J3.05 - JACK EN MENAGE
V
JACK EN MÉNAGE
JACK EN MÉNAGE
C’est un matin d’été, à Ménilmontant, dans le petit logement de la rue des Panoyaux. Le camelot et son camarade sont déjà levés, bien qu’il fasse à peine jour. L’un va et vient en clopinant, avec le moins de bruit possible, range, balaye, cire les souliers ; et c’est miracle de voir comment cet être d’aspect balourd est adroit, léger, attentif à ne pas déranger son vaillant compagnon établi devant la croisée ouverte, sous un ciel matinal du mois de juin, un ciel d’un bleu tendre cendré de rose, que la grande cour faubourienne découpe à la hauteur de ses mille cheminées. Quand Jack quitte son livre des yeux, il aperçoit en face de lui le toit en zinc d’une grande fabrique de métallurgie. Tout à l’heure, lorsque le soleil donnera dessus, ce sera là un miroir terrible, d’une réverbération insupportable. En ce moment, la lumière naissante s’y reflète en teintes vagues et douces, si bien que la haute cheminée établie au milieu du bâtiment, consolidée de longs cordages qui vont rejoindre les toits voisins, semble le mât de quelque navire voguant sur une eau luisante et lourde. En bas, les coqs chantent dans ces poulaillers que les commerçants des faubourgs installent en un coin de hangar ou de jardin. On n’entend pas d’autre bruit jusqu’à cinq heures. Tout à coup, un cri retentit :
– « Ma’me Jacob, ma’me Mathieu, v’là le pain ! »
C’est la voisine de Jack qui commence sa tournée. Son tablier rempli de pains de toutes les grandeurs, embaumés, encore chauds, elle s’en va par les couloirs, les escaliers, et, dans l’angle des portes où les boîtes à lait sont pendues, pose le pain tout debout en appelant par leur nom ses pratiques à qui elle sert de réveille-matin ; car elle est toujours la première levée dans le faubourg.
– « V’là le pain ! »
C’est le cri de la vie, l’appel éloquent et irrésistible. Voilà le réconfort de la journée, le pain terrible à gagner, qui fait la maison joyeuse, la table animée. Il en faut dans le bissac du père, dans le petit panier d’école de l’enfant, pour le café du matin et pour la soupe du soir.
– « V’là le pain ! v’là le pain ! »
Les tailles de bois crient sous le long couteau de la porteuse. Encore une coche, encore une dette, et des heures de travail engagées bien avant d’être accomplies. N’importe ! aucun moment de la journée ne donnera la sensation de celui-ci. C’est le réveil avec son appétit immédiat, son instinct animal, la bouche ouverte aussitôt que les yeux. Aussi, à l’appel de madame Weber, qui monte, qui descend, qu’on peut suivre à tous les étages, la maison s’éveille, des portes battent, des dégringolades joyeuses retentissent par les escaliers, les enfants poussent des cris de triomphe et remontent en portant dans leurs bras une miche plus grosse qu’eux, avec ce mouvement d’Harpagon serrant sa cassette, que vous verrez à tous les pauvres gens sortant de chez le boulanger, et qui donne une fière idée de ce que c’est que le pain.
Bientôt tout le monde est sur pied. En face de Jack, de l’autre côté de la fabrique, des fenêtres s’entrouvrent, des quantités de fenêtres, toutes celles dont il aperçoit la lumière à la nuit et qui lui laissent voir à cette heure le mystère de cette pauvreté laborieuse. À l’une, une femme triste vient s’asseoir, manœuvrant une machine à coudre, aidée de sa fillette, qui lui tend un à un les morceaux d’étoffe. À l’autre, une jeune fille, déjà coiffée, sans doute quelque employée de magasin, se penche pour couper le pain de son mince déjeuner, de peur de répandre des miettes dans sa chambre balayée à l’aube. Plus loin, c’est un châssis de mansarde où bat un petit miroir suspendu, et qui, sitôt le soleil levé, s’abrite d’un grand rideau rouge, à cause de la terrible réverbération du zinc. Tous ces logis de pauvres s’ouvrent sur le revers d’une énorme maison, sur ce côté où tournent les étages, où s’écoutent les eaux ménagères, où serpentent les lézardes de la bâtisse, les conduits de ses cheminées. C’est noir, c’est laid. Mais l’étudiant ne s’en attriste pas. Une seule chose le touche, c’est d’entendre la voix d’une vieille femme jetant chaque jour et sur le même ton dans l’air matinal encore vide des bruits de la rue, cette phrase toujours semblable et navrante comme une plainte : « Les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil doivent être bien heureuses ! » À qui dit-elle cela, la pauvre vieille ? À personne, à tout le monde, à elle-même, peut-être au serin dont elle accroche à sa persienne la cage parée de verdure fraîche, peut-être aux pots de fleurs alignés devant sa croisée. Jack est bien de son avis, et volontiers il formulerait avec elle son regret lamentable ; car sa première pensée s’en va toujours, courageuse et tendre, vers une tranquille rue de village, vers la petite porte verte où ces mots sont tracés sur une plaque : « Sonnette du médecin. » Or, pendant qu’il est là, rêvant, oubliant une minute sa besogne enragée, le frôlement d’une robe de soie se fait entendre dans le couloir, la clef tourmente la serrure.
– À droite ! dit Bélisaire, en train de faire le café.
La clef tourne à gauche.
– À droite, donc !
La clef tourne de plus en plus à gauche. Le camelot, impatienté, va ouvrir, sa cafetière à la main, et Charlotte se précipite dans la chambre. Bélisaire, stupéfait de cette invasion de volants, de plumes, de dentelles, fait de grandes révérences, sautille sur ses jambes cagneuses, frotte le carreau avec enthousiasme, pendant que la mère de Jack, qui ne reconnaît pas l’être hirsute et mal peigné qu’elle a devant elle, s’excuse et recule vers la porte :
– Pardon, monsieur !… je me trompais.
Au son de cette voix, Jack a levé la tête, et s’élance :
– Mais non, maman… tu ne te trompes pas.
– Ah ! mon Jack, mon Jack !
Elle se jette à son cou, se réfugie entre ses bras.
– Sauve-moi, Jack, défends-moi… Cet homme, ce misérable à qui j’ai tout donné, tout sacrifié, ma vie, celle de mon enfant ! il m’a battue, oui, il vient de me battre… Ce matin, quand il est rentré, après deux nuits passées dehors, j’ai voulu lui faire quelques observations. C’était mon droit, je pense… Alors le misérable s’est mis dans une colère affreuse, et il a levé la main sur moi, sur moi, sur m…
La fin de sa phrase se perd dans une explosion de larmes, de sanglots effrayants. Dès les premiers mots de la malheureuse femme, Bélisaire s’est retiré discrètement, en refermant la porte sur cette scène de famille. Jack, debout devant sa mère, la regarde, plein de terreur et de pitié. Comme elle est changée, comme elle est pâle ! Dans la jeunesse du jour et le soleil levant dont la petite chambre est inondée, les marques du temps paraissent plus creuses sur son visage, et des cheveux blancs, qu’elle n’a pas pris la peine de cacher, brillent sur ses tempes éclaircies. Sans songer à essuyer ses larmes, elle parle avec volubilité, raconte tous ses griefs contre l’homme qu’elle vient de quitter, sans ordre, au hasard, car il y en a tant qui se pressent sur ses lèvres et la font bégayer :
– Oh ! que j’ai souffert, mon Jack, depuis dix ans ! Comme il m’a blessée, déchirée !… C’est un monstre, je te dis… Il passe sa vie au café, dans des brasseries où il y a des femmes. C’est là qu’ils font leur journal maintenant. Aussi, il est bien fait !… Le dernier numéro était d’un creux !… Tu sais ! quand il est venu à Indret pour apporter l’argent, j’étais là, moi aussi, dans le village en face, et j’avais bien envie de te voir, va ! Mais monsieur n’a pas voulu. Faut-il être méchant, dis ! Il te déteste tant, il t’en veut tellement de te passer de lui ! C’est cela surtout qu’il ne te pardonne pas. Et pourtant il nous l’a assez reproché le pain que tu mangeais chez lui. Il est si rat !… Veux-tu que je te dise encore une chose qu’il t’a faite ? Jamais je n’aurais voulu t’en parler. Mais aujourd’hui, tout déborde. Eh bien ! j’avais dix mille francs pour toi que « Bon ami » m’avait donnés au moment de cette affaire d’Indret. Il les a mis dans sa Revue, oui, mon cher, dans sa Revue !… Oh ! je sais bien qu’il pensait leur faire rapporter de gros intérêts, mais les dix mille francs ont été engloutis avec tant d’autres ; et quand je lui ai demandé s’il ne t’en tiendrait pas compte, car enfin, dans ta position, cet argent-là aurait pu te rendre bien service, sais-tu ce qu’il a fait ? Il a dressé une longue liste de tout ce qu’il a dépensé pour toi dans le temps, pour ton entretien, ta nourriture à Étiolles, chez Roudic. Il y en a pour quinze mille francs. Mais, comme il dit, il n’exige pas d’autre restitution. C’est généreux, hein !… Pourtant j’avais tout supporté, ses injustices, ses méchancetés, les fureurs qui le prenaient à cause de toi, l’indigne façon dont il parlait avec ses amis de cette affaire d’Indret, comme si ton innocence n’avait pas été reconnue, proclamée, oui, même cela je le souffrais, parce qu’enfin tout ce qu’ils pouvaient dire ne m’empêchait pas de t’aimer, de penser à toi cent fois dans le jour. Mais me laisser deux nuits de suite dans tous les tourments de l’attente, de la jalousie, me préférer je ne sais quelle fille de théâtre, quelle femme perdue du faubourg Saint-Germain (il paraît qu’elles sont comme des enragées après lui, toutes ces comtesses), accueillir mes reproches avec des airs dédaigneux, des haussements d’épaules, et dans un accès de colère oser me frapper, moi, moi, Ida de Barancy ! C’était trop pour ma fierté, pour mon amour-propre. Je me suis habillée, j’ai mis mon chapeau. Puis je me suis plantée en face de lui, et je lui ai dit ceci : « Regardez-moi bien, monsieur d’Argenton, c’est la dernière fois de votre vie que vous me verrez. Je vous quitte. Je vais avec mon enfant. Je vous souhaite de trouver une autre Charlotte ; moi, j’en ai assez. » Alors je suis partie, et me voilà.
Jack l’avait écoutée jusqu’au bout sans l’interrompre, pâlissant seulement à chaque révélation d’infamie, et si honteux pour elle de tout ce qu’elle racontait, qu’il n’osait pas la regarder. Quand elle eut fini, il lui prit la main, et avec beaucoup de douceur, de tendresse, beaucoup de gravité aussi :
– Je te remercie d’être venue, ma mère… Une seule chose manquait à mon bonheur, à la dignité de ma vie, c’était toi. À présent te voilà, je te tiens, je te possède, c’est tout ce que je pouvais désirer. Seulement, prends garde, je ne te laisserai plus partir.
– Partir, moi ! retourner près de cet homme !… Non, mon Jack ! Avec toi, toujours avec toi, rien que nous deux… Tu sais ce que je t’avais dit qu’un jour viendrait où j’aurais besoin de toi. Il est arrivé, ce jour là, et je te le jure.
Sous les caresses de son fils, son émoi se dissipait peu à peu, s’éloignait en de grands soupirs, comme en ont les enfants qui ont beaucoup pleuré : « Tu vas voir, mon Jack, quelle belle vie nous allons mener. C’est que je te dois tout un arriéré de soins et de tendresses. Je vais m’acquitter, n’aie pas peur. Te dire comme je me sens libre, comme je respire ! Tiens ! ta chambre est bien étroite, bien nue, bien affreuse, un vrai chenil. Eh bien ! depuis que je suis là, il me semble que je suis entrée dans un paradis. »
Cette appréciation un peu légère de son logement, que Bélisaire et lui trouvaient magnifique, donna à Jack certaines inquiétudes pour l’avenir ; mais il n’avait pas le temps de s’y arrêter. Il lui restait à peine une demi-heure avant d’aller à l’atelier, et il fallait décider, installer tant de choses qu’il ne savait par où commencer. Il alla d’abord consulter le camelot qui continuait à arpenter patiemment le corridor et qui l’eût arpenté jusqu’au soir sans frapper une seule fois pour voir si l’explication était finie.
– Voici ce qui m’arrive, Bélisaire. Ma mère vient vivre avec moi. Comment allons-nous nous arranger ?
Bélisaire tressaillit à cette pensée qui lui vint tout de suite : « Il ne pourra plus être le camarade. Voilà le mariage encore renvoyé. » Mais il ne laissa rien voir de son désappointement et ne songea qu’à tirer son ami d’embarras. Il fut convenu que leur logement étant ce qu’il y avait de mieux sur le palier, Jack l’occuperait avec sa mère, que le camelot mettrait ses casquettes et ses chapeaux chez madame Weber et chercherait pour lui un cabinet dans la maison.
– Ce n’est rien du tout, rien du tout… disait le pauvre garçon en essayant de prendre un air dégagé. Ils rentrèrent. Jack présenta à sa mère son ami Bélisaire qui, maintenant, se rappelait très bien la belle dame des Aulnettes ; et, pour cette journée d’installation, le camelot se mit au service d’Ida de Barancy, car il n’était plus question de Charlotte. Il s’agissait de louer un lit, deux chaises, une toilette. Jack prit dans un tiroir où il mettait ses économies trois ou quatre louis qu’il donna à sa mère.
– Tu sais ! maman, si la cuisine t’ennuie, madame Weber, en rentrant s’occupera du dîner.
– Non pas, certes. C’est moi que cela regarde. M. Bélisaire m’indiquera seulement les marchands. Je veux être ta ménagère, ne rien déranger dans ta vie. Tu verras le bon petit dîner que je vais te faire, puisque tu es trop loin de l’atelier pour venir déjeuner. Tout sera prêt quand tu rentreras.
Elle avait déjà quitté son châle, retroussé ses manches et sa traîne pour se mettre à l’ouvrage. Jack, enchanté de la voir si résolue, l’embrassa de tout son cœur et partit plus joyeux qu’il ne l’avait jamais été. Avec quel courage il travailla ce jour-là, en songeant aux devoirs multiples dont il allait se trouver chargé ! La situation pénible de sa mère l’avait tant de fois préoccupé, depuis ses projets de mariage. Cette pensée lui gâtait ses joies, ses espérances. Jusqu’où cet homme la ferait-il descendre ? À quoi était-elle destinée ? Une honte lui venait parfois de donner pour belle-mère à sa chère Cécile cette déclassée que d’autres que son fils trouveraient sans doute méprisable. Dorénavant, tout était changé. Ida reconquise, protégée par l’amour le plus attentif, le plus tendre, allait devenir digne de celle qu’elle appellerait un jour « ma fille. » Il semblait à Jack que, par ce seul événement, la distance diminuait entre sa fiancée et lui, et dans sa joie, il maniait le lourd balancier de l’usine Eyssendeck d’un tel élan, que les compagnons le remarquèrent :
– Regarde donc l’Aristo, là-haut, comme il a l’air content !… Faut croire que les affaires vont bien avec ta payse, eh ! l’Aristo.
– Ma foi ! oui… disait Jack en riant.
Toute la journée il ne fit que rire. Mais voici qu’après le travail, tandis qu’il remontait la rue Oberkampf, une peur le prit. Allait-il retrouver, dans sa chambre, celle qui y était venue si précipitamment ? Il savait avec quelle promptitude Ida attachait des ailes à tous ses caprices ; et puis la passion dégradante que cette faible créature avait toujours eue pour sa chaîne, lui laissait craindre qu’elle n’eût senti la tentation de la renouer sitôt après l’avoir rompue. Aussi arpenta-t-il vivement la distance ; mais, dès l’escalier, sa crainte cessa. Parmi les grincements de la maison ouvrière, une voix fraîche montait en roulades éclatantes, filant des sons comme un chardonneret captif dans une cage nouvelle. Jack la connaissait bien, cette voix sonore.
Au premier pas qu’il fit dans son « chenil, » il s’arrêta stupéfait. Nettoyée de fond en comble, débarrassée de la cargaison de Bélisaire, ornée d’un beau lit, d’une toilette, loués par Ida, la chambre était agrandie, transformée. De gros bouquets achetés aux petites voitures de la rue se dressaient partout dans des vases, et une table servie étalait ses gaietés de linge blanc et de vaisselle commune, chargée d’un beau pâté et de deux bouteilles de vin cacheté. Ida elle-même se ressemblait à peine, en jupon brodé, en camisole claire, un petit bonnet jeté sur ses cheveux bouffants, et là-dessus l’épanouissement d’une physionomie de jolie femme, consolée, reposée, gazouillante.
– Eh bien ! qu’en dis-tu ? cria-t-elle en courant au devant de lui, les bras ouverts.
Il l’embrassa.
– C’est superbe !
– Crois-tu que j’ai eu vite arrangé cela ? Il faut dire que Bel m’a bien aidé… Quel garçon complaisant !
– Qui donc ? Bélisaire ?
– Mais oui, mon petit Bel, et puis madame Weber aussi.
– Oh ! oh ! je vois que vous êtes déjà de grands amis.
– Je crois bien ! Ils sont si gentils, si prévenants ! Je les ai invités à dîner avec nous.
– Diable !… Et la vaisselle ?
– Tu vois, j’en ai acheté un peu, très peu. Le ménage d’à côté m’a prêté quelques couverts. Ils sont très complaisants aussi, ces petits Levindré.
Jack, qui ne se savait pas des voisins si obligeants, ouvrait des yeux étonnés.
– Mais ce n’est pas tout, mon Jack… Tu n’as pas vu ce pâté. Je suis allée le chercher place de la Bourse, à un endroit que je connais, où on les vend quinze sous de moins que partout ailleurs. Par exemple, c’est loin. En revenant, je n’en pouvais plus. J’ai été obligée de prendre une voiture.
C’était elle tout entière. Une voiture de deux francs pour économiser quinze sous ! Du reste, on voyait qu’elle connaissait les bons endroits. Les petits pains venaient de la boulangerie Viennoise, le café et le dessert du Palais-Royal.
Jack l’écoutait avec stupeur. Elle s’en aperçut, et naïvement demanda :
– J’ai peut-être un peu trop dépensé, n’est-ce pas ?
– Mais… non…
– Si, si, je le vois bien à ton air. Mais que veux-tu ? Ça manquait d’un tas de choses ici ; et puis, on ne se retrouve pas tous les jours. D’ailleurs, tu vas voir si je suis disposée à être raisonnable…
Elle tira de la commode un long cahier vert qu’elle agita d’un air triomphant.
– Regarde-moi ce beau livre de dépense que j’ai acheté chez madame Lévêque.
– Lévêque, Levindré !… Ah çà ! tu connais donc tout le monde dans le quartier ?
– Dam ! oui, Lévêque, le papetier d’à côté. Une bonne vieille dame qui tient aussi un cabinet de lecture. C’est très commode, car enfin il faut suivre le mouvement littéraire… En attendant, j’ai toujours pris un livre de dépense. C’était indispensable, vois-tu, mon enfant. Dans une maison un peu régulière, on ne peut pas marcher sans cela. Ce soir, après dîner, si tu veux, nous ferons nos petits comptes. Tu vois, tout est écrit.
– Oh ! alors, si tout est écrit…
Ils furent interrompus par l’arrivée de Bélisaire, de madame Weber et de l’enfant à grosse tête. Rien de plus comique que la familiarité protectrice avec laquelle Ida de Barancy parlait à ses nouveaux amis :
– Dites donc, mon petit Bel, sans vous commander… Madame Weber, fermez la porte ; le petit vient d’éternuer.
Et des grands airs, une dignité de reine aimable, des façons condescendantes de traiter ces pauvres gens, de les mettre à l’aise. À l’aise, madame Weber s’y trouvait complètement. C’était une brave femme qui ne s’intimidait pas, ayant la conscience de son petit métier et de la vigueur de ses bras. Le jeune Weber ne ressentait pas non plus la moindre gêne à se bourrer de croûte de pâté. Bélisaire seul manquait un peu d’entrain, et il y avait bien de quoi. Se croire à quinze jours du bonheur, avoir sa félicité à portée de sa main, et voir tout s’éloigner dans les « peut-être » de l’avenir, c’est terrible ! De temps en temps, il tournait un œil lamentable vers madame Weber qui semblait supporter cette perte du camarade assez tranquillement, ou vers Jack enchanté, s’occupant à servir sa mère avec des attentions d’amoureux. Ah ! l’on peut bien dire que les événements de ce monde ressemblent à ces balançoires que les enfants établissent sur une pièce de bois et qui n’élèvent un des joueurs qu’à la condition de faire sentir à l’autre toutes les duretés, toutes les aspérités du sol. Jack montait vers la lumière, tandis que son pauvre compagnon redescendait de tous ses rêves vers l’implacable réalité. Pour commencer, lui qui se trouvait si bien dans son logement, qui en était fier, il allait habiter désormais une espèce de serre-bois ouvert dans le mur de l’escalier, aéré seulement par un vasistas. Il n’y avait pas d’autre chambre libre à l’étage, et Bélisaire, à aucun prix, ne se serait éloigné de madame Weber seulement de quelques marches. Cet être-là s’appelait Bélisaire ; mais il s’appelait aussi Résignation, Bonté, Dévouement, Patience. Il avait ainsi une foule de noms très nobles, qu’il ne portait pas, dont il ne se vantait jamais, mais que devinaient peu à peu ceux qui vivaient près de lui.
Leurs invités partis, quand Jack et sa mère restèrent seuls, elle fut très étonnée de le voir débarrasser la table bien vite et poser de gros livres de classe dessus.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Tu vois, je travaille.
– À quoi donc ?
– Mais c’est vrai… Tu ne sais pas encore.
Alors il lui apprit le secret de son cœur, et la double vie qu’il menait, avec quelle splendide espérance au bout. Jusqu’ici il ne lui en avait jamais parlé. Il connaissait trop bien cette tête à l’évent, pleine de lacunes et de fentes, pour lui confier ses projets de bonheur. Il craignait trop la révélation qu’elle n’aurait pas manqué de faire à d’Argenton ; et l’idée que son rêve d’amour traînerait dans cette maison où il ne se connaissait que des haines, le révoltait, lui faisait peur. Il se méfiait du poète, de son entourage, et son bonheur lui aurait semblé compromis entre leurs mains. Mais à présent que sa mère était revenue à lui, à présent qu’il la tenait enfin, indépendante et seule, il pouvait lui parler de Cécile, se donner cette joie suprême. Jack raconta donc son amour avec l’ivresse, la fougue de ses beaux vingt ans, l’éloquence qu’il trouvait dans la sincérité de sa parole et dans cette maturité d’impressions qu’il devait à ses souffrances passées. Hélas ! sa mère ne le comprenait pas. Tout ce qu’il y avait de grand, de sérieux, dans l’affection de ce déshérité lui échappait. Quoique très sentimentale, l’amour n’avait pas la même signification pour elle que pour lui. En l’écoutant, elle était émue comme à un troisième acte du Gymnase, quand l’ingénue, en robe blanche, en tablier à bretelles roses, écoute la déclaration de l’amoureux frisé au fer, en veston. Elle se pâmait d’aise, le cou tendu, les mains ouvertes, doucement chatouillée par cette passion ingénue qui la faisait sourire : « Oh ! que c’est gentil, que c’est gentil ! disait-elle tout le temps ; comme vous devez être mignons tous les deux ! ça fait penser à Paul et Virginie. » Mais ce qui la frappait surtout c’était ce que l’histoire de Cécile avait d’imprévu, de compliqué, d’anormal. Elle interrompait Jack à chaque instant : « Tu sais que c’est un roman, un vrai roman… On en ferait une machine épatante. » « Machine épatante, » elle avait comme cela une foule de mots rapportés du milieu intellectuel. Heureusement qu’il y a des grâces d’état pour les amoureux parlant de leur passion, et que dans les réponses qu’on leur fait, ils n’écoutent en général que l’écho de leur propre parole. Jack savourait tous ses bons souvenirs, ses transes passées, ses projets, ses rêves, sans entendre les interruptions saugrenues de sa mère, sans s’apercevoir que, pour elle, toute cette histoire se résumait en une impression banale comme un refrain de romance, et légèrement apitoyée sur les naïvetés bêtasses de deux petits amoureux si innocents.