J2.02 - L'ETAU
II
L’ÉTAU
L’ÉTAU
Au milieu de la forge, sorte de halle immense, imposante comme un temple, où le jour tombe de haut, en barres lumineuses et jaunes, où l’ombre des coins s’éclaire subitement de lueurs embrasées, une énorme pièce de fer fixée au sol s’ouvre comme une mâchoire toujours avide, toujours mouvante, pour saisir et serrer le métal rouge qu’on façonne au marteau dans une pluie d’étincelles. C’est l’étau.
Pour commencer l’éducation d’un apprenti, on le met d’abord à l’étau[1] Là, tout en manœuvrant la lourde vis, ce qui demande déjà plus de force qu’il n’en tient dans des bras d’enfant, il apprend à connaître l’outillage de l’atelier, la pratique du fer et son dressage.
Le petit Jack est à l’étau ! Et je chercherais dix ans un autre mot, je n’en trouverais pas qui rende mieux l’impression de terreur, d’étouffement, d’angoisse horrible, que lui cause tout ce qui l’entoure.
D’abord, le bruit, un bruit effroyable, assourdissant, trois cents marteaux retombant en même temps sur l’enclume, des sifflements de lanières, des déroulements de poulies, et toute la rumeur d’un peuple en activité, trois cents poitrines haletantes et nues qui s’excitent, poussent des cris qui n’ont plus rien d’humain, dans une ivresse de force où les muscles semblent craquer et la respiration se perdre. Puis, ce sont des wagons, chargés de métal embrasé, qui traversent la halle en roulant sur des rails, le mouvement des ventilateurs agités autour des forges, soufflant du feu sur du feu, alimentant la flamme avec de la chaleur humaine. Tout grince, gronde, résonne, hurle, aboie. On se croirait dans le temple farouche de quelque idole exigeante et sauvage. Aux murs sont accrochées des rangées d’outils façonnés en instruments de tortionnaires, des crocs, des tenailles, des pinces. De lourdes chaînes pendent au plafond. Tout cela dur, fort, énorme, brutal ; et tout au bout de l’atelier, perdu dans une profondeur sombre et presque religieuse, un marteau-pilon gigantesque, remuant un poids de trente mille kilogrammes, glisse lentement entre ses deux montants de fonte, entouré du respect, de l’admiration de l’atelier, comme le Baal luisant et noir de ce temple aux dieux de la force. Quand l’idole parle, c’est un bruit sourd, profond, qui ébranle les murs, le plafond, le sol, fait monter en tourbillons la poussière du mâchefer.
Jack est atterré. Il se tient silencieusement à sa tâche parmi ces hommes qui circulent autour de l’étau, à moitié nus, chargés de barres de fer dont la pointe est rougie, suants, velus, s’arc-boutant, se tordant, prenant eux aussi dans la chaleur intense où ils s’agitent des souplesses de feu en fusion, des révoltes de métal amolli par une flamme. Ah ! si, franchissant l’espace, les yeux de cette folle de Charlotte pouvaient voir son enfant, son Jack, au milieu de ce grouillement humain, hâve, blême, ruisselant, les manches retroussées sur ses bras maigres, sa blouse et sa chemise entr’ouvertes sur sa poitrine délicate et trop blanche, les yeux rouges, la gorge enflammée de la poussière aiguë qui flotte, quelle pitié lui viendrait, et quels remords !
Comme il faut qu’à l’atelier chacun ait un nom de guerre, on l’a surnommé « l’Aztec, » à cause de sa maigreur, et le joli blondin d’autrefois est en train de mériter ce surnom, de devenir l’enfant des fabriques, ce petit être privé d’air, surmené, étouffé, dont le visage vieillit à mesure que son corps s’étiole.
– Hé, l’Aztec, chaud-là, mon garçon ! Serre la vis. En vigueur. Hardi donc, N… d… D…
C’est la voix de Lebescam, le contre-coup, qui parle au milieu de la tempête de tous ces bruits déchaînés. Ce géant noir, à qui Roudic a confié l’éducation première de l’apprenti, s’interrompt quelquefois pour lui donner un conseil, lui apprendre à tenir un marteau. Le maître est brutal, l’enfant est maladroit. Le maître méprise cette faiblesse, l’enfant a peur de cette force. Il fait ce qu’on lui dit de faire, serre sa vis du mieux qu’il peut. Mais ses mains sont remplies d’ampoules, d’écorchures, à lui donner la fièvre, à le faire pleurer. Par moments il n’a plus conscience de sa vie. Il lui semble qu’il fait partie lui aussi de cet outillage compliqué, qu’il est instrument parmi ces instruments, quelque chose comme une petite poulie sans conscience, sans volonté, tournant, sifflant avec tout l’engrenage, dirigé par une force occulte, invisible, qu’il connaît maintenant, qu’il admire et redoute : la vapeur !
C’est la vapeur qui entremêle au plafond de la halle toutes ces courroies de cuir qui montent, descendent, s’entre-croisent, correspondant à des poulies, à des marteaux, à des soufflets. C’est la vapeur qui remue le marteau-pilon et ces énormes raboteuses sous lesquelles le fer le plus dur s’amoindrit en copeaux tenus comme des fils, tordus, frisés comme des cheveux. C’est elle qui embrase les coins de la forge d’un jet de feu, qui dispense le travail et la force à toutes les parties de l’atelier. C’est son bruit sourd, sa trépidation régulière qui a tant ému l’enfant à son arrivée, et maintenant il lui semble qu’il ne vit plus que par elle, qu’elle lui a accaparé son souffle et a fait de lui une chose aussi docile que toutes les machines qu’elle remue.
Terrible vie, surtout après les deux années de liberté et de plein air qu’il venait de passer aux Aulnettes !
Le matin, à cinq heures, le père Roudic l’appelait : « Ohé, petit gas ! » La voix résonnait dans toute la maison construite en planches. On cassait une croûte à la hâte. On buvait sur le bord de la table un coup de vin servi par la belle Clarisse, encore dans ses coiffes de nuit. Puis, en route pour l’usine, où sonnait une cloche mélancolique, infatigable, prolongeant ses « dan… dan… dan… » comme si elle eût eu à réveiller non seulement l’île d’Indret, mais toutes les rives environnantes, l’eau, le ciel, et le port de Paimbœuf, et celui de Saint-Nazaire. C’était alors un piétinement confus, une poussée dans les rues, dans les cours, aux portes des ateliers. Ensuite, les dix minutes réglementaires écoulées, le drapeau amené annonçait que l’usine se fermait aux retardataires. À la première absence, retenue sur la paye ; à la seconde, mise à pied ; à la troisième, expulsion définitive.
Le règlement de d’Argenton, si étouffant, si féroce, n’était rien auprès de celui-là.
Jack avait très peur de « manquer le drapeau ; » et, le plus souvent, il était devant la porte longtemps avant le premier coup de cloche. Un jour pourtant, deux ou trois mois après son entrée à l’usine, la méchanceté des autres apprentis faillit l’empêcher d’arriver à temps. Ce matin-là, le vent qui soufflait de la mer avec cette allure de joyeuse bourrasque qu’il prend au libre espace, juste au moment où Jack entrait à l’atelier s’abattit sur sa caquette et la lui emporta.
– Arrête ! arrête ! criait l’enfant, courant derrière elle tout le long de la rue en pente ; mais au lieu de l’arrêter, un apprenti qui passait avait déjà, d’un coup de pied, envoyé la casquette beaucoup plus loin. Un autre en fit autant, puis un autre. Cela devint un jeu très amusant pour tout le monde, excepté pour Jack qui courait de toute sa force au milieu des huées, des « kiss… kiss…, » des rires, en retenant une grande envie de pleurer, car il sentait bien ce qu’il y avait de haine contre lui au fond de cette grosse gaieté. Pendant ce temps, la cloche de l’usine sonnait ses derniers coups. L’enfant se vit obligé de renoncer à sa poursuite et de revenir bien vite sur ses pas. Il était désolé. Ça coûte cher, une casquette ! Il faudrait écrire à sa mère, demander de l’argent. Et si d’Argenton voyait la lettre ! Mais ce qui le désespérait surtout, c’était cette haine qui l’entourait, se trahissait dans les plus petites choses. Il y a des êtres qui ont besoin de tendresse pour vivre, comme certaines plantes de chaleur ; Jack était de ces êtres-là. Tout en courant, il se demandait avec une vraie douleur : Pourquoi ? Qu’est-ce que je leur ai fait ?
Comme il arrivait essoufflé à la porte encore ouverte, il entendit derrière lui un pas pénible, un souffle d’animal ; presque aussitôt une grosse main se posa sur son épaule. En se retournant, il aperçut une espèce de monstre roux qui lui souriait d’un sourire plissé à mille petites rides, et lui rapportait sa casquette qu’il avait ramassée. C’était la seconde fois, depuis son arrivée à Indret, que Jack rencontrait ce bon sourire, ce visage déjà connu. Où les avait-il vus d’abord ? Eh ! oui, parbleu ! sur la route de Corbeil, ce camelot fuyant l’orage, avec une cargaison de chapeaux entre les épaules… Mais à cette minute ils n’avaient pas le temps de renouveler connaissance. Le surveillant criait en amenant le drapeau :
– Hé, l’Aztec !… Dépêchons-nous.
Il ne put que saisir sa casquette et dire merci à Bélisaire, qui redescendit la rue en clopinant.
À l’étau, ce jour-là, Jack se sentit moins triste, moins seul. Il voyait tout le temps la belle route de Corbeil se dérouler au milieu de la forge, avec ses parcs, ses pelouses, la voiture du docteur revenant le soir tout le long du bois ; et la fraîcheur des prés rêvés, de la rivière entrevue, là, dans cet enfer, lui causait des sensations de fiévreux, des frissons froids suivis de chaleur ardente. Quand il sortit, il chercha Bélisaire partout dans Indret ; mais le camelot n’y était plus. Le lendemain, le surlendemain, personne. Peu à peu cette laide vision qui lui rappelait tant de belles choses se retira de sa mémoire, lentement, difficilement, du pas trébuchant dont elle allait par les chemins. Ensuite il retomba dans sa solitude.
À l’atelier, ils ne l’aimaient pas. Toute réunion d’hommes a besoin d’un souffre-douleur, d’un être sur qui se déversent les ironies, les impatiences nerveuses de la fatigue. Jack tenait cet emploi dans la halle de forge. Les autres apprentis, presque tous nés à Indret, des fils ou des frères d’ouvriers, étant plus protégés, étaient aussi plus épargnés ; car ces persécutions sans réplique s’adressent aux faibles, aux inoffensifs, aux innocents. Personne ne le défendait, lui. Le « contrecoup, » le trouvant décidément trop cheti, avait renoncé à s’en occuper et le livrait aux caprices tyranniques d’une salle entière. D’ailleurs, qu’était-il venu faire à Indret, ce Parisien délicat qui ne parlait pas comme tout le monde, qui disait aux compagnons : « Oui, monsieur… merci… monsieur… » On avait tant vanté ses dispositions pour la « manique. » Mais l’Aztec n’y entendait rien de rien, il ne savait seulement pas poser un rivet. Bientôt le mépris excita chez ces gens-là une sorte de cruauté froide, la revanche de la force sur la faiblesse intelligente. Pas un jour ne se passait sans qu’on lui fit quelque misère. Les apprentis surtout étaient féroces. Une fois, l’un deux lui présenta un morceau de fer chauffé par le bout jusqu’au rouge obscur : « Prends ça, l’Aztec ! » Il en eut pour huit jours d’infirmerie. Et puis des brutalités, des maladresses, de tous ces hommes habitués à porter des poids très lourds et qui ne savaient plus la force de leurs bourrades.
Jack n’avait un peu de repos et de distraction que le dimanche. Ce jour-là, il tirait de sa caisse un des livres du docteur Rivals, et s’en allait le lire au bord de la Loire. Il y a à la pointe extrême de l’île une vieille tour à moitié ruinée qu’on appelle la tour de Saint-Hermeland, et qui a l’air d’une logette de guetteur du temps des invasions normandes. C’est au pied de cette tour, dans quelque creux de roche, que l’apprenti se blotissait, son livre ouvert sur les genoux, le bruit, la magie, l’étendue de l’eau devant lui. Le dimanche sonnait toutes ses cloches dans l’air, chantant la halte et le repos. Des bateaux passaient au large, et de place en place, très loin de lui, des enfants se baignaient avec des cris, des rires.
Il lisait, mais souvent les livres de M. Rivals étaient trop forts pour lui, dépassaient la mesure actuelle de son esprit, ne lui laissaient pour ainsi dire qu’une semence de bon grain encore sèche et que le temps ferait germer. Alors il s’interrompait, restait là à rêver, à s’éparpiller aux clapotements de l’eau sur les pierres, au mouvement régulier des flots descendants. Il s’en allait loin, bien loin de l’usine et des ouvriers, vers sa mère et sa petite amie, vers des dimanches autrement bien vêtus, autrement heureux que le sien, vers des sorties de grand’messes, des promenades dans Étiolles à côté de Charlotte éblouissante, ou des parties de jeu dans la grande pharmacie que le tablier blanc de la petite Cécile éclairait de tant d’enfance et de sérénité.
Ainsi, pendant quelques heures, il oubliait, il était heureux. Mais l’automne vint avec de grosses pluies, un vent rude qui interrompit ses stations à la tour Saint-Hermeland. Dès lors, il passa ses journées du dimanche chez les Roudic.
La douceur de l’enfant les avait touchés, ces Roudic. Ils étaient très bons pour lui. Zénaïde surtout en raffolait, surveillait son linge avec un soin maternel, l’activité brusque qui était en elle et qui surprenait dans cette épaisseur de tout son être. Au château, quand elle allait en journée, elle ne faisait que parler de l’apprenti. Le père Roudic, lui, tout en ayant un certain mépris pour la débilité et le peu d’intelligence ouvrière de Jack, disait :
– C’est un bon petit gas tout de même.
Il trouvait seulement qu’il lisait trop, et quelquefois lui demandait en riant s’il travaillait pour devenir maître d’école ou curé. Malgré cela, il lui marquait un certain respect, justement à cause de son instruction. Le fait est qu’en dehors de l’ajustage, le père Roudic ne savait rien au monde, lisait et écrivait comme à sa sortie de l’école, ce qui le gênait un peu depuis qu’il était passé contre-maître et qu’il avait épousé la seconde madame Roudic.
Celle-ci était la fille d’un garde d’artillerie, une demoiselle de petite ville, bien élevée dans une famille nombreuse et pauvre où chacun apportait sa part d’économie et de travail. Réduite à ce mariage disproportionné comme éducation et comme âge, elle avait eu jusqu’alors pour son mari une affection tranquille et protégeante. Lui, toujours en admiration devant sa femme et amoureux comme à vingt ans, se fût volontiers couché en travers des ruisseaux pour lui éviter de se mouiller les pieds. Il la regardait, attendri, la trouvait plus jolie, plus coquette que les femmes des autres contre-maîtres, presque toutes de solides Bretonnes, bien plus occupées de leur ménage que de leurs coiffes.
Clarisse avait effectivement le ton, les façons des filles pauvres habituées par leur travail à une élégance relative ; et elle tenait au bout de ses mains, très paresseuses depuis le mariage, un art de se parer, de se coiffer, qui contrastait avec l’aspect monastique des femmes du pays, enfermant leurs cheveux sous d’épais bandeaux de toile, alourdissant leur taille sous les plis droits de leur jupon.
Le logis, lui aussi, se ressentait de cette recherche. Derrière ces grands rideaux de mousseline blanche qui sont la parure de toutes les maisons bretonnes, les meubles reluisaient rares et propres, avec quelque bouquet, un pot de basilic on de giroflée rouge sur l’appui de la croisée. Quand Roudic revenait du travail, le soir, il éprouvait toujours une joie nouvelle à trouver la maison aussi nette, la femme aussi soignée que si c’était dimanche. Il ne s’attardait pas à se demander pourquoi Clarisse était en effet inactive comme un jour de repos, pourquoi, les préparatifs du repas terminés, elle s’accoudait rêveusement au lieu de se prendre à quelque ouvrage de couture, ainsi qu’une bonne ménagère à qui la journée semble trop courte pour tous les devoirs qui lui restent à remplir.
Il s’imaginait naïvement, ce brave Roudic, que sa femme ne songeait qu’à lui en se faisant belle ; et dans Indret on l’aimait trop pour le détromper, pour lui dire qu’un autre accaparait toutes les pensées, toute l’affection de Clarisse.
Qu’y avait-il de réel au fond de cela ?
Jamais, dans ces bavardages de petite ville qui se tiennent au pas des portes et qui prennent si vite et si loin leur volée, jamais on ne séparait le nom de madame Roudic de celui du Nantais.
Si la chose dont on parlait était vraie, il faut dire, à l’excuse de Clarisse, que le Nantais et elle s’étaient connus avant le mariage. Il venait la voir chez son père, où il accompagnait Roudic ; et si le neveu, ce grand beau frisé, avait voulu se marier à la place de l’oncle, il eût certainement obtenu toutes les préférences. Mais le beau frisé n’y songeait pas. Il ne s’aperçut que Clarisse était séduisante, fine et jolie, que lorsqu’elle fut devenue sa petite tante, une petite tante à qui il prit l’habitude de parler en riant sur un ton de raillerie aimable de leur parenté singulière, lui se trouvant un peu plus âgé qu’elle.
Que se passa-t-il ensuite ?
Avec les facilités du voisinage, de l’intimité permise, de ces longues causeries le soir en tête-à-tête, pendant que le père Roudic s’endormait sur un coin de table et que Zénaïde veillait au château pour quelque toilette pressée, ces deux natures également attirantes et coquettes eurent-elles la force de se résister ? C’était peu croyable. Elles semblaient si bien faites l’une pour l’autre, la nonchalance de Clarisse se fût si bien appuyée sur l’épaule hardie et robuste du beau neveu.
Pourtant, malgré les apparences, la certitude n’existait pour personne. D’ailleurs les coupables, les accusés plutôt, avaient toujours entre eux une paire d’yeux terriblement ouverts, les yeux de Zénaïde, qui guettait depuis longtemps ce sinistre adultère couvant au foyer paternel.
Elle avait des façons de couper leurs entrevues, d’arriver à l’improviste, de les braver bien en face, qui résultaient d’une pensée constante. Fatiguée de sa journée, elle s’installait encore le soir, avec un tricot sur les doigts, entre la gaîté de son cousin et les rêveries somnambules de sa belle-mère qui, le regard perdu, les bras le long du corps dénoués dans une paresse d’attitude, eût passé sa nuit à écouter le beau dessinandier.
À côté de la confiance aveugle et fermée du vieux Roudic, Zénaïde était le vrai mari soupçonneux et jaloux. Et vous figurez-vous cela, un mari qui serait femme, avec tous les pressentiments, toutes les clairvoyances de la femme !
Aussi la lutte était chaude entre elle et le Nantais ; et la petite guerre d’escarmouches qu’ils se faisaient ouvertement cachait de sourdes colères, des mystères d’antipathie. Le père Roudic en riait comme d’un reste d’affection inavouée et de galant cousinage ; mais Clarisse avait des pâleurs en les écoutant, des défaillances de tout son être faible, incapable de lutter et désespéré devant la faute.
En ce moment, Zénaïde triomphait. Elle avait si bien manœuvré au château que le directeur, ne pouvant décider le Nantais à partir pour Guérigny, venait de l’envoyer à Saint-Nazaire pour étudier pour le compte de l’usine des machines d’un nouveau modèle que les Transatlantiques étaient en train d’installer. Il en avait pour des mois à lever des plans, à tracer des épures. Clarisse n’en voulait pas à sa belle-fille de ce départ dont elle la savait l’auteur ; même elle en éprouvait un certain soulagement. Elle était de celles dont les yeux disent : « Défendez-moi ! » dans la langueur de leur coquetterie. Et l’on voit que Zénaïde s’y entendait, à la défendre.
Jack avait compris dès les premiers temps que ces deux femmes avaient un secret entre elles. Il les aimait également toutes les deux. La gaieté de Zénaïde, faite de vaillance et de tranquillité d’âme, le charmait, tandis que madame Roudic, plus soignée, plus femme, flattait des habitudes de ses yeux, des instincts de son ancienne élégance. Il lui trouvait une ressemblance avec sa mère, à lui. Pourtant, Ida était tout en dehors, vive, parleuse, pleine d’entrain, et celle-là une silencieuse réfléchie, une de ces femmes dont la rêverie fait d’autant plus de chemin que leur corps reste plus inactif. Puis, elles n’avaient ni les mêmes traits, ni la même démarche, ni la même couleur de cheveux. N’importe, elles se ressemblaient ; et c’était une ressemblance intime, comme celle qui résulterait d’un même parfum glissé dans les vêtements, d’un même pli dans les hasards de la parure, de quelque chose de plus subtil encore, qu’un habile chimiste de l’âme humaine aurait pu seul analyser.
Avec Clarisse et Zénaïde, l’apprenti se sentait plus à l’aise qu’avec Roudic, protégé par elles, par cette distinction, cet affinement qui dans les classes ouvrières met les mères et les filles au-dessus des pères et des maris. Quelquefois, le dimanche, maintenant que le temps l’empêchait de sortir, il leur faisait la lecture.
C’était dans la salle du rez-de-chaussée, une grande pièce ornée de cartes marines pendues au mur, d’une vue de Naples fortement coloriée, d’énormes coquillages, d’épongés durcies, de petits hippocampes desséchés, de tous ces accessoires exotiques que la mer voisine, les arrivages de bateaux déversent là-bas dans les intérieurs modestes. Des guipures faites à la main sur tous les meubles, un canapé et un fauteuil en velours d’Utrecht, complétaient ce luxe relatif. Le fauteuil surtout faisait la joie du père Roudic. Il s’y installait commodément pour écouter la lecture, pendant que Clarisse restait à sa place ordinaire, près de la fenêtre, dans une pose d’attente et de mélancolie, et que Zénaïde, plaçant encore au-dessus du devoir religieux toutes les exigences de l’intérieur, profitait du dimanche, où l’on ne va pas en journée, pour raccommoder le linge de la maison, y compris les hardes bleues de l’apprenti.
Jack descendait de sa soupente avec un des livres du docteur, et l’on commençait la séance.
Dès les premières lignes, les yeux du bon Roudic papillotaient, s’ouvraient démesurément, puis, fatigués de l’effort, se refermaient tout à fait.
Elle faisait son désespoir, cette envie de dormir qui le prenait tout de suite, dans l’inaction, le bien-être de cette pose assise à laquelle il n’était pas habitué, envie de dormir encore accrue par le moelleux du fameux fauteuil. Il avait honte à cause de sa femme, et de temps en temps, troublé de cette idée, pour montrer qu’il écoutait, qu’il ne dormait pas, il parlait tout haut comme dans un rêve. Il avait même adopté un mot pour cette attention simulée, un « c’est étonnant !… » mal articulé, qui arrivait aux passages les plus ordinaires et ne servait qu’à mieux prouver l’absence complète de son esprit.
C’est qu’aussi ils n’étaient ni bien amusants ni bien compréhensibles, les « bouquins » dont M. Rivals avait bourré la caisse de l’ami Jack. Des traductions de poètes anciens, les lettres de Sénèque, les vies de Plutarque, un Dante, un Virgile, un Homère, quelques livres d’histoire, et c’était tout. Bien souvent l’enfant lisait sans comprendre, mais il s’acharnait à continuer, stimulé par la promesse qu’il avait faite et la persuasion que les livres l’empêcheraient de descendre trop bas, au niveau de tout ce qui l’entourait. Il lisait courageusement, pieusement, espérant toujours voir quelque lumière jaillir d’entre les lignes obscures, avec la ferveur de la bonne femme qui suit sa messe dans le latin.
Celui de tous ses livres qu’il préférait, qu’il lisait le plus souvent, c’était l’Enfer de Dante. La description de tous ces supplices l’impressionnait. Elle se mêlait dans son imagination d’enfant au spectacle qu’il avait chaque jour sous les yeux. Ces hommes demi-nus, ces flammes, ces grandes fosses de la fonderie où le métal en fusion coulait en nappe sanglante, il les voyait passer dans les strophes du poète, et les plaintes de la vapeur, le grincement des scies gigantesques, les coups sourds du marteau-pilon retentissant dans les halles embrasées, les faisaient ressembler, pour lui, aux cercles de l’enfer.
Un dimanche, Jack lisait devant l’auditoire ordinaire un passage de son poète favori. Comme d’habitude, le père Roudic s’était endormi dès les premiers mots, conservant ce bon sourire d’intérêt dont sa bouche avait appris la forme et qui lui permettait de dire sans se réveiller : « C’est étonnant ! » Les deux femmes, au contraire, suivaient la lecture avec une attention profonde et des impressions différentes.
C’était l’épisode de Francesca di Rimini :
« Il n’est pas de douleur plus grande que de se souvenir des temps heureux dans l’infortune… »
Pendant que l’apprenti lisait, Clarisse courbait la tête en frissonnant. Zénaïde, le sourcil froncé, droite et carrée sur sa chaise, tirait son aiguille avec fureur.
Cette poésie grandiose, traversant le silence de cet humble intérieur ouvrier, semblait à plusieurs ciels au-dessus de lui, de ses impressions, de ses occupations, de son existence ordinaire, et pourtant, en passant là, elle remuait des mondes de pensées, elle touchait les cœurs, et, pareille à la foudre toute puissante, portait avec elle une électricité dangereuse, pleine de caprices et de bizarreries.
Des larmes coulaient des yeux de madame Roudic, en écoutant cette histoire d’amour. Sans voir que sa belle-mère pleurait, Zénaïde, le récit fini, parla la première :
– Voilà une méchante et impudente femme, dit-elle indignée, d’oser ainsi raconter son crime et de s’en vanter.
– C’est vrai qu’elle était bien coupable, répondit Clarisse, mais bien malheureuse aussi.
– Malheureuse, elle !… Ne dites donc pas ça, maman… On croirait que vous la plaignez, cette Francesca qui aimait le frère de son mari.
– Oui, ma fille ! mais elle l’aimait avant son mariage, et on lui avait fait épouser par force un mari dont elle ne voulait pas.
– Par force ou non, du moment qu’elle l’avait épousé, elle devait lui être fidèle. Le livre dit qu’il était vieux ; mais il me semble à moi que c’était une raison pour le respecter davantage, empêcher les autres, dans le pays, de rire de lui. Tenez ! le vieux a bien fait de les tuer tous les deux. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.
Elle parlait avec une violence terrible, tout son amour de fille, tout son honneur de femme révoltée, et aussi avec cette cruelle candeur de la jeunesse qui juge la vie sur un idéal qu’elle s’est fait, sans rien connaître encore ni prévoir.
Clarisse ne répondit pas. Elle avait relevé le rideau et regardait dehors. Roudic, à demi réveillé, ouvrait un œil et disait : « Stétonnant. » Jack, les yeux fixés sur son livre, rêvait à ce qu’il venait de lire et à la discussion orageuse que sa lecture avait soulevée. Ainsi, dans ce milieu ignorant et humble, à quatre cents ans de distance, l’immortelle légende d’adultère et d’amour, lue par un enfant qui la comprenait à peine, trouvait un écho inattendu. Et c’est là la vraie grandeur, la vraie puissance des poètes, de s’adresser à tous dans l’histoire d’un seul, de suivre, en apparence immobiles en leur génie, tous les voyageurs de la vie, comme la lune, par les beaux soirs, semble se lever en même temps à tous les coins de l’horizon, accompagnant d’une pitié tendre, d’un regard ami, tous les pas isolés, tous les errants du chemin, et les éclairant à la fois, jamais pressée ni jamais lasse.
– Pour le coup, j’en suis sûr ; c’est lui… dit Jack subitement, en bondissant de sa chaise.
Dans la petite rue ouvrière, une ombre venait de passer contre les vitres, avec un cri bien connu de l’apprenti :
– Chapeaux !… chapeaux !… chapeaux !…
Il s’élança dehors bien vite, mais Clarisse l’avait déjà précédé dans la rue. Elle rentrait comme il sortait, toute rouge, froissant une lettre dans sa poche.
Le camelot était déjà loin, malgré son déhanchement effroyable, et l’énorme faix de casquettes, de surouâs, de chapeaux de feutre, sous lequel il marchait courbé en deux, sa cargaison d’hiver étant bien plus lourde que celle d’été. Il allait tourner le coin du quai :
– Hé !… Bélisaire, cria Jack.
L’autre se retourna, la figure animée de son sourire de bon accueil.
– J’étais bien sûr que c’était vous. Vous voilà donc par ici, Bélisaire ?
– Mais oui, monsieur Jack. Le père a voulu que je reste à Nantes, par rapport à ma sœur, qui avait son mari malade. Alors, je suis resté. Je fais des journées partout, à Châtenay, à la Basse-Indre. Il y a un tas d’usines par là, et le commerce ne va pas trop mal. Mais c’est encore à Indret que je vends le plus. Et puis, je me charge aussi de commissions pour Nantes et pour Saint-Nazaire, ajouta-t-il en clignant de l’œil du côté de la maison de Roudic, à quelques pas de laquelle ils causaient debout.
Bélisaire, en somme, était assez content. Il envoyait tout son argent à Paris pour le vieux et les enfants. La maladie de son beau-frère lui coûtait gros aussi, mais, en travaillant, tout s’arrangerait ; et si ça n’avait pas été ses maudits souliers…
– Ils vous font donc toujours mal ? dit Jack.
– Oh ! toujours… Vous savez, pour ne plus souffrir, il faudrait que j’arrive à m’en faire faire une paire exprès, sur mesure ; mais c’est trop cher, c’est bon pour les riches.
Après avoir parlé de lui, Bélisaire hésita une minute, ensuite il questionna à son tour :
– Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, monsieur Jack, que vous voilà un ouvrier maintenant ? Elle était pourtant bien jolie, la petite maison de là-bas.
L’apprenti ne savait quoi répondre. Il rougissait de son bourgeron, tout propre cependant du matin, de ses mains noires. Alors le camelot, le voyant gêné, s’interrompit :
– C’est le jambon qui était fameux, dites donc ! Et cette belle dame, qui avait l’air si doux, comment va-t-elle ? C’était votre maman, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez.
Jack était si heureux d’entendre parler de sa mère, qu’il serait resté là jusqu’au soir, debout dans la rue, à causer ; mais Bélisaire n’avait pas le temps. On venait de lui donner une lettre très pressée à porter… Toujours le même clignement d’yeux du côté de la même fenêtre… Il était obligé de partir.
Ils se donnèrent une poignée de main, puis le camelot s’en alla, courbé, déhanché, souffreteux, levant les pieds en marchant comme un cheval borgne, et Jack le suivait d’un regard attendri, comme s’il avait vu la route de Corbeil, avec sa forêt en bordure, s’allonger, toute blanche, sous les pas fatigués de ce juif-errant colporteur.
Quand l’apprenti rentra, madame Roudic, très pâle, l’attendait derrière la porte.
– Jack, fit-elle à voix basse, les lèvres tremblantes, que vous a dit cet homme ?
Il répondit qu’ils s’étaient connus à Étiolles et qu’ils avaient parlé de ses parents.
Elle eut un soupir de soulagement. Mais toute la soirée, elle fut encore plus rêveuse que d’habitude, plus affaissée sur sa chaise, plus penchée. Il semblait que la lourdeur de ses cheveux blonds se fût accrue du poids de quelque affreux remords.
[1] Aujourd’hui, les apprentis d’Indret vivent à part des ouvriers. Ils ont leurs ateliers, leurs outils, leurs travaux, le tout proportionné à leur force. Indret est devenu une école d’apprentissage modèle.