J2.07 - UN COLON POUR METTRAY

 

VII

UN COLON POUR METTRAY

     Jamais le chalet des Aulnettes n’avait mieux mérité son étiquette que ce matin-là. Isolé sous le ciel d’hiver où couraient de grands nuages gris, rapetissé parmi les arbres dégarnis de feuilles, hermétiquement fermé à l’humidité du jardin et de la route, il participait du silence morne de la terre encore endormie et de l’air vide d’oiseaux. Quelques corbeaux piquant des semences dans les champs voisins mettaient seuls une note de vie sur le paysage attristé, le vol de leurs ailes noires au ras du sol.
 
Charlotte décrochait des raisins flétris dans le grenier de la tourelle, le poète travaillait, le docteur Hirsch dormait, quand l’arrivée du facteur, unique distraction de ces exilés volontaires, réunit en un seul groupe tout cet ennui disséminé.
 
– Ah ! une lettre d’Indret… s’écria d’Argenton, puis il se mit à lire malicieusement ses journaux sous le regard fiévreux de Charlotte, en gardant la lettre à côté de lui sans l’ouvrir, comme un chien qui défend un os auquel il ne veut pas qu’on touche encore… Ah ! voilà le livre de chose qui vient de paraître. En fait-il cet animal-là !… Tiens ! des vers d’Hugo… Toujours donc !
 
Pourquoi cette lenteur cruelle à déplier les feuilles de son journal ? Parce que Charlotte est là, derrière lui, impatiente, la joue enflammée de joie ; parce que chaque fois qu’il arrive une lettre d’Indret, la mère se montre sous l’amante, et que ce malheureux égoïste lui en veut de n’être pas exclusivement et tout entière à lui.
 
C’est pour cette raison qu’il a envoyé l’enfant si loin, si loin. Mais le cœur des mères, même de celles-là, est fait de telle sorte, que plus les enfants sont loin, plus elles les aiment, comme si elles voulaient, à force d’amour, combler la distance et rapprocher les cœurs.
 
Depuis le départ de Jack, sa mère, tourmentée par ses remords, l’adorait de toute la faiblesse qu’elle avait mise à l’abandonner. Elle évitait de parler de lui pour ne pas irriter le poète, mais elle y pensait.
 
Il devinait cela. Sa haine pour l’enfant s’en accrut, et aux premières lettres de Roudic se plaignant de l’apprenti, il avait eu des dédains satisfaits.
 
– Tu vois ! on ne pourra pas même en faire un ouvrier.
 
Mais cette pensée ne suffisait pas à le contenter. Il aurait voulu humilier Jack, l’abaisser encore. Cette fois, il allait être heureux. Aux premiers mots qu’il lut de la lettre d’Indret, car enfin il s’était décidé à l’ouvrir, cette lettre, sa figure pâlit d’émotion, ses yeux flambèrent d’une espèce de triomphe méchant :
 
– J’en étais sûr !
 
Puis, tout de suite, devant la mise en demeure qui leur était faite de rembourser la somme, il prévit une foule de complications désagréables, et ce fut d’un air navré qu’il tendit le pli à Charlotte.
 
Quel coup terrible après tant d’autres ! Blessée dans sa fierté de mère vis-à-vis du poète, blessée dans sa tendresse, la pauvre femme était encore plus cruellement atteinte par les reproches de sa conscience.
 
– C’est ta faute, lui criait cette voix aiguë qui domine tous les sophismes et tous les raisonnements du monde… C’est ta faute. Pourquoi l’as-tu abandonné ?
 
Maintenant, il fallait le sauver à tout prix. Mais comment faire ? Où trouver l’argent ? Elle n’avait plus rien à elle. La vente de son mobilier, un nid de hasard orné de richesses de pacotille, avait produit quelques milliers de francs vite dépensés. « Bon ami, » en partant, aurait voulu lui laisser un cadeau, un souvenir ; mais elle s’était obstinément refusée à l’accepter par dignité pour d’Argenton. Il ne lui restait donc plus rien. À peine quelques bijoux qui ne feraient pas le quart de la somme nécessaire. Quant à s’adresser à son poète, elle n’en eut pas même la pensée. Elle le connaissait trop. D’abord il haïssait l’enfant ; ensuite il était avare. La race auvergnate reparaissait en lui par des intérêts mesquins, un goût du pécule, un respect de paysan pour l’argent placé chez son notaire. Du reste il n’était pas très riche, les Aulnettes coûtaient cher, le grevaient d’un revenu assez fort, et c’était par économie qu’il y passait l’hiver, malgré l’ennui de l’isolement, espérant racheter ainsi le gaspillage de l’été, ce va-et-vient de convives qui maintenaient autour de ses inquiétudes littéraires un « milieu intellectuel » chèrement entretenu.
 
Oh ! non, ce n’est pas à lui qu’elle avait pensé. Il le croyait, pourtant, et d’avance il se composait une figure glaciale, la tête de l’homme qui voit venir une demande d’argent.
 
– J’ai toujours dit que cet enfant avait des instincts de perversité, fit-il, quand il lui eut laissé le temps de finir la lettre.
 
Elle ne répondit pas, peut-être même n’entendit-elle pas, possédée de cette idée : « Il faut trouver l’argent avant trois jours, sinon mon enfant ira en prison. »
 
Il continua :
 
– Quelle honte pour moi vis-à-vis de mes amis, de leur avoir fait recommander un monstre pareil !… Ça m’apprendra à être si bon… Me voilà avec une belle affaire.
 
La mère rougit.
 
– Il me faut cet argent avant trois jours pour que mon enfant n’aille pas en prison.
 
Il l’épiait, il la devinait ; et, par prudence, pour l’empêcher de rien demander, il prit les devants :
 
– Dire qu’il n’y a pas moyen d’éviter ce déshonneur, d’arracher ce malheureux à sa condamnation… Nous ne sommes pas assez riches.
 
– Oh ! si tu voulais ! dit-elle en baissant la tête.
 
Il crut que c’était la demande d’argent qui arrivait, et cette insistance le mit en colère :
 
– Parbleu, oui, si je voulais ! Je m’attendais à cette phrase-là… Comme si tu ne savais pas mieux que personne tout ce qui se dépense ici, et de quel épouvantable gâchis je suis entouré. Ainsi ce n’est pas assez d’avoir eu pendant deux ans ce méchant drôle à ma charge. Il faudrait encore payer ses vols. Six mille francs ! Mais où veux-tu que je les prenne ?
 
– Oh ! je le sais bien… Aussi n’est-ce pas à toi que j’avais pensé.
 
– Pas à moi !… À qui, alors ?
 
Confuse, la tête basse, elle nomma l’homme avec qui elle avait longtemps vécu, le « bon ami » de Jack, celui qu’elle appelait « un vieil ami. » Elle prononça ce nom en tremblant, s’attendant à quelque explosion jalouse du poète à propos de ce passé qu’elle rappelait si imprudemment. Eh bien ! non. En entendant parler de « bon ami, » d’Argenton se contenta de rougir un peu ; il y avait pensé, lui aussi.
 
Après tout, cet ancien protecteur d’Ida, comme l’enfant du reste, faisait partie du passé de Charlotte, de ce passé mystérieux sur lequel il ne l’interrogeait jamais par orgueil, qu’il feignait même d’ignorer, semblable aux histoires de la Restauration qui supprimaient la République et le règne de Bonaparte, les sautaient dans leurs livres comme s’ils n’avaient pas existé. En lui-même il pensa : « Ce n’est pas de mon temps… Qu’ils s’arrangent ! » enchanté d’en être quitte à si bon marché ; mais il ne laissa rien paraître de sa tranquillité, prit au contraire une attitude ulcérée :
 
– Mon orgueil a déjà fait assez de sacrifices à mon amour, il peut bien lui accorder encore celui-là.
 
– Oh ! merci, merci !… Que tu es bon !
 
Et ils se mirent à parler de l’emprunt, à voix basse, à cause du docteur Hirsch, dont les savates désœuvrées commençaient à traîner paresseusement dans la maison.
 
Singulier entretien, syllabique, rompu, effleuré ; lui, affectant une grande répugnance, elle, une concision délicate. Il était question que de on. On ne refuserait certainement pas… On en avait donné pour preuve des offres jadis repoussées… Malheureusement, on habitait en Touraine, comment faire ? Une lettre envoyée mettrait deux jours ; autant pour la réponse. Puis, tout à coup :
 
– Si j’y allais… hasarda Charlotte, effrayée elle-même de son audace.
 
Il répondit tranquillement :
 
– Eh bien ! c’est cela. Partons.
 
– Comment, tu veux bien m’accompagner à Tours ?… À Indret aussi, alors ; car c’est sur la même route et nous porterions l’argent tout de suite !
 
– À Indret aussi.
 
– Que tu es bon, que tu es bon !… répétait la pauvre folle en lui baisant les mains. La vérité est qu’il se souciait peu de la laisser aller à Tours toute seule. Sans connaître à fond son histoire, il savait qu’elle avait vécu là, qu’elle y avait été heureuse. Et si elle n’allait plus revenir !… Elle était si faible, si inconsistante ! La vue de son vieil ami, de ce luxe auquel elle avait renoncé, l’influence de l’enfant qu’elle allait retrouver, tout son passé pouvait la reprendre, l’arracher à cette tyrannie que lui-même sentait lourde et dure à supporter.
 
C’est qu’il ne pouvait plus se passer d’elle. Son égoïsme vaniteux, ses superstitions de malade s’attachaient à cette tendresse aveugle, à ces soins continuels, à cette bonne humeur épanouie. En outre, il n’était pas fâché de faire un petit voyage, de se soustraire à ce terrible drame lyrique sur lequel il peinait depuis si longtemps avec des « han ! » prolongés et stériles.
 
Bien entendu, il colorait ces craintes et ce besoin de distraction de prétextes chevaleresques, disant à Charlotte qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il voulait être avec elle dans la peine comme dans la joie ; et ainsi il maintenait l’amante reconnaissante et ravie au milieu de sa douleur de mère. D’ailleurs, l’activité qui précède tout départ dissipait dans l’âme fragile de cette pauvre Lolotte son coup mortel de tout à l’heure. Comme ces veuves de paysan qui, sitôt le mari enterré, préparent le grand repas des funérailles et oublient dans les devoirs de maîtresse de maison les sanglots de la veille, Charlotte, en emplissant ses malles, en faisant toutes ses recommandations à la mère Archambauld, en arrivait presque à oublier le but navrant de son voyage. À dîner, d’Argenton dit au docteur Hirsch :
 
– Nous sommes obligés de partir. L’enfant a fait des farces, de grosses farces. Nous allons à Indret. Tu garderas la maison pendant notre absence.
 
L’autre ne demanda pas d’explications. Cela ne l’étonnait pas que l’enfant eût fait de grosses farces, et il montra combien il était bon parasite en s’écriant comme d’Argenton :
 
– J’en étais sûr.
 
Ils partirent par l’express de nuit et arrivèrent à Tours de bon matin. Le « vieil ami » de l’ancienne Ida de Barancy habitait aux environs de la ville dans un de ces jolis petits châteaux qui dominent la Loire, coquets, ombragés, laissant descendre leurs futaies jusqu’au fleuve et monter leurs tourelles à la limite de l’horizon. « M. le comte, » comme l’appelaient autrefois les domestiques d’Ida, était un veuf sans enfants, excellent homme et homme du monde. En dépit de la façon un peu brusque dont elle l’avait quitté, il gardait le meilleur souvenir de la rieuse et bavarde jeune femme qui, pour un temps, avait égayé sa solitude. Aussi répondit-il à un petit mot de Charlotte qu’il était tout disposé à la recevoir.
 
Ils louèrent une voiture à l’hôtel, et, sortant de la ville, suivirent une belle route à mi-côte. Charlotte se montrait un peu inquiète de cet acharnement du poète à la suivre. Elle pensait :
 
– Est-ce qu’il va vouloir entrer avec moi ?
 
Malgré son ignorance des usages, elle sentait bien que ce n’était pas possible. Elle y songeait dans la voiture en admirant cette merveilleuse campagne où elle avait passé quelques années de sa vie vagabonde, où elle s’était si souvent promenée avec son petit Jack, ce bel enfant blond, élégant, maintenant ouvrier en blouse et prêt à passer la casaque des maisons de correction…
 
Assis à côté d’elle, d’Argenton, la regardant du coin de l’œil, mordait sa moustache avec fureur. Elle était très jolie, ce matin-là, un peu pâlie par l’émotion de la mauvaise nouvelle, la fatigue d’une nuit de wagon, et l’embarras de la visite qu’elle allait faire. Cela joint au noir dont elle s’entourait comme d’une coquetterie à sa fraîcheur de pêche, rendait à sa beauté une distinction dès longtemps oubliée par la ménagère garde-malade des Aulnettes. D’Argenton, le pontife, était troublé, inquiet, très malheureux. Ce n’était pas la jalousie d’Othello qui affole et qui tue, mais cette gêne énervante qui rend maladroit et bête. Il commençait à se repentir de l’avoir accompagnée, se sentait stupide, embarrassé du rôle original qu’il jouait. Il s’en voulait surtout de l’avoir laissée venir.
 
La vue du château acheva de le décontenancer. Quand Charlotte lui dit : « C’est là » ! Quand il aperçut, parmi les arbres, les broderies d’un bijou de la Renaissance, avec terrasse, pont-levis jeté sur une rivière ombragée et couverte l’été, mais visible à cette époque de l’année où les paysages grêles s’estompent d’un peu de vert, il s’accusa en lui-même d’étourderie, de folie, d’imprudence. Évidemment, une fois rentrée là, elle n’en sortirait plus.
 
Il ne savait pas encore jusqu’à quel point il était ancré dans le cœur de cette femme et que tous les trésors du monde n’auraient jamais le pouvoir de la tenter auprès de lui.
 
– Est-ce qu’il ne va pas descendre ? se demandait Charlotte de plus en plus inquiète. Enfin, au bout de l’avenue, il fit arrêter :
 
– Tu me trouveras au bas du chemin.
 
Il ajouta avec un petit sourire navré et humble :
 
– Ne sois pas longtemps.
 
– Oh non ! mon ami, n’aie pas peur…
 
La voiture était déjà loin, presque à la grille, qu’il la regardait encore. Cinq minutes après, appuyé à une haie du parc et guettant, il aperçut sa maîtresse au bras d’un grand monsieur, mince, élégant, encore droit, bien que sa démarche raide le fît deviner d’un certain âge. Quand le couple disparut, d’Argenton eut l’impression d’un vide immense, et le coup de jupe de Charlotte, qui tournait une allée, lui parut ironique, irritant, comme si, de loin, il en avait senti l’élan ainsi qu’un soufflet sur la figure.
 
Alors commença pour lui une angoisse terrible… Qu’est-ce qu’ils se disaient là dedans ?… La reverrait-il jamais ?… Et c’était cet affreux gamin qui lui valait cette torture humiliante !
 
Assis sur la marche usée d’une petite porte qui fermait à une de ses extrémités le grand parc où Charlotte venait de disparaître, le poète attendait fébrilement, à tout moment tourné vers la grille, et regardant au rond-point de l’entrée la voiture stationnaire, le cocher immobile, enveloppé d’un long carrick. Autour de lui se déroulait un paysage admirable fait pour calmer l’agitation la plus douloureuse ; des pentes de vignes riches et régulières, des coteaux boisés, des pâturages plantés de saules, traversés de ruisseaux ; puis, çà et là, une ruine du temps de Louis XI, et quelques-uns de ces jolis châteaux, nombreux sur les bords de la Loire, au fronton desquels la salamandre se tord parmi des D entrelacés.
 
Avec ce désœuvrement de la solitude et de l’attente à qui tout est bon pour fixer la pensée errante, d’Argenton regardait depuis un moment une troupe de travailleurs occupés à creuser, dans la petite vallée qui s’arrondissait en coupe sous ses pieds, une sorte de canal pour l’écoulement des eaux. S’étant approché de quelques pas pour mieux voir, il s’aperçut que ces gens, uniformément vêtus de blouses bleues, de pantalons en gros treillis, et qu’il avait pris de loin pour des paysans, étaient tous des enfants, enrégimentés sous les ordres d’une espèce de surveillant, moitié paysan, moitié monsieur, qui dirigeait les coups de bêche, traçait les limites du ruisseau.
 
Le silence de ce travail en plein air exécuté par d’aussi jeunes ouvriers, était surtout frappant. Pas un mot, pas un cri, pas même cette excitation de l’être en mouvement qui sent et exerce sa force.
 
– Plus droit !… Pas si vite !… criait le surveillant ; et les outils s’escrimaient, les visages en sueur se penchaient vers la terre ; et par moments, quand ils se relevaient pour prendre haleine, on voyait des fronts étroits, des crânes pointus, des têtes qui portaient toutes une marque d’atrophie, de dépérissement ou de désordre. Assurément, ces enfants n’avaient pas été élevés dans la liberté de la pleine nature. La pâleur de la plupart, leurs yeux rouges ou mal ouverts, racontaient des misères de ville, des étouffements de quartiers pauvres et de maisons malsaines.
 
– Quels sont donc ces enfants ? demanda le poète.
 
– Ah ! monsieur n’est pas d’ici ?… Ce sont des colons de Mettray… La colonie est là.
 
Et le surveillant montrait à d’Argenton un groupe de maisons blanches, régulières et neuves sur le coteau en face. Le poète connaissait de nom le célèbre établissement pénitentiaire ; mais il n’en savait ni la règle ni les conditions d’admission. Il questionna cet homme, disant qu’il était intimement lié avec une famille que son unique fils venait de plonger dans l’affliction.
 
– Envoyez-le-nous, dès qu’il sortira de prison.
 
– C’est que, dit d’Argenton avec une nuance de regret, je ne crois pas qu’il y aille. Les parents ont pu éviter en rendant l’argent…
 
– Dans ce cas, nous ne pourrions pas l’admettre. Nous ne prenons que les jeunes détenus. Mais nous avons un établissement annexe, la Maison paternelle, qui est une application du régime cellulaire à la jeunesse.
 
– Ah ! vraiment !… Le régime cellulaire ?
 
– Et qui vient à bout des natures les plus mauvaises… Du reste, j’ai là quelques brochures. Si monsieur voulait en prendre connaissance.
 
D’Argenton accepta, donna quelque monnaie pour les jeunes détenus et remonta sur le chemin, chargé de livraisons. La grille du château venait de se fermer. La voiture descendait l’avenue.
 
Enfin !…
 
Charlotte, épanouie, heureuse, les yeux brillants, avait hâte de rejoindre son poète.
 
– Monte vite, lui dit-elle.
 
Elle passa son bras sous le sien, et, toute frémissante de joie :
 
– J’ai réussi.
 
– Ah ! fit-il.
 
– Au delà de mes espérances.
 
Il répéta son « ah ! » très sec, très indifférent, puis affecta de feuilleter ses brochures avec le plus grand intérêt, comme pour bien lui prouver que le reste ne le regardait pas. Il n’était pas si fier tout à l’heure lorsqu’il rongeait ses ongles en guettant la grille fermée ; mais maintenant elle se serrait si bien contre lui, asservie et soumise, que ce n’était vraiment plus la peine de se tourmenter. Devant son silence, Charlotte se tut, elle aussi, le croyant blessé dans ses fiertés jalouses ; et ce fut lui qui fut obligé de reprendre :
 
– Alors, tu as réussi ?
 
– Complètement mon ami… On avait toujours eu l’intention de faire un cadeau à Jack à sa majorité pour lui acheter un homme et lui permettre de s’établir. Ce cadeau était de dix mille francs. On me les a remis tout de suite. Il y aura six mille francs à rembourser ; il restera quatre mille francs qu’on m’a dit d’employer de mon mieux pour les intérêts de l’enfant.
 
– L’emploi est tout trouvé… Il faut lui payer avec cela une cellule à la maison paternelle de Mettray pendant deux ou trois ans. C’est là seulement qu’on parviendra peut-être de faire du voleur un honnête homme.
 
Elle tressaillit à ce mot de voleur qui la rappelait à la réalité. On sait que dans cette pauvre petite cervelle les impressions fugitives sans cesse renaissantes effaçaient en une seconde jusqu’à la trace d’une idée.
 
Elle baissa la tête :
 
– Je suis prête à faire tout ce que tu voudras, dit-elle… Tu as été si bon, si généreux ! Je ne l’oublierai jamais.
 
Sous sa grosse moustache, la bouche du poète eut un frétillement de plaisir et d’orgueil. Il était plus que jamais le maître. Il en profita pour faire un long discours. Elle avait de grands reproches à s’adresser. Sa faiblesse maternelle n’était pas étrangère à ce qui arrivait. Un enfant, gâté comme le sien, toujours livré à ses mauvais instincts, ne pouvait manquer de devenir pernicieux. Il fallait une main d’homme désormais pour conduire ce cheval rétif. Qu’on le lui confiât seulement, il se chargeait bien de le mettre au pas.
 
Il répéta deux ou trois fois de suite :
 
– Je le briserai, ou je le materai.
 
Elle ne répondait pas. Le bonheur de penser que son enfant n’irait pas en prison dominait tout le reste. Sur-le-champ, ils décidèrent qu’on partirait le soir même pour Indret. Seulement, afin de lui éviter à elle une aussi grande humiliation, ils convinrent qu’elle resterait à la Basse-Indre. D’Argenton irait seul porter l’argent et chercher le coupable, qu’on conduirait tout de suite à la colonie. Il disait déjà « la colonie » tout simplement ; et d’avance il voyait Jack revêtu de la casaque de cotonnade bleue, confondu avec ces malheureux petits détenus, victimes pour la plupart des vices ou des crimes paternels, et qui s’enrôlent dès le plus jeune âge enfants de troupe dans le grand régiment des réprouvés.
 
C’est un dimanche qu’ils descendirent de wagon à la grande station usinière de la Basse-Indre et prirent la plus belle chambre d’une auberge sur la route, le pays étant absolument dépourvu d’un hôtel de voyageurs. Pendant que le poète allait remplir son office de justicier, Charlotte resta seule à l’attendre dans cette pièce sordide où montaient des cris, des rires, un tapage d’ivrognes, des chants traînards et tristes psalmodiés sur ce ton de complainte qu’affectent les mélodies bretonnes, mélancoliques comme la mer ou l’étendue sauvage des Landes. Des refrains de matelots se mêlaient à ceux-là, plus vifs, plus débauchés, mais tristes aussi. De ce tumulte vulgaire du cabaret, de la monotonie d’une petite pluie de côte qui battait les vitres sans relâche, il se dégageait pour cette femme une singulière impression de l’exil auquel on avait condamné son enfant. Si coupable qu’il fût, c’était toujours son fils, son Jack ; et de se sentir si près de lui, cela la remettait en présence des années heureuses qu’ils avaient jadis vécues ensemble.
 
Pourquoi l’avait-elle abandonné ?
 
Elle se le rappelait enfant, charmant et délicat, plein d’intelligence et de tendresse, et en pensant qu’elle allait voir apparaître un ouvrier voleur et que ce serait là son fils, le remords vague qui la tourmentait depuis deux ans prit un corps et se dressa devant elle. Voilà donc ce que lui valait sa faiblesse ! Si Jack était resté près d’elle au lieu d’être livré à la dépravation des fabriques, si elle l’avait mis au collège avec des enfants de son âge, est-ce qu’il serait devenu un voleur ? Ah ! la prédiction de ce médecin de là-bas s’était trop bien réalisée. Elle allait le retrouver déchu, humilié.
 
La trivialité de ce dimanche d’ouvriers, dont l’odeur et le train l’entouraient, augmentait encore son remords. C’était là que son Jack vivait depuis deux ans !… Toutes les répugnances de cette nature superficielle, incapable de sentir la grandeur d’une tâche quelconque accomplie, d’une vie achetée à la fatigue des bras, se révoltaient à cette idée. Pour essayer de se distraire de ses tristes pensées, elle prit les prospectus de la « colonie, » ouverts devant elle. Des mots la firent frémir. « Maison paternelle. Collège de répression. Le régime adopté est l’isolement absolu. Les enfants sont mis en cellule et ne se voient jamais entre eux, même à la chapelle. » Le cœur serré, elle ferma le livre et se tint à la fenêtre, guettant le retour du poète, l’arrivée de l’enfant, les yeux fixés sur un petit coin de Loire qu’elle entrevoyait là-bas au bout de la ruelle, agitée comme une mer, et tout éclaboussée de l’eau qui tombait.
 
Pendant ce temps, d’Argenton s’en allait accomplir sa mission, et bien content de l’accomplir. Il n’aurait pas cédé sa place pour beaucoup d’argent. Lui qui aimait les attitudes, il en avait à prendre, et plusieurs, et toutes superbes. D’avance, il préparait le discours à adresser au criminel, les excuses qu’il lui ferait faire à genoux dans le cabinet du directeur. Pour le moment, toutes ces poses préméditées se résumaient en un port de tête majestueux, un air grave et de circonstance, pendant que, vêtu de sombre, ganté de noir, il montait, tout en tenant son parapluie haut et ferme, la grande rue d’Indret déserte à cette heure à cause du mauvais temps et des vêpres.
 
Une vieille femme lui indiqua la maison des Roudic. Il passa devant l’usine silencieuse, au repos, rafraîchissant avec délices ses toits enfumés et noircis. Mais, arrivé devant la maison qu’on venait de lui désigner, il s’arrêta hésitant, craignant de s’être trompé. De toutes les maisons alignées dans cette rue-caserne, celle-ci était la plus gaie, la plus animée. Des fenêtres entr’ouvertes du rez-de-chaussée s’échappait un bruit joyeux de rondes bretonnes, de pas villageois qui frappaient lourdement sur le parquet comme sur une aire fraîchement battue. On dansait « au son des bouches, » comme ils disent en Bretagne, et l’on dansait avec cet entrain que la voix donne au rythme et à la mesure.
 
– « C’est impossible… Ce n’est pas là… » se disait d’Argenton, préparé à trouver une maison désolée où il entrerait comme un rédempteur.
 
Tout à coup, on cria :
 
– Allons ! Zénaïde, le Plat d’Étain !…
 
Et plusieurs voix reprirent bruyamment :
 
– Oui, oui, Zénaïde, le Plat d’Étain !…
 
Zénaïde ! C’était bien le nom de la fille de Roudic.
 
Ces gens-là prenaient leur désastre gaiement, par exemple ! Pendant qu’il hésitait encore, une voix de femme commença sur un ton suraigu :
 
C’est dans la cour du Plat-d’Étain.
 
À quoi le chœur, mêlé de quelques voix d’hommes, répondit :
 
C’est dans la cour du Plat-d’Étain.
 
Et, tout de suite, un tourbillon de coiffes blanches se mit a passer devant la fenêtre avec le claquement des jupons de drap, l’effort des voix essoufflées.
 
– Allons, brigadier !… Allons, Jack !… criait-on.
 
Pour le coup, voilà qui était trop fort !… Très intrigué, le poète poussa la porte, et, au milieu de la poussière que soulevait cette danse folle, la première personne qu’il aperçut, ce fut Jack, le voleur, le futur colon, sautant avec sept ou huit jeunes filles parmi lesquelles une grosse boulotte, joyeuse et rouge, qui entraînait, de toute sa force dans l’animation de la ronde, un joli brigadier aux douanes. Acculé au mur, poursuivi dans tous les coins, un brave homme à cheveux gris, heureux, épanoui, amusé de toute cette joie, essayait de la faire partager à une longue jeune femme pâle qui souriait tristement.
 
Ce qui s’était passé ?
 
Voici :
 
Le lendemain du jour où il avait écrit à la mère de Jack, le directeur d’Indret avait vu entrer chez lui madame Roudic, émue, agitée. Sans prendre garde au froid accueil qu’on lui faisait, sa honte l’ayant dès longtemps habituée au mépris tacite des honnêtes gens, elle refusa la chaise qu’on lui offrait, et toute droite, avec une assurance étonnante pour elle :
 
– Je viens vous dire, monsieur, que l’apprenti n’est pas coupable. Ce n’est pas lui qui a volé la dot de ma belle-fille.
 
Le directeur eut un soubresaut sur son fauteuil :
 
– Pourtant, madame, les preuves sont là.
 
– Quelles preuves ? La plus accablante de toutes, c’est que, mon mari étant absent, Jack restait seul avec nous dans la maison. Eh bien ! monsieur, c’est justement cette preuve que je viens détruire. Il y avait un autre homme que Jack, cette nuit-là, chez nous.
 
– Un homme ! le Nantais ?
 
Elle fit signe : « Oui, le Nantais… »
 
Oh ! qu’elle était pâle !
 
– Alors, c’est le Nantais qui a pris l’argent ?
 
Y eut-il un moment d’hésitation sur cette figure de morte ? En tout cas, sa réponse fut assurée et calme.
 
– Non. Ce n’est pas le Nantais qui a pris l’argent… C’est moi… pour le lui donner.
 
– Malheureuse femme !
 
– Oui ! oui, bien malheureuse. Il disait que c’était seulement pour deux jours, et j’ai attendu tout ce temps-là, devant le désespoir de mon mari, les larmes de Zénaïde, devant l’horrible crainte de voir condamner un innocent… Quel supplice !… Rien ne venait. Alors j’ai écrit un mot : Si demain, à onze heures, je n’ai rien reçu, je me dénonce et vous aussi… Et me voilà.
 
– Vous voilà, vous voilà !… Mais que voulez-vous que je fasse ?
 
– Je veux que vous arrêtiez les vrais coupables, maintenant que vous les connaissez.
 
– Mais votre mari ?… Il en mourra de ce double déshonneur.
 
– Et moi donc ! dit-elle avec une amère fierté. Mourir est ce qu’il y a de plus facile. Ce que je fais est bien autrement douloureux, allez !
 
Elle avait un élan farouche en parlant de la mort.
 
Elle la regardait, l’appelait avec ivresse, comme elle n’avait jamais regardé, appelé son amant.
 
– Si votre mort pouvait réparer la faute, reprit le directeur gravement ; si elle pouvait servir à ravoir la dot de cette pauvre enfant, je comprendrais que vous vouliez mourir… Mais, ici, il n’y a réellement que vous qu’un suicide tirerait d’affaire. La situation resterait la même, aggravée et plus sombre, voilà tout.
 
– Que faire, alors ? dit-elle avec abattement ; et, dans son incertitude, elle redevenait l’ancienne Clarisse, un long corps frêle secoué par un combat trop fort pour lui.
 
– Avant tout, il faut sauver ce qu’on pourra de cet argent. Il en reste peut-être encore.
 
Clarisse secoua la tête. Elle le connaissait, ce terrible joueur. Elle savait comment il s’était emparé de l’argent, qu’il avait presque marché sur elle pour courir à cette cassette, et qu’il avait dû jouer et perdre jusqu’au dernier sou.
 
Le directeur avait sonné. Un surveillant entra, l’ancien gendarme, ennemi spécial de Bélisaire.
 
– Vous allez partir pour Saint-Nazaire, lui commanda son chef. Vous direz au Nantais que j’ai besoin de lui tout de suite. Vous l’attendrez même pour plus de sûreté.
 
– Le Nantais est à Indret, mon directeur. Je viens de le voir sortir de chez madame Roudic. Il ne doit pas être loin, bien sûr.
 
– Alors, c’est bon… Cherchez-le vivement et ramenez-le ici… Surtout, ne l’avertissez pas que vous avez vu madame Roudic dans mon cabinet… Il ne faut pas qu’il se doute…
 
– Compris… dit en clignant de l’œil le perspicace surveillant, qui ne savait le premier mot de ce dont il s’agissait.
 
Il tourna les talons et sortit.
 
Derrière lui, ils restèrent sans parler. Appuyée à l’angle du bureau, Clarisse songeait, muette et farouche ; et le bruit laborieux de l’usine, les plaintes, les sifflements de la vapeur, tantôt suppliants ou menaçants ou plaintifs, accompagnaient bien la tempête de son âme. La porte s’ouvrit allègrement.
 
– Vous m’avez appelé, monsieur le directeur, dit le Nantais d’une voix joyeuse.
 
La présence de Clarisse, sa pâleur, l’air sévère de son chef…
 
Il comprit tout.
 
Elle avait donc tenu parole.
 
Pendant une minute, sa physionomie hardie et brutale fut bouleversée par un égarement fou, l’égarement de l’homme acculé qui tue pour sortir de l’impasse où il tourne sans trouver d’issue ; mais il chancela sous l’effort de cette lutte intérieure et finit par s’affaisser devant le bureau.
 
– Pardon ! murmura-t-il.
 
D’un geste, le directeur le releva :
 
– Épargnez-nous vos supplications et vos larmes. Nous connaissons tout cela. Venons tout de suite au fait… Cette femme a volé son mari et sa fille pour vous. Vous aviez promis de rapporter l’argent dans deux jours.
 
Le Nantais eut un regard éperdu de reconnaissance vers sa maîtresse, qui le sauvait par un mensonge ; mais Clarisse ne le regardait pas, elle. Elle n’était pas tentée de le regarder. Elle l’avait trop bien vu, la nuit du crime.
 
– Où est l’argent ? répéta le directeur.
 
– Voici !… Je l’apportais.
 
Il le rapportait en effet ; mais n’ayant pas trouvé Clarisse chez elle, il le remportait encore plus vite et se sauvait du côté du tripot pour tenter à nouveau la chance. C’était un vrai joueur.
 
Le directeur prit les billets posés sur la table :
 
– Est-ce que tout y est ?
 
– Il manque huit cents francs… dit l’autre en hésitant.
 
– Ah ! oui, je comprends. Une mise de fonds pour la partie de ce soir.
 
– Non, je vous jure. Je les ai perdus. Mais je les rendrai.
 
– C’est inutile. On ne vous demande rien. Les huit cents francs qui manquent, je me charge de les remplacer. Je ne veux pas que cette enfant perde un sou de sa dot. Maintenant, il s’agit d’expliquer à Roudic comment l’argent avait disparu et comment il revient. Mettez-vous là et écrivez.
 
Il réfléchit un moment, pendant que le Nantais s’asseyait au bureau et prenait la plume. Clarisse avait relevé la tête. Elle attendait. C’était sa vie ou sa mort, cette lettre.
 
– Écrivez : Monsieur le directeur, c’est moi qui, dans un moment de folie, ai pris six mille francs dans l’armoire des Roudic…
 
Le Nantais fit un geste pour protester, mais il eut peur de Clarisse et laissa rétablir ainsi les faits dans toute leur vérité logique et cruelle.
 
« Des Roudic… » dit-il en répétant le dernier mot. Le directeur continua :
 
« … Voici l’argent… Je ne puis pas le garder. Il me brûle… Délivrez les malheureux que j’ai laissé soupçonner, et priez mon oncle de m’accorder son pardon. Dites-lui que je quitte l’usine et que je pars sans oser le revoir. Je reviendrai quand, à force de travail et de repentir, j’aurai gagné le droit de serrer la main d’un honnête homme… » Maintenant, la date… et signez…
 
Et voyant qu’il hésitait :
 
– Prenez garde, jeune homme ! Je vous préviens que si vous ne signez pas, je fais arrêter immédiatement cette femme…
 
Le Nantais signa sans rien dire. Le directeur se leva.
 
– À présent, vous pouvez partir… Allez à Guérigny, si vous voulez, et tâchez de vous bien conduire. En tout cas, rappelez-vous que si j’apprends qu’on vous a vu rôder aux environs d’Indret, les gendarmes mettront la main sur vous comme sur un voleur. Votre lettre les y autorise…
 
Le Nantais ébaucha un salut, jeta en passant un regard à Clarisse. Mais le charme était rompu. Elle détourna doucement la tête, bien décidée à ne plus le revoir, à conserver intacte dans sa conscience et son remords l’image affreuse qu’elle avait gardée du voleur infâme de l’autre nuit. Dès qu’il fut sorti, madame Roudic s’approcha du directeur, en joignant les mains avec une expression reconnaissante.
 
– Ne me remerciez pas, madame. C’est pour votre mari, c’est pour épargner à cet honnête homme la plus horrible des tortures que j’ai agi ainsi.
 
– C’est aussi pour mon mari que je vous remercie, monsieur… Je ne pense qu’à lui, et le sacrifice que je vais lui faire en est la preuve.
 
– Quel sacrifice ?
 
– Celui de vivre, quand ce serait si bon de mourir, de dormir pour toujours… Tout était prêt, arrêté dans mon esprit. Il faut que ce soit pour Roudic, allez ! J’ai tant besoin de repos, je suis si lasse !
 
Et, en effet, le miracle de vigueur qui l’avait soutenue pendant cette crise étant fini, son indolence naturelle reparaissait dans un tel affaissement de tout son être, elle avait l’air, en s’en allant un peu courbée, d’être si abattue, si exténuée, que le directeur craignit une catastrophe et lui dit avec douceur :
 
– Allons ! madame, un peu de courage ! Songez que Roudic va avoir un bien grand chagrin tout à l’heure en lisant cette lettre, que ce sera pour lui un coup terrible. Il ne faut pas l’accabler d’un autre malheur plus grand encore et irréparable.
 
– C’est bien ce que je pense, dit-elle ; et elle sortit lentement.
 
Ce fut effectivement un vrai désespoir pour le brave Roudic d’apprendre du directeur même la faute de son neveu. Il fallut tous les transports de joie de Zénaïde retrouvant sa dot, faisant sauter sa cassette, pour calmer un peu dans le cœur de ce brave homme l’étonnement douloureux qu’éprouvent les honnêtes natures devant l’infamie et l’ingratitude. Son premier mot fut : « Ma femme l’aimait tant ! » Et ceux qui l’entendirent se sentirent rougir pour lui de sa cruelle naïveté.
 
Et l’Aztec ? Ah ! le pauvre Aztec eut son jour de gloire. On afficha à toutes les portes des halles un ordre du directeur proclamant bien haut son innocence. Il fut entouré, fêté ; et vous pensez si chez les Roudic on lui en fit des excuses, et des réparations d’honneur, et des protestations d’amitié ! Une seule chose manquait à son bonheur : Bélisaire !
 
La cage à peine ouverte, sitôt qu’on lui avait dit : « vous êtes libre… » le camelot était parti sans rien demander. Tout cela lui paraissait si trouble, la peur d’être repris le talonnait si fort que sa seule pensée était de fuir, de reprendre les routes de toute la vitesse possible à ses pauvres pieds blessés. Jack avait été désolé en apprenant ce départ si prompt. Il aurait voulu s’excuser auprès de ce malheureux, roué de coups pour lui, emprisonné deux jours, et presque ruiné par le désastre de sa marchandise. Ce qui l’affligeait surtout, c’était de penser que sûrement Bélisaire était parti en le croyant coupable, puisqu’il n’avait laissé à personne le temps de le détromper ; et l’idée que ce misérable coureur de grand chemin le prenait pour un voleur mettait une ombre à sa joie.
 
Malgré cela, il avait déjeuné de bon cœur aux fiançailles du brigadier et de Zénaïde, et dansait comme les autres « au son des bouches, » quand d’Argenton fit son entrée. L’apparition du poète, majestueux et ganté de noir, produisit sur la joyeuse assemblée le même effet qu’un émouchet tombant au milieu d’une grande partie de barres d’hirondelles. C’est que, lorsqu’on s’est fait ce qu’on appelle une tête de circonstance, il n’est pas commode de la transformer subitement. L’attitude de d’Argenton le prouva bien. On eut beau lui expliquer que l’argent était retrouvé, l’innocence de Jack reconnue, et qu’en venant à Indret il s’était croisé avec une seconde lettre du directeur destinée à réparer tout le mal qu’avait fait la première ; en vain vit-il tous ces braves gens traiter l’apprenti comme l’enfant de la maison, depuis le père Roudic qui lui tapait amicalement sur l’épaule en l’appelant « Petit gas » jusqu’à Zénaïde qui lui prenait la tête entre ses fortes mains et s’amusait à lui rebrousser vigoureusement les cheveux, en attendant qu’elle pût faire le même manège amical sur la tête du brigadier Mangin ; le poète n’en fut ni moins grave ni moins digne. Il n’en exprima pas moins à Roudic en termes très émus son regret pour le chagrin qu’on lui avait causé, en le priant d’accepter ses excuses et celles de la mère de Jack.
 
– Mais c’est moi qui lui en devrais plutôt des excuses à ce pauvre enfant… criait l’ajusteur.
 
D’Argenton ne l’écoutait pas. Il parlait de l’honneur, du devoir et des impasses terribles où mène la mauvaise conduite. Jack, bien que relativement innocent, avait beaucoup de motifs d’être confus ; il se rappelait sa journée de Nantes, et dans quel état le brigadier Mangin, ici présent, pouvait certifier l’avoir vu. Il rougissait, ne savait quelle contenance garder pendant le sermon du Pontife. Enfin, quand celui-ci eut tenu tous ces braves gens sous le charme de sa parole éloquente, quand il eut discouru pendant une heure, distillant une tristesse lourde, un ennui somnolent auquel le père Roudic aurait fini par succomber :
 
– Vous devez avoir grand’soif depuis le temps que vous parlez, lui dit l’ajusteur très naïvement ; et il fit apporter un pichet de maître cidre avec une galette de blé noir que Zénaïde avait préparée pour le goûter. Et, ma foi ! elle avait si bonne mine, cette galette, la croûte en était si appétissante, si dorée, que le poète atteint, comme on sait, de boulimie, se laissa tenter et lui fit une brèche épouvantable, qui rappelait par ses dimensions celle que le couteau de Bélisaire avait creusée jadis dans le jambon des Aulnettes.
 
Du long discours qu’il venait d’entendre, Jack n’avait retenu qu’une chose, c’est que d’Argenton avait fait un grand voyage pour apporter à Indret l’argent qui devait lui épargner la honte d’aller s’asseoir sur le banc des criminels. Le poète, en effet, ne s’était pas privé, pour sa scène solennelle, de tirer parti des billets de banque contenus dans son portefeuille ; plusieurs fois il avait dit en frappant sur sa poche : « J’apportais l’argent… » Et l’enfant, s’imaginant de bonne foi que d’Argenton avait pris six mille francs sur son avoir tout exprès pour le sauver, commençait à croire qu’il s’était trompé sur le compte de ce personnage antipathique, et que sa froideur, sa répulsion n’étaient qu’apparentes… Jamais il n’avait été si respectueux, si affectueux pour « l’Ennemi, » qui, stupéfait de son côté, ne reconnaissant plus le cheval rétif, se faisait comme toujours un mérite de ce changement, et disait :
 
– Je l’ai maté.
 
Cette pensée, jointe à l’accueil si empressé des Roudic, achevait de le mettre de bonne humeur.
 
Vraiment vous auriez vu le poète et l’apprenti descendre bras dessus bras dessous les rues d’Indret, se promener en causant sur la levée de la Loire, vous les eussiez pris pour deux amis véritables. Jack était si heureux de parler de sa mère, de demander des nouvelles, des détails, de respirer, pour ainsi dire, sa présence sur les traits de celui qu’elle aimait tant. Ah ! s’il avait su qu’elle était si près de lui et que, depuis une heure, d’Argenton, combattu par un reste de pitié et son égoïsme jaloux, se demandait :
 
« Faut-il lui dire qu’elle est là ? »
 
Le fait est qu’en venant pontifier à Indret, le poète ne s’attendait pas à un pareil dénoûment. Certes, il eût été ravi d’amener devant la mère l’enfant coupable, humilié, à qui décemment elle n’eût pu faire aucune caresse ; mais lui conduire ce héros triomphant, ce martyr d’une erreur judiciaire, assister aux effusions, aux attendrissements de ces deux cœurs qui ne voulaient pas cesser de battre l’un pour l’autre, cela, c’était au-dessus de ses forces.
 
Cependant, pour commettre une telle cruauté, pour refuser à Charlotte et à son fils la joie de se revoir après les avoir ainsi rapprochés, il lui fallait des prétextes, des subterfuges, quelque raison ayant une apparence de justice et pouvant surtout se formuler avec de grands mots. Cette raison-là, ce fut Jack qui la lui fournit.
 
Figurez-vous que ce pauvre petit Jack, pris à cette douceur inusitée, eut tout à coup un élan, un besoin de confiance, et s’avisa d’avouer à M. d’Argenton que, décidément, il ne se sentait aucun goût pour l’existence qu’il menait, qu’il ne ferait jamais un bon ouvrier, qu’il était trop seul, trop loin de sa mère, qu’on pourrait peut-être lui trouver une vie plus conforme à ses goûts, plus en rapport avec ses forces… Oh ! ce n’était pas le travail qui lui faisait peur !… Seulement il aurait voulu un travail où les bras eussent moins à faire, et le cerveau un peu plus.
 
En parlant ainsi, Jack serrait la main du poète et la sentait à mesure se détendre, se refroidir, se retirer. Subitement, il retrouva devant lui le visage impassible, le regard bleu-cruel de l’ancien « ennemi. »
 
– Vous me faites beaucoup de peine, Jack, beaucoup de peine ; et votre mère serait désolée si elle vous voyait dans des dispositions pareilles. Vous avez donc oublié ce que je vous ai dit tant de fois : « Il n’y a pas de pires êtres au monde que les rêveurs… Méfions-nous des utopies, des rêvasseries… Ce siècle est un siècle de fer… À l’action, Jack, à l’action ! »
 
Il dut en entendre comme cela pendant une heure, le malheureux enfant, une heure de cette morale autrement glacée, aiguë et pénétrante que la pluie qui tombait en ce moment, autrement sombre que la nuit qui commençait à envelopper le paysage.
 
Or, tandis qu’ils se promenaient de long en large sur la levée, il y avait là-bas, de l’autre côté du fleuve, une femme qui, s’ennuyant d’attendre dans sa chambre d’auberge, était venue sur le quai guetter la barque du passeur d’où allait descendre tout à l’heure cet affreux petit criminel, son enfant bien-aimé qu’elle n’avait pas vu depuis deux ans. Mais d’Argenton le tenait maintenant, son prétexte. Dans les dispositions mauvaises où se trouvait ce garçon-là, la vue de sa mère ne pourrait que l’affadir, lui enlever son restant de courage… Il était plus prudent qu’il ne la vît pas… Charlotte serait assez raisonnable pour le comprendre et faire ce sacrifice à l’intérêt de son fils. « La vie n’est pas un roman, que diable !… »
 
Et c’est ainsi que, bien que séparés seulement par la largeur du fleuve, si près l’un de l’autre qu’en s’appelant un peu fort ils auraient pu s’entendre, Jack et sa mère ne se virent pas, ce soir-là, ni de longtemps encore.