J3.02 - CONVALESCENCE
II
CONVALESCENCE
CONVALESCENCE
Comment Jack, tombé malade à la suite de ce triste voyage, fut prisonnier quinze jours aux Aulnettes, abandonné aux soins du docteur Hirsch qui essayait sur ce nouveau Mâdou son mode de médication par les parfums, comment M. Rivals vint le délivrer, l’emporta chez lui de vive force, le rendit à la vie, à la santé, ce serait peut-être un peu long à raconter, et j’aime mieux vous montrer tout de suite notre ami Jack installé dans un bon fauteuil, à une des fenêtres de la « pharmacie, » avec des livres à portée de sa main et du repos tout autour de lui, un repos rafraîchissant qui vient de l’horizon tranquille, de la maison silencieuse, du pas léger de Cécile mettant dans son inertie juste ce qu’il faut d’activité pour que le convalescent savoure mieux ses longues journées de complète inaction.
Il est si heureux qu’il ne parle même pas, qu’il se contente de tenir ses yeux à moitié ouverts sur cette chère présence, d’écouter l’aiguille de Cécile ou sa plume sur le papier rayé de ses livres de compte.
– Oh ! ce grand-père !… Je suis sûre qu’il m’escamote la moitié de ses visites… Hier encore il s’est coupé deux fois… Il m’a soutenu qu’il n’était pas allé chez les Goudeloup, et puis, la minute d’après, il a dit que la femme était un peu mieux. Vous avez dû remarquer cela, n’est-ce pas, Jack ?
– Mademoiselle ?… dit-il en sursaut.
Il n’a pas entendu, il la regardait, toujours simple, égalé à elle-même, gracieuse sans ces enfantillages voulus, ces sautillements des petites filles qui savent que l’étourderie est une grâce et qui la gâtent par l’affectation. En elle, tout est sérieux, tout est profond. Sa voix résonne dans des espaces de pensées ; son regard absorbe et garde la lumière. On sent que tout ce qui entre dans cette âme, que tout ce qui en sort va loin et vient de loin. Cela est si vrai que les mots, cette monnaie courante, usée, effacée, prennent tout à coup, prononcés par elle, une fraîcheur d’empreinte étonnante, comme il leur arrive quelquefois en musique, lorsqu’ils sont enveloppés dans un accord magique de Haendel ou de Palestrina. Si Cécile disait « mon ami Jack, » il semblait à Jack que personne auparavant ne l’avait appelé ainsi, et quand elle lui disait « adieu » son cœur se serrait comme s’il ne devait jamais la revoir, tellement, avec cette nature réfléchie et sereine, tout prenait un sens définitif. Dans l’état singulier de la convalescence, où l’être faible est si sensible aux influences physiques et morales qu’il frissonne du moindre courant d’air, se réchauffe au moindre rayon, Jack s’impressionnait vivement de tout ce charme.
Oh ! les bonnes, les délicieuses journées passées dans cette maison bénie, et comme autour de lui tout était bien fait pour hâter sa guérison ! La « pharmacie, » grande pièce presque nue, entourée de hauts placards en bois blanc, ornée de rideaux de mousseline, s’ouvrant au midi sur la fin d’une rue de village et l’horizon des champs moissonnés, lui communiquait son calme sain, ses odeurs fortifiantes d’herbes sèches, de plantes cueillies dans la splendeur de leur floraison. Ici, la nature se mettait à la portée du malade, atténuée, adoucie, bienfaisante, et il en respirait le souvenir avec ivresse. Des ruisseaux couraient pour lui dans la senteur des baumes, et la forêt étendait ses arcades de verdure sur le parfum de ces centaurées ramassées au pied de ses grands chênes.
À mesure que les forces lui revenaient, Jack essayait de lire. Il feuilletait les vieux « bouquins » de la bibliothèque, et parmi eux en retrouvait qu’il avait étudiés autrefois et qu’il reprenait maintenant, mieux disposé à les comprendre. Cécile continuait son travail quotidien ; et, le docteur étant toujours dehors, les deux jeunes gens restaient seuls, sous la garde de la petite servante. Il y avait là de quoi faire jaser, et la présence assidue de ce grand garçon auprès de cette belle jeune fille choquait bien des mères prudentes. Certainement, si madame Rivals avait vécu, les choses ne se seraient pas passées ainsi, mais le docteur était un enfant lui-même au milieu de ces deux enfants. Et puis, qui sait ? il avait peut-être son idée aussi, ce brave docteur.
Cependant d’Argenton, informé de l’installation de Jack chez les Rivals, avait pris cela pour une injure personnelle. « Il n’est pas convenable que tu sois là, écrivait Charlotte à son fils. Quel air ça nous donne-t-il dans le pays ?… On dirait que nous n’avons pas de quoi te soigner. C’est comme un reproche que tu nous fais… » Cette première lettre étant restée sans effet, le poète écrivit lui-même, LUI-MÊME : « J’avais envoyé Hirsch pour te guérir, mais tu as préféré la routine idiote de ce médecin de campagne à toute la science de notre ami. Dieu veuille que tu t’en trouves bien ! En tout cas, puisque te voilà sur pieds, je te donne deux jours pour retourner aux Aulnettes ; si dans deux jours tu n’es pas rentré, je te considère comme en révolte ouverte contre mon autorité, et dès ce moment tout sera fini entre nous. À bon entendeur, salut ! »
Enfin, Jack continuant à ne pas bouger, on vit arriver Charlotte. Elle vint avec un grand air de dignité, du chocolat plein son sac pour grignoter pendant la route, et une foule de phrases apprises par cœur, soufflées par son « artiste. » M. Rivals la reçut au rez-de-chaussée, et, sans se laisser intimider par la réserve apparente de la dame, par le pincement de ses lèvres épanouies et l’effort qu’elle faisait pour contenir sa langue exubérante, lui dit tout d’un trait :
– Je dois vous prévenir, madame, que c’est moi qui ai empêché Jack de retourner aux Aulnettes… Il y allait de sa vie… Oui, madame, de sa vie… Votre fils passe par une crise terrible de fatigue, d’épuisement, de croissance. Heureusement, il est encore à l’âge où les tempéraments se reforment, et j’espère bien que le sien résistera à cette rude atteinte, si toutefois vous ne le confiez pas à votre misérable Hirsch, à cet assassin qui l’asphyxiait avec de l’encens, du musc, du benjoin, sous prétexte de le guérir. Vous ne saviez pas cela, j’imagine. J’ai été le reprendre aux Aulnettes, dans des tourbillons de fumée, parmi des aspirateurs, des inhalateurs, des brûle-parfums. J’ai même fait sauter toute cette médecine d’un coup de pied, et le médecin avec, j’en ai peur. À l’heure qu’il est, l’enfant est hors de danger. Laissez-le moi encore quelque temps, je me charge de vous le rendre, plus vigoureux qu’auparavant, et capable de reprendre sa dure existence ; mais si vous le livrez à cet affreux droguiste, je penserai que votre fils vous gêne et que vous avez voulu vous en défaire.
– Oh ! monsieur Rivals, que me dites-vous là ?… Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu ! mon Dieu ! pour mériter une pareille injure ?
Cette dernière question amena naturellement un déluge de larmes, que le docteur sécha aussitôt avec quelques bonnes paroles ; puis Charlotte, rassérénée, monta voir son Jack en train de lire tout seul dans la pharmacie. Elle le trouva embelli, changé, comme s’il eût dépouillé quelque grossière enveloppe, mais épuisé, alangui par l’effort de sa transformation. Elle était très émue. Lui pâlit en la voyant entrer :
– Tu viens me chercher ?
– Mais non… mais non… Tu es trop bien ici, et ce bon docteur qui t’aime tant, que dirait-il si je t’emmenais ?
Pour la première fois de sa vie, Jack pensait qu’on pouvait être heureux loin de sa mère, et le chagrin de partir lui aurait certainement occasionné une rechute. Ils restèrent seuls un moment à causer. Charlotte se laissa aller à quelques confidences. Elle n’avait pas l’air très contente : « Vois-tu ! mon enfant, c’est trop d’agitation vraiment cette vie littéraire. Nous avons maintenant de grandes fêtes tous les mois. Tous les quinze jours des lectures… Ça me donne un tracas… Ma pauvre tête, qui n’est déjà pas bien forte, je ne sais pas comment elle résiste. Le prince japonais de M. Moronval a fait un grand poème, dans sa langue, bien entendu… Voilà qu’IL s’est mis dans l’idée de traduire ça, vers par vers… Alors il prend des leçons de japonais, moi aussi, tu penses ! Et c’est dur… Non, vrai, je commence à croire que la littérature n’est pas mon fait. Il y a des jours où je ne sais plus ce que je fais, ce que je dis. Et cette Revue, qui ne nous rapporte pas un sou, qui n’a pas même un abonné… À propos, tu sais, ce pauvre « bon ami… » Eh bien ! il est mort… Cela m’a fait une peine… Est-ce que tu te souviens de lui ? »
À ce moment, Cécile entra.
– Ah ! mademoiselle Cécile… Comme vous avez grandi… Comme vous êtes belle !
Elle faisait les grands bras, secouait toutes les dentelles de son mantelet pour embrasser la jeune fille. Mais Jack était un peu gêné. D’Argenton, « bon ami, » pour rien au monde il n’eût causé de tout cela devant Cécile ; et plusieurs fois, il détourna le babil oiseux de sa mère qui n’avait pas les mêmes scrupules. C’est que, tout en se sentant très tendre pour Charlotte, il mettait à leur place ces deux amours de sa vie : l’un le protégeait, par l’autre il protégeait ; et il entrait autant de pitié dans sa tendresse filiale qu’il y avait de respect dans son premier élan amoureux.
On voulait retenir madame d’Argenton à dîner ; mais elle trouvait qu’elle était restée bien longtemps, trop longtemps pour l’égoïsme féroce du poète. Aussi, à partir d’une certaine heure jusqu’au départ, elle fut inquiète, préoccupée. Elle forgeait d’avance la petite histoire qu’elle raconterait en arrivant, pour s’excuser.
– Surtout, mon Jack, si tu as à m’écrire, envoie ta lettre poste restante à Paris. Tu comprends, il est très irrité contre toi en ce moment. Il faut que j’aie l’air fâchée, moi aussi. Ne t’étonne pas si tu reçois de moi quelque discours. Il est toujours là quand je t’écris. Souvent même il me dicte… Tiens ! sais-tu ?… Je ferai une croix dans le bas de la lettre qui voudra dire : « Ça ne compte pas. »
Elle avouait ainsi naïvement combien elle était esclavagée ; et ce qui pouvait consoler Jack de cette tyrannie qui opprimait sa mère, c’était de voir cette pauvre insensée s’en aller si gaie, si jeune, avec sa toilette si bien drapée autour d’elle, et son sac de voyage qu’elle portait suspendu à son bras aussi allègrement, aussi légèrement que n’importe quel fardeau qu’il eût convenu à la vie de l’accabler.
Avez-vous regardé quelquefois ces fleurs d’eau dont les longues tiges partent du fond des rivières, montent en s’allongeant, en se recourbant à travers tous les obstacles de la végétation aquatique, pour éclater enfin à la surface en corolles magnifiques, arrondies comme des coupes, embaumées de parfums très doux que l’amertume, la verdeur des flots relève d’un goût un peu sauvage ? Ainsi grandissait l’amour dans le cœur de ces deux enfants. Cet amour venait de bien loin, de leur plus tendre enfance, de ce temps où toute graine jetée porte un germe et la promesse d’une floraison. Chez Cécile, les fleurs divines avaient monté tout droit dans une âme limpide où des regards un peu clairvoyants les auraient facilement découvertes. Chez Jack, elles s’étaient arrêtées dans les vases bourbeuses, parmi des plantes inextricables enroulées autour d’elles comme des liens qui les empêchaient de grandir. Mais enfin elles arrivaient aux régions d’air et de lumière, se redressaient, s’élançaient, montraient presque à la surface leur visage de fleurs, où le mouvement de l’onde passait encore légèrement comme un frisson. Il s’en fallait de peu, de bien peu, pour qu’elles s’épanouissent. Ce fut l’œuvre d’une heure d’amour et de soleil.
– Si vous vouliez, disait un soir M. Rivals aux deux enfants, nous irions tous ensemble demain faire les vendanges au Coudray. Le fermier m’a proposé de nous envoyer sa carriole. Vous vous en iriez tous les deux dès le matin, et moi je vous rejoindrais pour le dîner.
Ils acceptèrent avec joie, On partit par un beau matin de la fin d’octobre, dans un brouillard léger qui semblait s’enlever à chaque tour de roue de la voiture, monter ainsi qu’une gaze, en découvrant un paysage adorable. Sur les champs moissonnés, sur les javelles dorées, sur les plantes maigres, dernier effort de la saison, de longs fils soyeux et blancs flottaient, s’attachaient, traînaient comme des parcelles du brouillard remontant. Cela faisait une nappe d’argent filé tout le long de ces plates étendues que l’automne empreint de tant de grandeur et de solennité. La rivière coulait au bas du grand chemin, bordée de domaines anciens et d’énormes massifs d’arbres rougis par l’été disparu. Une fraîcheur répandue, la légèreté de l’air, aidaient à la bonne humeur des voyageurs secoués sur les rudes banquettes, les pieds dans la paille, et se retenant des deux mains aux côtés de la carriole. Une des filles du fermier conduisait un petit âne gris et têtu qui secouait ses longues oreilles, harcelé par les guêpes très nombreuses à cette époque de l’année où la récolte des fruits éparpille dans l’air de si doux parfums.
Et l’on trottait, l’on trottait. Étiolles, Soisy, défilaient de chaque côté de la route avec ces hasards de point de vue qui sont les bonheurs du voyage. Le pont de Corbeil traversé, à quelques kilomètres de la petite ville, en suivant le bord de l’eau, on entra en pleine vendange.
Sur les coteaux descendant à la Seine, une nuée de travailleurs s’était abattue, cueillant, défeuillant avec ce bruit de grêle que font les vers à soie dans leurs branches de mûriers. Jack et Cécile saisirent chacun un panier d’osier et à l’aventure coururent au travail. Oh ! le joli endroit, le rustique paysage entrevu parmi les ceps, la Seine étroite, tournante, pittoresque, pleine d’îlots toujours verts, quelque chose comme une miniature du Rhin près de Bâle, la chute d’un barrage non loin de là, avec son bruit d’eau, ses tourbillons d’écume, et, sur tout cela, le soleil qui montait dans une brume dorée à côté d’un mince croissant blanc mettant dans cette belle journée, la menace des nuits plus longues et des feux de bonne heure allumés.
En effet, ce jour si beau fut bien court, du moins Jack le trouva bien court. Il ne quitta pas Cécile d’une minute, eut tout le temps devant les yeux son chapeau de paille à bords étroits, sa jupe de percale fleurie, et son panier qu’il emplissait des plus belles grappes soigneusement cueillies, entourées de cette buée fraîche, fragile comme la poussière des papillons, qui fait le grain transparent à la façon d’un verre dépoli. Ils regardaient ensemble cette fleur du fruit ; et quand Jack relevait les yeux, il admirait sur les joues de son amie, au coin de ses tempes, de ses lèvres, un duvet pareil, une poudre aussi fine, une illusion de tous les traits, ce que l’aube, la jeunesse, la solitude, laissent aux grappes qui tiennent à l’arbre et aux cœurs qui n’ont pas encore aimé. Les cheveux de la jeune fille, légers et soulevés par l’air, ajoutaient à cette apparence vaporeuse. Jamais il ne lui avait vu une physionomie aussi épanouie. L’exercice, l’excitation de son joli travail, la gaieté communiquée dans toute la vigne par les appels, les chants, les rires des vendangeurs avaient transformé la tranquille ménagère de M. Rivals : elle redevenait l’enfant qu’elle était, courait sur les pentes, portait son panier sur l’épaule, son bras relevé, son visage si pur attentif à l’équilibre du fardeau, avec cette démarche rythmée que Jack se souvenait d’avoir vue aux femmes bretonnes transportant l’eau sur leur tête à pleines cruches et voulant concilier la hâte de leur allure et la retenue nécessaire à la charge qu’elles soutiennent.
Il vint un moment pourtant dans la journée où la fatigue fit asseoir les deux enfants au bord d’un petit bois fleuri de bruyères roses, tout crépitant de feuilles sèches…
Et alors ?
Eh bien, non, ils ne se dirent rien. Leur amour n’était pas de ceux qui s’avouent et se formulent aussi vite. Ils laissèrent le soir descendre mystérieusement sur le plus beau rêve qu’ils eussent fait de leur vie, enivrant, rapide, parfumé de nature, et auquel un prompt crépuscule d’automne vint donner tout à coup un charme d’intimité en allumant, de place en place sur l’horizon, des fenêtres ou des seuils invisibles qui faisaient penser à des retours dans des logis pleins d’êtres aimés. Comme le vent fraîchissait, Cécile voulut absolument mettre au cou de Jack un capuchon de laine qu’elle avait emporté. La douceur du tissu, sa tiédeur, sa senteur de parure soignée… ce fut comme une caresse qui fit pâlir l’amoureux.
– Qu’avez-vous Jack ?… Vous souffrez ?
– Oh ! non, Cécile !… Jamais je n’ai été si bien !…
Elle lui avait pris la main ; mais quand elle voulut retirer la sienne, il la retint à son tour, et ils restèrent là un moment, silencieux, les doigts enlacés.
Ce fut tout.
Quand ils descendirent à la ferme, le docteur venait d’arriver. On entendait en bas dans la cour sa bonne voix franche et le roulement de la voiture qu’on dételait. La fraîcheur des soirées d’automne a une poésie que Cécile et Jack savourèrent en entrant dans la salle basse où flambait le feu du souper. La nappe grossière, les assiettes à fleurs, le fumet vigoureux d’un repas de paysans, tout contribuait à la rusticité de la fête, terminée au dessert par un écroulement de raisins sur la table, des allées et venues de la salle à la cave et une dégustation générale des crus anciens et nouveaux. Jack, tout occupé de Cécile, qu’on lui avait donnée pour voisine, témoignait un profond dédain pour les bouteilles poussiéreuses arrivant du cellier. Le docteur, au contraire, appréciait fort cette bonne habitude des repas de vendanges ; il l’appréciait même tellement que sa petite-fille se leva sans bruit, fit atteler, s’enveloppa de son manteau, et que le brave père Rivals, en la voyant toute prête, sortit de table, monta en voiture, prit les guides de sa bête, laissant son verre à moitié plein sur la table, au grand scandale des convives.
Ils s’en revinrent tous trois, comme autrefois, par la solitude de la campagne, un peu plus serrés seulement dans le cabriolet qui n’avait pas grandi, lui, et qui faisait maintenant sur les chemins une petite sonnerie de ressorts usés jusqu’à l’âme. Ce bruit n’ôtait rien du reste au charme de la course que les étoiles, si nombreuses en automne, suivaient de haut comme une pluie d’or suspendue dans l’air vif. On longeait des murs de parcs débordant de branches frôleuses, terminés le plus souvent par quelque petit pavillon mystérieux, toutes persiennes closes, comme s’il eût enfermé le passé dans son ombre ; de l’autre côté on avait la Seine, où les maisons d’éclusiers étaient seules éclairées et où glissaient avec lenteur, confiés au courant, de longs trains de bois, des chalands, dont les feux allumés à l’avant et à l’arrière brûlaient silencieusement reflétés par le flot.
– Tu n’a pas froid, Jack ?… disait le docteur.
Comment aurait-il eu froid ? Le grand châle de Cécile le touchait de ses franges, et puis il y avait tant de soleil dans ses souvenirs…
Hélas ! pourquoi faut-il un lendemain à ces journées merveilleuses ? Pourquoi faut-il que la vie vous reprenne au rêve ? Jack savait maintenant qu’il aimait Cécile, mais il sentait encore que son amour le destinait à toutes les souffrances. Elle était trop haut pour lui, et quoiqu’il eût bien changé en vivant à ses côtés, quoiqu’il eût dépouillé un peu de sa rude écorce, il se sentait indigne de la jolie fée qui l’avait transformé. L’idée seule que la jeune fille avait pu deviner sa passion le gênait auprès d’elle. D’ailleurs la santé lui revenait, et il commençait à se sentir honteux de ses longues heures d’inaction dans la « pharmacie. » Cécile était si vaillante, si travailleuse ! Que penserait-elle de lui, s’il continuait à rester là ? Coûte que coûte, il fallait partir.
Un matin, il entra chez M. Rivals pour le remercier et lui faire part de sa résolution :
– Tu as raison, lui dit le bonhomme ; te voilà fort, bien portant, il faut travailler… Avec le livret que tu as, tu auras vite trouvé de l’ouvrage.
Il y eut un moment de silence. Jack se sentait très ému, et aussi un peu gêné par la singulière attention avec laquelle M. Rivals le regardait.
– Tu n’as pas quelque chose à me dire ?… lui demanda le docteur tout à coup.
Jack rougissant, décontenancé, répondit :
– Mais non, monsieur Rivals.
– Ah !… Je croyais pourtant que quand on était amoureux d’une brave enfant qui n’a plus pour parent qu’un vieux bonhomme de grand-père, c’était à lui qu’on devait la demander.
Jack, sans répondre, cacha sa figure dans ses mains.
– Pourquoi pleures-tu, Jack ? Tu vois bien que tes affaires ne vont déjà pas si mal, puisque c’est moi le premier qui t’en parle.
– Oh ! monsieur Rivals, est-ce possible ? Un misérable ouvrier comme moi !
– Travaille à ne plus l’être… On peut sortir de là. Je te dirai comment, si tu veux.
– Mais ce n’est pas tout… ce n’est pas tout. Vous ne savez pas le plus terrible. Je suis… je suis…
– Oui, je sais, tu es bâtard, dit le docteur, très calme… Eh bien ! elle aussi… bâtarde, et quelque chose encore de plus triste que cela… Approche-toi, mon enfant, et écoute.