J3.10 - LE PARVIS NOTRE-DAME

 

X

LE PARVIS NOTRE-DAME

     Il y avait, ce soir-là, une grande réunion littéraire au quai des Augustins, à côté de l’Institut, chez le rédacteur en chef de la Revue des Races futures. Le ban et l’arrière-ban des Ratés se trouvaient convoqués à cette fête, donnée pour le retour de Charlotte, et que d’Argenton devait solenniser encore par la lecture de son grand poème des Ruptures, enfin terminé. D’étranges circonstances avaient marqué l’éclosion de cette œuvre magistrale. Charlotte rentrée au bercail, comment continuer à déplorer l’absence de l’ingrate, à décrire les souffrances de l’amant abandonné ? Il y avait là un écueil de ridicule ; et c’était vraiment dommage, jamais l’inspiration du poète ne s’étant montrée plus abondante ni plus soutenue. Après quelques jours d’hésitation, il avait pris son parti bravement.
 
– Ma foi, tant pis !… Je continuerai… L’œuvre d’art ne doit pas être livrée au hasard des circonstances.
 
Et ç’avait été un spectacle du plus haut comique, ce poète se lamentant du départ de sa maîtresse en présence de la maîtresse elle-même, qui s’entendait traiter de « méchante, » d’« infidèle, » de « chère absente, » et consignait toutes ces belles épithètes de sa propre écriture sur un cahier noué de faveurs roses. Le poème fini, d’Argenton avait voulu le lire à sa bande, moins par vanité d’artiste que par gloriole d’amant, pour apprendre à tous les Ratés que son esclave était revenue et qu’il la tenait bien, cette fois. Jamais le petit appartement du quatrième n’avait encore vu une soirée si somptueuse, un luxe pareil de fleurs, de tentures, de rafraîchissements ; jusqu’à la toilette de la chère absente, toute blanche, semée de violettes pâles, qui se trouvait bien en harmonie avec le rôle muet qu’elle allait jouer pendant la lecture. On ne se serait pas douté, en entrant là, que des embarras d’argent rôdaient sur toutes ces splendeurs, comme d’invisibles toiles d’araignées tendues sur des ailes de papillons. Rien de plus vrai pourtant. La Revue en était à ses derniers jours, diminuait de format à chaque numéro, et ne paraissait plus qu’à de lointains intervalles, de plus en plus intermittents. D’Argenton, après y avoir englouti la moitié de son héritage, songeait à la vendre. C’est même cette situation lamentable, jointe à quelques « crises » habilement ménagées, qui avaient pour toujours rendu à son « artiste » cette folle de Charlotte. Il n’avait eu qu’à se poser devant elle comme le grand homme vaincu, exténué, abandonné de tous, doutant d’une étoile incertaine, autrefois entrevue, pour qu’elle lui fît des serments solennels :
 
– Maintenant je suis à toi… À toi pour toujours.
 
Au fond, ce d’Argenton n’était qu’un sot et un poseur ; mais on peut dire qu’il jouait de cette femme supérieurement et qu’il savait tirer de l’instrument banal des effets miraculeux. Si vous saviez de quels regards elle le couvait à cette soirée, comme elle le trouvait séduisant, maladif, génial, aussi beau que douze ans auparavant, quand il lui était apparu sous les globes opalisés du salon Moronval, encore plus beau peut-être, car le milieu était différent, plus confortable, plus riche, et l’auréole de son poète augmentée de nombreux rayons ! Du reste le même entourage, le même personnel immuable. Voici Labassindre en velours vert-bouteille avec les bottes montantes de Faust, et le docteur Hirsch étoilé de taches chimiques, et Moronval en habit noir, blanc aux coutures, en cravate blanche, très noire aux plis, puis les « petits pays chauds, » l’éternel Égyptien à la peau tendue, le Japonais couleur safran, et le neveu de Berzelius, et l’homme qui a lu Proudhon. Voici tout le défilé grotesque, hâve, maigre, famélique, mais toujours plein d’illusions, avec des mains fiévreuses et de pauvres yeux sans cils, brûlés à contempler les astres. On dirait une troupe de pèlerins d’Orient en marche vers quelque Mecque inconnue dont la lampe d’or fuit tout le temps derrière l’horizon. Depuis douze ans que nous les connaissons, ces malheureux Ratés, quelques-uns sont tombés en route ; mais du pavé de Paris il s’est levé d’autres fanatiques pour remplacer les morts et resserrer les rangs. Rien ne les décourage, ni les déceptions, ni les maladies, ni le froid, ni la chaleur, ni la famine. Ils vont, ils se hâtent. Ils n’arriveront jamais. Au milieu d’eux, d’Argenton mieux nourri, bien vêtu, ressemblait à un riche hadji cheminant parmi les pouilleux, avec son harem, ses pipes, ses richesses. Et ce qui ajoutait à son rayonnement, ce soir-là, c’était sa vanité satisfaite, la conscience sereine du triomphe.
 
Pendant la lecture du poème, Charlotte, assise sur le divan, dans une attitude qui voulait être indifférente, rougissait aux allusions qui passaient dans chaque strophe, entortillées de voiles transparents, comme de mystérieuses coquettes enchantées d’être reconnues. Tout autour, des femmes de Ratés se courbaient humbles et flatteuses, et parmi elles la petite madame Moronval qui, assise, paraissait très grande à cause de l’incommensurable hauteur de son front et de son menton, s’essuyait les yeux à chaque instant pour montrer son émotion. Hypocrisie peu digne d’une Moronval, née Decostère ! mais la misère abat les fiertés les plus hautes, et Moronval, placé vis-à-vis de sa femme, la surveillait, menait la claque, donnait à sa face simiesque mille expressions variées d’une admiration extraordinaire, tout en se rongeant les ongles furieusement, ce qui était toujours le présage de quelque emprunt. Devant cette assistance prévenue, les vers se déroulaient avec une lenteur et une monotonie désespérantes, un mouvement de rouet dévidant un peloton interminable. Il y en avait, il y en avait ! Cela se mêlait au pétillement du feu, au grésillement des lampes, au bruit du vent errant sur le balcon et se heurtant tout à coup aux vitres avec fureur, comme une certaine nuit. Mais Charlotte ne se trouvait pas ce soir dans ces dispositions inquiètes où l’esprit accueille les présages et les pressentiments. Elle était toute à son poète, toute au drame qu’il débitait en scandant fortement ses vers. Le poème contenait effectivement une partie très dramatique. Au dernier chant, d’Argenton supposait que la chère absente, revenue auprès de l’amant, se mourait des souffrances endurées loin de lui. Le poète lui fermait les yeux en lui jurant un amour éternel :
 
J’ai mis dans la tombe avec toi
La meilleure part de moi-même,
Ce qui te pleure et ce qui t’aime,
 
disait-il. Et c’était si touchant, cette grandeur d’âme de l’homme qui voulait bien oublier, et le sort funeste de cette malheureuse créature, que tout le monde sanglotait en écoutant, Charlotte encore plus fort que tout le monde ; car enfin c’était elle qui mourait là dedans, et ces choses-là vous attendrissent encore plus pour vous-même que pour les autres.
 
Tout à coup, au passage pathétique, alors que d’Argenton promenait sur l’assemblée un regard satisfait, la porte du salon s’ouvrit subitement, et la bonne, une de ces bonnes familières, à rubans envolés, comme il y en a chez ces femmes-là, entra dans le salon d’un air effaré, en criant à sa maîtresse :
 
– Madame !… madame !…
 
On se leva :
 
– Quoi donc ?… Qu’y a-t-il ?
 
– Il y a un homme…
 
– Un homme ?
 
– Oui, un homme de mauvaise mine et très vilain qui demande à parler à madame. Je lui ai dit que madame n’y était pas, qu’on ne pouvait pas la voir. Alors il s’est assis sur une marche et il a dit qu’il attendrait.
 
– J’y vais… fit Charlotte très émue et comme si elle devinait de la part de qui venait ce messager.
 
Mais d’Argenton s’interposa vivement.
 
– Du tout… du tout…
 
Et, se tournant vers Labassindre, le plus vigoureux parmi les assistants :
 
– Va donc voir un peu ce que c’est que cet intrus.
 
– Voilà… voilà… beûh !… dit le chanteur, et il sortit en élargissant ses épaules.
 
D’Argenton, qui avait encore un hémistiche coupé en deux tout frétillant au bord des lèvres, se remit précipitamment devant la cheminée, prêt à reprendre la lecture interrompue. Mais la porte se rouvrit de nouveau pour laisser passer la tête et le bras de Labassindre qui appelait le poète d’un geste. D’Argenton s’élança, furieux, dans l’antichambre :
 
– Qu’est-ce que c’est ? Voyons !
 
– Il paraît que Jack est très malade, lui dit le chanteur tout bas.
 
– Allons donc !… À d’autres !
 
– C’est ce pauvre diable qui l’affirme.
 
D’Argenton regarda le pauvre diable, laid, timide, dont la haute silhouette courbée sous la porte ne lui semblait pas inconnue.
 
– C’est vous qui venez de la part de ce monsieur ?
 
– Non, je ne viens pas de sa part, répondit l’autre… Il est trop malade pour qu’on vienne de sa part… Voici trois semaines qu’il est couché, bien, bien malade.
 
– Qu’est-ce qu’il a ?
 
– Il a quelque chose dans le poumon, que le médecin dit qu’il n’en a pas pour huit jours. Là-dessus, nous avons pensé, ma femme et moi, qu’il fallait prévenir sa mère, et je suis venu.
 
– Qui êtes-vous ?
 
– Je suis Bélisaire, Bel, comme elle m’appelait, la dame… Oh ! elle me connaît bien, allez ! et puis ma femme aussi.
 
– Eh bien ! monsieur Bélisaire, fit le poète d’un air goguenard… vous direz à celui qui vous envoie que le tour est bon, mais qu’il a déjà servi. Il faut qu’il en cherche un autre.
 
– Excusez ! dit le camelot qui ne comprenait pas les « mots cruels. »
 
Mais d’Argenton avait déjà fermé la porte, laissant Bélisaire stupéfait sur le palier, avec la vision d’un salon entr’aperçu là-bas au fond de l’appartement, rempli de monde et de lumières.
 
– Ce n’est rien… Quelqu’un qui se trompait, dit le poète en rentrant ; et pendant qu’il continuait sa lecture majestueusement, le camelot s’en allait à grands pas dans les rues noires, sous le grésil et la bise piquante, pressé de retourner vers Jack, vers le pauvre Camarade gisant à cette heure sur le mauvais lit de fer de sa mansarde…
 
Cela lui avait pris un jour qu’il revenait d’Étiolles. Il s’était couché sans rien dire ; et depuis, la fièvre le secouait, la fièvre et un gros rhume, si grave que le médecin de l’usine prévenait ses amis qu’il y avait à craindre. Bélisaire aurait voulu avertir M. Rivals ; mais Jack s’y était formellement refusé. Il n’était même sorti de son silence léthargique que cette fois, et une autre encore pour envoyer la porteuse de pain vendre sa montre et une bague qui lui venait de sa mère. C’est que l’argent était rare, rue des Panoyaux. Toutes les économies de Jack avaient passé à l’achat du petit mobilier de Charonne, les tiroirs sonnaient le vide, et le ménage de Bélisaire se trouvait lui aussi tout à fait au dépourvu par suite de ses frais de noce et d’installation. N’importe ! pour soigner ce malheureux abandonné, le camelot et sa femme s’étaient sentis capables de tous les sacrifices. Après avoir porté au Mont-de-Piété des matelas, des meubles, ils avaient engagé une cargaison de chapeaux de paille qu’il faudrait à tout prix retirer au printemps. Mais même ce sacrifice ne suffisait pas. Tout est si cher, le bois, les médicaments !… Vraiment ils n’avaient pas eu de chance avec les Camarades. Le premier, un ivrogne paresseux et gourmand ; le second, la perfection même, devenant une lourde charge par le fait de sa maladie. Dans le voisinage, on leur conseillait de mettre Jack à l’hôpital. « Il sera mieux que chez vous, il ne vous coûtera plus rien. » Mais ils s’entêtaient avec un certain orgueil à garder leur ami auprès d’eux comme s’ils eussent manqué aux devoirs de l’association en le confiant à d’autres soins. Maintenant, ils étaient à bout. Et, la gravité du mal correspondant avec cette détresse imminente, ils s’étaient décidés à prévenir Charlotte, « la belle madame, » comme disait la porteuse de pain d’une voix indignée. C’est elle qui avait envoyé son mari :
 
– Surtout, ramène-la avec toi, pour être sûr qu’elle viendra… De revoir sa mère, cela lui fera du bien à ce malheureux. Il n’en parle jamais. Il est si fier !… Mais je parie bien qu’il y pense.
 
Bélisaire ne la ramenait pas. Aussi était-il désolé en revenant, et inquiet de l’accueil qu’il allait recevoir. Madame Bélisaire, son enfant endormi sur les genoux, causait à voix basse avec madame Levindré devant un feu maigre et triste, ce que le peuple appelle un « feu de veuve, » tout en écoutant vers l’alcôve la respiration pénible de Jack et l’horrible toux qui l’étranglait. On n’eût jamais reconnu dans cette pièce démeublée et lugubre la mansarde claire, ouvrant sur la cour, où le travail chantait dès le matin comme une alouette parisienne. Plus de traces de livres ni d’études. Rien qu’un pot de tisane fumant sur la cheminée, emplissant la chambre de cet air composé, vague et lourd, qui flotte autour de la maladie. Là dedans, des chuchotements, un bruit de pincettes, et le pas de Bélisaire qui rentrait.
 
– Tout seul ?… demanda la porteuse de pain.
 
Il raconta à voix basse qu’on ne lui avait pas laissé voir la mère de Jack, que les grosses moustaches ne lui avaient pas permis d’entrer.
 
– En voilà des gueux !… Mais tu n’as donc pas de sang dans les veines !… Je te reconnais bien là avec tes peurs… Il fallait le pousser, entrer de force et crier à cette gueuse : Madame, votre enfant va mourir.
 
Quel magnifique regard de mère elle jeta à son petit endormi sur ses genoux !
 
– Ah ! mon pauvre Bélisaire, tu ne seras jamais qu’une pauvre poule mouillée.
 
Le camelot baissait la tête. Il s’attendait bien à être secoué en revenant, mais il n’était pas maître de sa timidité, l’habitude de s’en aller sur les chemins et par les rues avec une permission de forain, à la merci des gendarmes et des sergents de ville, lui ayant donné une humilité courbée, que toutes les vaillances de sa femme ne parvenaient pas à redresser.
 
– Si j’y étais allée, moi, je suis bien sure que je l’aurais ramenée… disait la brave personne en serrant les poings.
 
– Laissez donc, ma chère, ripostait aigrement madame Levindré, vous ne savez pas ce que c’est que ces femmes-là.
 
Elle disait « ces femmes-là, » depuis que le départ d’Ida de Barancy lui avait ôté tout espoir pour sa machine à coudre ou la commandite de son mari. Celui-ci venait d’entrer aussi. Tous les soirs, avec cette facilité des clefs sur les portes adopté dans les intérieurs pauvres, on voisinait chez le malade, sous prétexte de prendre de ses nouvelles. En apprenant que la dame n’était pas venue, M. Levindré commença une longue tirade sur la Phryné moderne, honte de nos sociétés, et déroula une fois de plus son système politique qui débarrasserait le monde de toutes ces scories. Les autres écoutaient, la bouche ouverte, ce bavard somnolent et intarissable, pendant que le vent soufflait sur les tisons éteints et que la grosse toux de Jack résonnait sous ses draps.
 
– Ce n’est pas tout ça, dit madame Bélisaire qui ne s’égarait jamais longtemps loin de son sujet. Qu’est-ce que nous allons faire ? Nous ne pouvons pas laisser ce pauvre garçon s’en aller faute de soins.
 
Les Levindré opinèrent :
 
– Il faut faire ce que le médecin vous a dit. Il faut le conduire au parvis Notre-Dame, au bureau central. Là, on lui donnera une carte d’entrée pour un hospice.
 
– Chut !… chut !… pas si fort !… dit Bélisaire en leur montrant l’alcôve où le malade s’agitait dans la fièvre. Il y eut un moment de silence, pendant que les draps froissés faisaient crier leur grosse toile.
 
– Je suis sûr qu’il vous a entendus, ajouta le camelot d’un air fâché.
 
– Le beau malheur !… Ce n’est ni votre frère, ni votre fils ; et vous vous débarrasseriez joliment en le conduisant à l’hôpital.
 
– C’est le Camarade ! dit Bélisaire, en mettant dans sa façon de parler toute la fierté et le dévouement de son brave cœur naïf. Ce fut si émouvant que la porteuse de pain en devint toute rouge, et regarda son mari avec des yeux brillants de larmes. Les Levindré s’en allèrent en haussant les épaules ; et quand ils furent partis, la chambre parut tout de suite moins dénuée et moins froide.
 
Jack avait entendu. Il entendait tout ce qu’on disait. Le plus souvent, depuis que cette rechute terrible de sa maladie de poitrine, jointe à la déception navrante de son amour, le tenait cloué dans son lit, il ne dormait pas, mais se détournait à dessein de la vie qui l’entourait, se renfermait dans un mutisme que la fièvre elle-même et ses hallucinations ne parvenaient pas à vaincre. Ses yeux, tournés vers le fond de l’alcôve, restaient grands ouverts tout le jour, et si la muraille, la sombre muraille, ridée et lézardée comme un visage de vieille femme, avait pu parler, elle aurait raconté que dans ces yeux fixes de somnambule était écrit en lettres de flamme : « Malheur complet… désespoir sans bornes… » Elle seule voyait cela ; car le malheureux ne se plaignait jamais. Il essayait même de sourire à sa robuste garde-malade quand elle l’abreuvait de tisanes brûlantes et d’aimables encouragements. C’est ainsi qu’il passait ces longues journées solitaires, où le bruit du travail venait le chercher jusque dans sa mansarde pour lui faire maudire son inaction forcée. Que n’était-il vaillant et fort comme tant d’autres, afin de résister aux désespérances de la vie ?… Et encore, pour qui travailler désormais ! Sa mère était partie, Cécile ne voulait plus de lui. Ces deux figures de femme le hantaient, ne le quittaient pas. Quand le sourire joyeusement banal et indifférent de Charlotte avait disparu, le visage pur de Cécile, que le mystère de son refus entourait comme d’un voile, se dressait devant lui, et il restait là anéanti, incapable d’un mot ou d’un geste, pendant que les battements de ses tempes et de ses poignets, sa respiration embarrassée, les accès de sa toux creuse se scandaient à l’agitation environnante, au souffle du vent et de la cheminée, au train des omnibus ébranlant le pavé, au bruit ronflant d’un métier dans la mansarde voisine.
 
Le lendemain de cette conversation auprès du lit de Jack, quand la porteuse de pain, en revenant de sa tournée, son tablier blanc de farine, entra dans la chambre pour avoir des nouvelles de la nuit, elle resta stupéfaite de voir un grand spectre debout, tout habillé, en train de discuter devant le feu avec Bélisaire :
 
– Qu’y a-t-il donc ?… Comment ! vous voilà debout !
 
– Il a voulu se lever, dit le camelot désolé. Il veut aller au parvis Notre-Dame.
 
– Au parvis Notre-Dame !… Et pourquoi faire ?… Vous trouvez que nous ne vous soignons pas bien ici ? Qu’est-ce qu’il vous manque ?
 
– Rien, rien, mes bons amis… Vous êtes deux cœurs généreux et dévoués. Mais il m’est impossible de rester ici plus longtemps. Je vous en prie, ne me retenez pas. Il le faut… Je le veux.
 
– Mais comment allez-vous faire, mon pauvre camarade, faible comme vous êtes ?
 
– Oh ! je suis un peu patraque. Mais quand il faut marcher, on marche. Bélisaire me prêtera son bras. Il m’a promené comme cela dans les rues de Nantes, un jour que je n’étais pas aussi solide qu’aujourd’hui.
 
Devant une volonté aussi formelle, on ne pouvait plus hésiter. Jack embrassa madame Bélisaire et descendit, soutenu par le camelot, après avoir jeté un adieu muet et navré à ce petit logement, où il avait passé de si belles heure, caressé de si beaux rêves, et qu’il savait bien ne plus jamais revoir. À cette époque, le bureau central était situé en face de Notre-Dame ; un monument carré, gris et triste d’aspect, élevé de quelques marches. Pour arriver jusque-là des hauteurs de Ménilmontant, que la route leur sembla longue ! On s’arrêta souvent, sur les bornes, au coin des ponts, mais sans de grands repos parce que le froid était vif. Sous le ciel bas et lourd de décembre, le malade paraissait plus hâve, plus défiguré que dans son alcôve. Ses cheveux étaient mouillés de sueur, tirés par l’effort de la marche ; et tout tournait devant sa faiblesse, les maisons noires, les ruisseaux, les figures des passants apitoyés par le couple lamentable que formaient le camelot et son compagnon. Dans ce Paris brutal où l’existence ressemble à un combat, on eût dit un blessé tombé pendant l’action et qu’un camarade emmenait sous la mitraille à l’ambulance, avant de revenir prendre sa part du danger.
 
Il était encore de bonne heure quand ils arrivèrent au bureau central. Pourtant la grande salle d’attente se trouvait déjà remplie d’une foule depuis longtemps assise sur des bancs de bois, autour d’un énorme poêle pétillant et ronflant. Il régnait là une atmosphère suffocante, lourde, somnolente, qui communiquait le même accablement à toute l’assistance, aux malheureux arrivant sans transition du froid de la rue dans cette étuve, aux employés écrivant au fond derrière un vitrage, au garçon de salle chargeant le poêle d’un air abattu. Quand Jack entra au bras de Bélisaire, tous les regards se tournèrent vers lui, hargneux et inquiets.
 
« Allons, bon !… encore un !… » semblaient-ils dire. En effet, l’encombrement est si grand dans les établissements hospitaliers, chaque lit de souffrance est tellement envié, brigué, disputé ! L’administration a beau faire des efforts considérables, la charité a beau se multiplier, il y a toujours plus de malades que de places pour les recevoir. C’est qu’il s’y entend à forger toutes sortes de maux, ce féroce Paris, à en inventer d’étranges, d’imprévus, de compliqués, avec l’aide du vice, de la misère et de toutes les combinaisons qu’amènent entre eux ces deux éléments de souffrance ! De nombreux spécimens de son savoir-faire s’étalaient là, piteusement, sur les bancs sordides, dans cette salle du parvis. À mesure qu’ils entraient, on les séparait en deux catégories : d’un côté, les blessés, ceux que les roues des usines, les engrenages des machines à vapeur, les acides des teintureries estropient, aveuglent, défigurent ; de l’autre, les fiévreux, les anémiques, les phtisiques, des membres grelottants, des yeux bandés, des toux diverses, creuses, aiguës, qui semblaient s’attendre et partir ensemble comme les instruments d’un déchirant orchestre. Et quels haillons, quels souliers, quels chapeaux, quels cabas ! La logique dans ce qu’elle a de plus désastreux : des déchirures obstruées de boue, des franges baignées au ruisseau, la plupart de ces misérables étant venus à pied, en se traînant, comme Jack. Tous attendaient avec une angoisse profonde l’examen du médecin, qui devait leur faire ou non délivrer une carte d’entrée pour un hôpital. Aussi il fallait les entendre parler entre eux de leurs maladies, les exagérer à dessein, essayer de persuader à leurs voisins qu’ils étaient bien plus malades qu’eux. Jack écoutait ces conversations lugubres, assis entre un gros homme grêlé qui toussait violemment, et une malheureuse jeune femme, enveloppant d’un châle noir une ombre de corps, un visage étroit dont le nez, les lèvres étaient si minces et si pâles, que les yeux seuls y paraissaient vivants, deux yeux égarés par la vision prochaine de la dernière heure. Une vieille en marmotte, un panier sous le bras, offrait des biscuits, des petits pains poussiéreux et durs à ces fiévreux, à ces mourants, repoussée de chacun et continuant sa tournée silencieuse. Enfin, la porte s’ouvrit et un petit homme nerveux et sec parut.
 
Le médecin !
 
Un silence profond se fit aussitôt sur les bancs, où les toux redoublèrent, où les mines s’allongèrent encore. Tout en se dégourdissant les doigts à la plaque du poêle, le docteur inspectait les malades autour de lui, de ce regard du savant, scrutateur et ferme, qui inquiète les ivrognes et les impurs. Ensuite, il commença le tour de la salle, suivi du garçon qui délivrait les billets d’entrée aux différents hôpitaux. Quelle joie pour ces malheureux quand on les déclarait bons pour l’hospice ! Quel désappointement, quelles supplications, lorsqu’on leur signifiait qu’ils n’étaient pas assez malades ! L’examen était sommaire et un peu brutal, parce qu’il y avait beaucoup de monde et que les pauvres gens ne tarissaient pas sur leurs maux, les rattachant à toutes sortes d’histoires, d’anecdotes dont le médecin n’avait que faire. On ne se figure pas l’ignorance, l’hébêtement, l’innocence, de ce peuple, embarrassé même pour un nom, pour une adresse à donner, ayant toujours peur de se compromettre, et dont la timidité divague ensuite sur des riens indifférents.
 
– Et vous, madame, qu’est-ce que vous avez ? demande le médecin à une femme flanquée d’un enfant d’une douzaine d’années.
 
– Ce n’est pas moi, monsieur, c’est mon garçon.
 
– Eh bien ! qu’est-ce qu’il a, votre garçon ?… Allons, dépêchons-nous.
 
– Il est sourd, monsieur… Ça lui a pris, je vas vous dire…
 
– Ah ! il est sourd ?… Et de quelle oreille ?
 
– Des deux, principalement, monsieur.
 
– Comment cela, principalement ?
 
– Oui, monsieur… Voyons, Édouard, lève-toi quand on te parle… De quelle oreille es-tu sourd ?… dit-elle au moutard, en le secouant pour le faire se lever.
 
Mais celui-ci garde un mutisme idiot.
 
– De quelle oreille es-tu sourd ?… répète la mère en criant.
 
Et devant l’ahurissement du pauvre infirme :
 
– Vous voyez, monsieur ! c’est comme je vous le dis… des deux principalement.
 
Plus loin, le médecin s’adresse au gros homme grêlé voisin de Jack :
– Où souffrez-vous ? 
– C’est la poitrine, monsieur… J’ai tout ça qui me brûle.