont les roues semblent marcher péniblement, s’enfonce en un endroit lointain de l’horizon, revient, se tait, se réveille dans les caprices tournants de quelque route difficile, et ne se décide jamais à paraître.
 
Jack continue sa course… Quel est cet homme qui l’attend debout au détour du chemin ?… Un homme, deux, trois… Ce sont des arbres, de longs peupliers, qui frémissent de toutes leurs feuilles sans courber seulement leur faîte ; puis, des ormes, de vieux ormes de France, aux troncs capricieux, feuillus, immenses, tourmentés ; et Jack marche entouré de nature, pris dans ce grand mystère des nuits de printemps où l’on croit entendre l’herbe pousser, les bourgeons s’entr’ouvrir, la terre se fendre pour les éclosions. Tous ces bruits confus l’épouvantent.
 
– Si je chantais, pour me donner du cœur !
 
Au milieu de l’ombre, ce fut une chanson de nuit qui lui revint, un air de Touraine avec lequel sa mère l’endormait autrefois dans sa petite chambre, quand la lumière était éteinte :
 
Mes souliers sont rouges,
Ma mie, ma mignonne.
 
Cela grelottait dans l’air froid et faisait pitié à entendre, cette peur d’enfant fredonnant au milieu de la grande route noire et se servant de sa chanson pour se guider comme d’un fil tremblant et sonore… Tout à coup la chanson s’arrêta net.
 
Quelque chose de terrible s’approchait, un moutonnement plus noir que l’espace, comme si les ténèbres des fonds s’avançaient sur l’enfant pour l’engloutir.
 
Avant de voir, de distinguer, il entendit.
 
C’étaient d’abord des cris, des cris humains mal articulés qui ressemblaient à des sanglots ou à des hurlements ; puis des coups sourds, mêlés au tumulte d’une grosse averse, d’une pluie d’orage en train de venir vers lui, portée par cette nuée lugubre. Soudain un beuglement horrible retentit. Des bœufs, ce sont des bœufs, tout un troupeau serré entre les deux fossés, et qui enveloppe le petit Jack, le frôle, le bouscule. Il sent le souffle humide des naseaux, le coup de fouet des queues vigoureuses, la chaleur des larges croupes, toute une odeur d’étable tumultueusement remuée. Le troupeau passe comme une trombe, sous la garde de deux chiens trapus et de deux énormes garçons, moitié pâtres, moitié bouchers, qui courent à la suite du bétail indiscipliné et farouche, en le poussant de leurs coups de trique et de leurs hurlements.
 
Derrière eux, l’enfant reste stupide de terreur. Il n’ose plus faire un pas. Ceux-là sont passés, mais il va peut-être en venir d’autres. Où aller ? Que devenir ?… Prendre à travers champs ?… Mais il se perdrait, et puis il fait si noir. Il pleure, il tombe à genoux, il voudrait mourir là. Le roulement d’une voiture, deux lanternes allumées qu’il voit venir de loin sur la route, comme deux regards amis, le raniment subitement. Enhardi par la crainte, il appelle :
 
– Monsieur !… Monsieur !…
 
La voiture s’est arrêtée, et de la capote sort une bonne grosse casquette à oreillons qui se penche pour chercher à qui peut appartenir ce cri timide qui se lève de si bas, du ras du sol.
 
– Je suis bien fatigué, dit Jack en tremblant, voulez-vous me permettre de monter un peu dans votre voiture ?
 
La grosse casquette hésite à répondre, mais du fond de la capote une voix de femme vient au secours de l’enfant : « Oh ! le pauvre petit !… fais-le monter. »
 
– Où allez-vous ? demande la casquette.
 
L’enfant cherche une minute ; comme tous les fugitifs qui craignent une poursuite, il cache soigneusement le but de son voyage.
 
– À Villeneuve-Saint-Georges, répond-il au hasard.
 
– Eh bien ! montez.
 
Le voilà dans la voiture, entortillé d’une bonne couverture de voyage, entre un gros monsieur et une forte dame, qui regardent curieusement à la lanterne du cabriolet ce petit collégien ramassé sur la route. Où donc va-t-il si tard, bon Dieu ! et tout seul ? Jack aurait bien envie de dire la vérité. Il y a dans le voisinage des braves gens une communication confiante. Mais non ! Il a trop peur qu’on le ramène au Moronval. Alors il raconte une histoire… Sa mère très malade à la campagne, chez des amis… On l’a prévenu dans la soirée, et il est parti tout de suite, à pied, parce qu’il n’avait pas la patience d’attendre le train du lendemain.
 
– Je comprends ça, dit la dame, qui a l’air d’une bonne et naïve personne ; et la casquette à oreillons comprend ça, elle aussi. Seulement elle fait des observations pleines de sagesse sur l’imprudence qu’il y a pour un enfant de cet âge à courir les routes à une pareille heure. Les dangers sont de toutes sortes, et la casquette un peu doctorale – elle est si commode et si chaude – prend plaisir à les énumérer à son jeune ami ; après quoi elle lui demande à quel endroit de Villeneuve habitent les connaissances de sa mère.
 
– Tout au bout du pays, répond Jack vivement. La dernière maison à droite.
 
C’est bien heureux qu’il fasse nuit et que sa rougeur s’abrite sous la capote du cabriolet. Malheureusement il n’en a pas fini avec les interrogations. Le mari et la femme sont très bavards, et curieux comme tous ces bavards avec lesquels on ne peut rester cinq minutes sans connaître toutes leurs affaires. Ce sont des marchands de drap de la rue des Bourdonnais qui chaque samedi s’en vont à la campagne évaporer dans une jolie petite maison à eux l’air alourdi, la poussière étouffante de leur commerce, un bon commerce qui leur permettra bientôt de se retirer tout à fait dans leur petit coin vert de Soisy-sous-Étiolles.
 
– Est-ce que c’est loin d’Étiolles, ce pays là ? demande Jack en tressaillant.
 
– Oh ! non… ça se touche, répond la grosse casquette, qui allonge un coup de fouet amical à sa bête.
 
Quelle fatalité !
 
Ainsi, sans son mensonge, en avouant tout simplement qu’il se rendait à Étiolles, il n’aurait eu qu’à continuer sa route dans cette bonne voiture qui roulait si également au milieu d’un sillon de lumière mobile et tranquillisante. Il n’aurait eu qu’à se laisser bercer par tout ce bien-être, à étendre ses petites jambes engourdies, à s’endormir dans le châle de la dame qui lui demandait à chaque instant s’il était bien, s’il avait chaud. Puis la casquette à oreillons avait débouché un flacon de quelque chose de raide et lui en avait fait boire une goutte pour le ragaillardir.
 
Ah ! s’il avait trouvé le courage de leur dire : « Ce n’est pas vrai… J’ai menti… Je n’ai rien à faire à Villeneuve-Saint-Georges… Je vais plus loin, là-bas, où vous allez. » Mais c’était s’exposer au mépris, à la méfiance de ces gens si bons, si ouverts, et il aimait encore mieux retomber dans toute l’horreur dont leur pitié l’avait tiré. Pourtant, quand il leur entendit dire qu’on arrivait à Villeneuve, l’enfant ne put retenir un sanglot.
 
– Ne pleurez pas, mon ami, lui disait la dame. Votre mère n’est peut-être pas aussi malade que vous croyez ; et vous voir lui fera du bien.
 
À la dernière maison de Villeneuve, la voiture s’arrêta.
 
– C’est là, dit Jack tout ému.
 
La femme l’embrassa, le mari lui serra la main en l’aidant à descendre.
 
– Ah ! vous êtes bien heureux d’être rendu… Nous en avons encore pour quatre bonnes lieues.
 
Et lui aussi les avait à faire ces quatre bonnes lieues-là.
 
C’était terrible.
 
Il s’approcha d’une grille comme s’il voulait sonner.
 
– Allons, bonsoir ! lui crièrent ses amis.
 
Il répondit « bonsoir ! » d’une voix étranglée par les larmes ; et la voiture, laissant la direction de Lyon, prit sur la droite un chemin bordé d’arbres, dessinant avec ses lanternes un grand circuit lumineux dans le noir de la plaine.
 
Alors il lui vint la folle pensée qu’il pourrait peut-être rejoindre cette lueur protectrice, s’y maintenir, la suivre en courant. Il s’élança derrière elle avec une sorte de rage ; mais ses jambes, que le repos avait rendues plus faibles, comme la lumière avait fait ses yeux plus aveugles aux voiles accumulés de l’ombre, refusaient tout service.
 
Au bout de quelques pas, il fut obligé de s’arrêter, essaya de courir encore, et finit par tomber épuisé avec une crise, un flot de larmes, pendant que la voiture hospitalière continuait paisiblement sa route, sans se douter qu’elle laissait derrière elle un si profond et si complet désespoir.
 
Le voilà couché au bord du chemin. Il fait froid, la terre est humide. N’importe ! La fatigue est plus forte que tout. Autour de lui, il sent l’immensité des champs. Le vent a cette haleine longue dont il parcourt les grands espaces, terre ou mer, et peu à peu tous les souffles de la plaine, frôlement d’herbes, craquements de feuilles, confondus dans un immense roulis de soupirs et de sons, enveloppent l’enfant, le bercent, l’apaisent et l’endorment profondément.
 
Un bruit épouvantable le réveille en sursaut. Qu’est-ce encore que cela ? Les yeux à peine ouverts, sur un talus à quelques mètres de lui, Jack voit passer quelque chose de monstrueux, de terrible, une bête hurlante, sifflante, avec deux énormes yeux bombés et sanglant, et de longs anneaux noirs qui se déroulent en faisant jaillir des étincelles. Le monstre fuit dans la nuit, comme la traînée d’une immense comète dont le rayon fendrait l’air avec un vacarme effroyable. Aux endroits où il passe, la nuit s’ouvre, se déchire, on aperçoit un poteau, un bouquet d’arbres ; l’ombre se referme à mesure, et ce n’est que lorsque l’apparition est déjà loin, lorsqu’on ne voit plus rien d’elle qu’une petite flamme verte, que l’enfant a reconnu le passage d’un train express de nuit.
 
Quelle heure est-il ? Où est-il ? Combien de temps a-t-il dormi ? Il n’en sait rien ; mais ce sommeil lui a fait du mal. Il s’est réveillé tout transi, les membres raides, le cœur horriblement serré. Il a rêvé de Mâdou… Oh ! le moment terrible où le rêve, envolé au réveil, revient à la mémoire si poignant et si réel. L’humidité du sol le pénétrant, Jack a rêvé qu’il était couché là-bas, dans le cimetière, à côté du petit roi. Il frissonne encore de ce froid de la terre : un froid lourd, sans air. Il voit la figure de Mâdou, il sent ce petit corps glacé contre le sien. Pour échapper à l’obsession, il se lève ; mais sur la route que le vent de la nuit a séchée et durcie, son pas résonne si fort qu’il le croit double, augmenté d’un autre pas qui le suit. Mâdou marche là, derrière lui…
 
Et la course folle recommence.
 
Jack va devant lui dans l’ombre, dans le silence. Il traverse un village endormi, passe sous un clocher carré qui lui jette sur la tête ses grosses notes vibrantes et lourdes. Deux heures sonnent. Un autre village, trois heures sonnent. Il va, il va. La tête lui tourne, ses pieds le brûlent. Il marche toujours. S’il s’arrêtait, il aurait trop peur de retrouver son rêve, son horrible rêve que le mouvement de la course commence à dissiper. De temps en temps, il croise des voitures couvertes de grandes bâches, équipages somnambules où tout dort, les chevaux, le conducteur.
 
L’enfant demande, épuisé : « Suis-je bien loin d’Étiolles ? »
 
C’est un grognement qui lui répond.
 
Mais voici que bientôt un autre voyageur va se mettre en route avec lui par la campagne, un voyageur dont le départ sonne dans le chant des coqs et les grelots légers des grenouilles au bord du fleuve. C’est le jour, le jour qui rôde sous les nuées, indécis encore du chemin qu’il prendra. L’enfant le devine autour de lui et partage avec toute la nature cette attente anxieuse du jour nouveau.
 
Tout à coup, droit devant lui, dans la direction de ce pays d’Étiolles où on lui a dit qu’était sa mère, justement sur ce côté de l’horizon, le ciel s’écarte, se déchire. C’est d’abord une ligne lumineuse, une pâleur étalée tout au bord de la nuit sans le moindre rayonnement. Cette ligne s’agrandit à mesure, avec le battement d’une lueur, ce mouvement de la flamme incertaine qui cherche l’air pour s’aider à monter. Jack marche vers cette lumière ; il marche dans une sorte de délire qui décuple ses forces. Quelque chose l’avertit que sa mère est là-bas, là-bas aussi la fin de cette épouvantable nuit.
 
Maintenant tout le fond du ciel est ouvert. On dirait un grand œil clair, baigné de larmes, qui regarde venir l’enfant avec douceur et attendrissement. « J’y vais, j’y vais, » est-il tenté de répondre à cet appel lumineux et béni. La route, qui commence à blanchir, ne l’effraye plus. D’ailleurs, c’est une belle route sans fossé ni pavé et sur laquelle il semble que des voitures de riches doivent rouler luxueusement. De chaque côté, baignées dans la rosée et le rayon de l’aube, de somptueuses propriétés étalent leurs larges perrons, leurs pelouses déjà fleuries, leurs allées tournantes, où l’ombre se réfugie en glissant sur le sable.
 
Entre les maisons blanches et les murs d’espaliers, des champs de vigne, des pentes vertes descendent jusqu’à une rivière qu’on voit sortir de la nuit, elle aussi, toute moirée de bleu sombre, de vert tendre et de rose.
 
Et toujours la lumière du ciel qui s’agrandit, qui se rapproche.
 
Oh ! dépêche-toi de luire, aurore maternelle ; verse un peu de chaleur, et d’espoir, et de force à l’enfant exténué qui se hâte en te tendant les bras.
 
– Suis-je bien loin d’Étiolles ? demande Jack à des terrassiers qui passent, le sac en bandoulière, par groupes muets, encore endormis.
 
Non, il n’est pas loin d’Étiolles ; il n’a qu’à suivre la forêt, tout « drouet. »
 
Elle s’éveille, en ce moment, la forêt. Tout le grand rideau vert tendu au bord du chemin frissonne. Ce sont des pépiements, des roucoulements, des gazouillements qui se répondent des églantines de la haie aux chênes centenaires. Les branches se frôlent, s’abaissent sous des coups d’ailes précipités, et pendant que ce qui reste d’ombre en l’air s’évapore, que les oiseaux de nuit au vol silencieux et lourd regagnent leurs abris mystérieux, une alouette monte de la plaine, fine, les ailes tendues, s’élève par vibrations sonores, traçant ce premier sillon invisible où se rejoignent dans les beaux jours d’été, le grand calme du ciel et tous les bruits actifs de la terre.
 
L’enfant ne marche plus, il se traîne. Une vieille en haillons, à la figure méchante, passe, menant une chèvre. Il demande encore une fois :
 
« Suis-je bien loin d’Étiolles ? »
 
La vieille le regarde d’un air féroce et lui montre un petit chemin caillouteux qui monte, étroit et raide, à la lisière de la forêt. Malgré sa lassitude, il continue sans s’arrêter. Déjà le soleil est presque chaud ; l’aube de tout à l’heure est devenue un foyer d’éblouissants rayons. Jack comprend qu’il approche. Il va, courbé, chancelant, heurté aux pierres qui roulent sous ses pieds ; mais il va.
 
Enfin, en haut, il voit un clocher qui s’élève au-dessus de toits groupés dans une masse de verdure. Allons, encore un effort. Il faut arriver jusque-là. Mais les forces lui manquent.
 
Il s’affaisse, se relève, retombe encore, et à travers ses paupières qui battent, il entrevoit tout près de lui une petite maison chargée de vignes, de glycines en fleurs, de rosiers montants, qui la recouvrent jusqu’au faîte de son pigeonnier et de sa tourelle toute rose de briques neuves. Au-dessus de la porte, entre l’ombre flottante des lilas déjà fleuris, une inscription en lettres d’or : Parva domus, magna quies.
 
Oh ! la jolie maison tranquille, baignée de lumière blonde ! Tout est encore fermé, pourtant on ne dort pas, car voici une voix de femme, fraîche et joyeuse qui se met à chanter :
 
Mes souliers sont rouges,
Ma mie, ma mignonne.
 
Cette voix, cette chanson !… Jack croit rêver. Mais les deux battants d’une persienne claquent sur le mur, et une femme apparaît, toute blanche, dans un négligé matinal, avec les cheveux en torsade et le regard étonné du réveil.
 
Mes souliers sont rouges,
Salut mes amours !
 
– Maman !… maman !… appelle Jack d’une voix faible.
 
La femme s’arrête, interdite, regarde, cherche une minute, éblouie par le soleil levant ; puis tout à coup elle aperçoit ce petit être hâve, boueux, déchiré, expirant.
 
Elle pousse un grand cri : Jack !…
 
En un instant, elle est près de lui et, de toute la chaleur de son cœur de mère, elle réchauffe l’enfant à demi mort, glacé des terreurs, des angoisses, de tout le froid et l’ombre de sa terrible nuit.