J1.02 - LE GYMNASE MORONVAL
II
LE GYMNASE MORONVAL
LE GYMNASE MORONVAL
AVENUE MONTAIGNE, 25, dans le plus beau quartier de Paris, disait le prospectus Moronval.
On ne peut nier, en effet, que l’avenue Montaigne ne soit située dans un des plus beaux quartiers de Paris, au centre des Champs-Élysées, et qu’elle ne soit aussi fort agréable à habiter, horizonnée d’un bout par les quais de la Seine et de l’autre par les jets d’eau bordés de fleurs du rond-point. Mais elle a l’aspect disparate, composite, d’une voie tracée à la hâte, et encore inachevée.
À côté des grands hôtels ornant leurs angles arrondis de glaces sans tain, de rideaux de soie claire, de statuettes dorées, de jardinières rustiques, ce sont des logements d’ouvriers, des masures où retentissent les marteaux des charrons et des maréchaux-ferrants. Il y a là tout un reste de faubourg que les violons de Mabille animent, le soir, d’un bruit de riche guinguette. À cette époque, on voyait même dans l’avenue, et je pense qu’ils existent encore aujourd’hui, deux ou trois passages sordides, vieux souvenir de l’ancienne allée des Veuves et dont l’aspect misérable faisait un singulier contraste avec les splendeurs environnantes.
Une de ces ruelles s’ouvrait au numéro 35 de l’avenue Montaigne, et s’appelait le passage des Douze-Maisons.
Des lettres dorées sur le fronton de la grille ogivale du passage annonçaient très pompeusement que l’institution Moronval était située à cet endroit. Mais sitôt la grille franchie, on mettait le pied dans cette boue noire, infecte, indestructible, que les démolitions et les constructions récentes déversent autour d’elles, une boue de terrain vague. Le ruisseau, au milieu du passage, le réverbère coupant l’espace, et, de chaque côté, des garnis borgnes, des bâtisses complétées de vieilles planches, vous reportaient à quarante ans en arrière et à l’autre bout de Paris, vers La Chapelle ou Ménilmontant.
De ces espèces de chalets, que des galeries couvertes, des balcons, des escaliers extérieurs, mettaient en relation directe avec la rue, débordaient du linge étendu, des cages à lapins, un fouillis d’enfants en guenilles, des chats maigres, des pies apprivoisées.
On s’étonnait aussi qu’en si peu de place il pût grouiller une telle population de palefreniers anglais, de domestiques marrons, tant de vieilles livrées, de loques, de gilets rouges et de casquettes à carreaux. Ajoutez que, chaque soir, au coucher du soleil, rentraient là – leur journée finie – les loueuses de chaises, la voiture aux chèvres, des montreurs de Guignol, des marchands d’oubliés ou de chiens rares, des mendiants de toutes sortes, les petits nains de l’Hippodrome avec leurs poneys microscopiques et leur réclame-écriteau, et vous aurez une idée de ce passage singulier posé, comme une coulisse encombrée et sombre, derrière le beau décor des Champs-Élysées, entouré du roulement sourd des voitures, des arbres verts, du luxe calme de ces grandes avenues dont il semblait l’envers misérable et turbulent.
Au milieu de cet ensemble pittoresque, le gymnase Moronval n’était pas déplacé.
Plusieurs fois par jour, un mulâtre de haute taille, très maigre, les cheveux plats tombant sur les épaules, coiffé d’un chapeau de quaker à larges bords posé en arrière comme une auréole, traversait le passage d’un air affairé, suivi d’une demi-douzaine de petits diables dont les teints variaient du cuivre clair au noir le plus intense, et qui, vêtus d’uniformes râpés de collégiens mal tenus, hâves, dégingandés, semblaient faire partie de quelque corps de troupe en révolte dans une armée des colonies.
Le directeur du gymnase Moronval promenait ses « petits pays chauds, » comme il les appelait, et les allées et venues de cette pension polychrome, le décousu de ses occupations, la tournure étonnante des professeurs, complétaient bien la physionomie étrange du passage des Douze-Maisons.
Certainement, si madame de Barancy était venue elle-même conduire son enfant au gymnase, la vue de cette cour des Miracles, qu’il fallait traverser pour arriver à l’institution, l’aurait épouvantée, et jamais elle n’eût consenti à laisser son « cher petit être » dans un pareil cloaque. Mais sa visite aux Jésuites avait été si malheureuse, l’accueil si différent de celui qu’elle attendait, que la pauvre créature, très timide au fond et facile à décontenancer, avait craint quelque humiliation nouvelle et laissé à mademoiselle Constant, sa femme de chambre, le soin de placer Jack dans le pensionnat que les gens de l’office venaient de lui choisir.
Ce fût par une triste matinée froide et neigeuse que la voiture d’Ida s’arrêta avenue Montaigne, en face de l’enseigne dorée du gymnase Moronval.
Le passage était désert, le réverbère grinçait sur sa corde, et les ais des masures, les paperasses qui leur servaient de carreaux, tout avait l’aspect moisi, disjoint, effondré, que donne une inondation récente ou le voisinage d’un canal dont les quais sont encore à faire.
Le hardi factotum s’avançait bravement, l’enfant d’une main, un parapluie de l’autre.
À la douzième maison, on s’arrêta.
C’était tout au bout du passage, à l’endroit où il se rétrécit encore pour gagner la rue Marbœuf entre deux hautes murailles. Quelques branches noires et maigres grelottaient au-dessus d’une porte verte déteinte.
Une certaine propreté annonçait le voisinage de l’aristocratique institution, et les écailles d’huîtres, les vaisselles cassées, les vieilles boîtes à sardines défoncées et vides étaient soigneusement écartées du portail vert, massif, solide et défiant comme s’il eût donné accès dans une prison ou un couvent.
Le grand silence qui, du dehors, semblait rendre plus vastes les bâtiments et les jardins du gymnase, fut traversé soudain par le vigoureux coup de cloche de mademoiselle Constant.
Jack en eut froid au cœur, de ce coup de cloche ; et, dans le jardin, les moineaux groupés sur un seul arbre avec cet instinct de l’association qui leur vient en hiver quand la graine est rare, s’envolèrent tout effarés sur le revers du toit voisin.
Personne ne vint ouvrir, cependant ; mais on entendit chuchoter derrière les lourds battants ; et au petit guichet grillé, découvert dans l’épaisseur de la porte, une face noire s’étala, lèvres lippues, gros yeux étonnés, sourire silencieux.
– Le gymnase Moronval !… demanda l’imposant factotum de madame de Barancy.
La tête crépue avait fait place à un type différent, mandchou ou tartare, avec des petits yeux bridés, des pommettes fortes, un crâne étroit et pointu. Ensuite un métis, couleur café au lait, vint à son tour, curieux et souriant ; mais la porte restait close, et mademoiselle Constant commençait à s’impatienter, quand une voix suraiguë cria du lointain : « Voulez-vous bien ouvi, tas de macaques !… »
Aussitôt les chuchotements redoublèrent, bizarres, accentués. Il y eut des tours de clef précipités dans toutes les rouilles de la serrure, puis des jurons, des coups, une bousculade terrible ; et la porte s’étant enfin ouverte, Jack vit des dos de collégiens qui fuyaient dans tous les sens aussi épouvantés que les moineaux de tout à l’heure.
Il ne restait plus à l’entrée qu’un grand mulâtre maigre, dont la cravate blanche enroulée plusieurs fois autour de son cou pelé faisait paraître la figure encore plus noire et plus terreuse.
M. Moronval pria mademoiselle Constant de vouloir bien entrer, lui offrit son bras, et l’on traversa un jardin assez grand, mais dont les allées défoncées, les bordures détruites s’attristaient encore de la teinte uniforme et sombre de l’hiver.
Plusieurs corps de logis, dispersés, bizarres de formes, s’espaçaient au milieu de pelouses défuntes. Le gymnase était, paraît-il, une ancienne photographie hippique, aménagée par M. Moronval en maison d’éducation. Il y avait, entre autre, une grande rotonde vitrée, sablée, qui servait aux élèves de salle de récréation, et dont les carreaux, disposés comme ceux d’une serre, en partie cassés ou fêlés, étaient traversés d’innombrables bandes de papier.
Dans une allée, on rencontra un petit nègre en gilet rouge, armé d’un grand balai et d’un seau à charbon. Il s’effaça timidement, respectueusement devant M. Moronval, qui lui dit très vite en passant :
– Feu au salon !
Le nègre eut l’air aussi effaré, aussi stupéfié, que si on venait de lui annoncer que le feu avait pris au salon, tandis qu’on lui commandait simplement d’en allumer bien vite.
Et ce n’était pas là un ordre inutile.
Rien de plus froid que ce grand parloir dont le carreau déteint et passé à la cire vous donnait l’impression d’un lac gelé et glissant. Les meubles eux-mêmes paraissaient se préserver de cette température polaire, empaquetés dans de vieilles housses à peu près faites pour eux, et où ils s’enveloppaient tant bien que mal comme des malades d’hôpital dans leurs robes de chambre d’uniforme.
Mais mademoiselle Constant ne voyait ni le délabrement des murs, ni la nudité de ce grand salon qui ressemblait à un couloir en partie vitré, la photographie hippique ayant laissé, de son passage dans ces bâtiments disparates, une abondance de lumière froide dont on se serait bien privé.
La femme de chambre était tout au plaisir de faire la dame, de se donner de l’importance.
Elle rayonnait, trouvait que les enfants devaient être très bien là, au bon air, comme à la campagne.
– Tout à fait comme à la campagne…, répondait Moronval en se dandinant.
Il y eut un moment de trouble, d’installation, comme il arrive dans les logis pauvres où les visiteurs ont toujours l’air d’effaroucher une masse d’atomes invisibles.
Le négrillon apprêtait le feu. M. Moronval cherchait un tabouret pour la noble étrangère. Enfin madame Moronval, née Decostère, que l’on était allé prévenir, fit son entrée avec un salut prétentieux. Cette petite, très petite femme, à longue tête blafarde, tout en front et en menton, devait être vaguement contrefaite. Elle se présentait toujours de face, très droite, sans perdre un pouce de sa petite taille, comme pour dissimuler ce je ne sais quoi de trop qu’elle se savait entre les épaules. Du reste fort aimable, empressée et digne.
Elle appela l’enfant près d’elle, caressa ses grands cheveux, trouva ses yeux fort beaux.
– Les yeux de sa mère…, ajouta effrontément Moronval en regardant mademoiselle Constant.
Celle-ci ne se pressait pas trop de réclamer ; mais Jack, révolté, s’écria avec des larmes dans la voix :
– Ce n’est pas maman… c’est ma bonne.
Sur quoi, madame Moronval, née Decostère, un peu honteuse de la familiarité, prit une attitude réservée qui aurait pu nuire aux intérêts de l’institution. Heureusement que son mari redoubla d’amabilités, comprenant qu’une domestique chargée de conduire elle-même l’enfant de ses maîtres en pension devait avoir dans la maison une certaine importance.
Mademoiselle Constant le lui prouva bien. Elle parla de très haut et d’un ton péremptoire, ne cacha pas que le choix d’un pensionnat avait été laissé à son entière discrétion, et chaque fois qu’elle prononçait le nom de sa maîtresse, c’était d’un petit air de protection, de commisération qui mettait Jack au désespoir.
On discuta le prix de la pension : trois mille francs par an, sans compter le trousseau. Puis, sitôt ce chiffre posé, le Moronval commença son boniment.
Trois mille francs !… Cela pouvait paraître un chiffre considérable. Si, si, parfaitement, il était le premier à en convenir… Mais le gymnase Moronval ne ressemblait pas aux autres institutions. Ce n’était pas sans raison qu’on lui avait donné à l’allemande ce nom de gymnase, lieu de libre exercice pour l’esprit et le corps. Ici, en même temps qu’on instruisait les élèves, on les initiait à l’existence parisienne.
Ils accompagnaient leur maître au théâtre, dans le monde. Les grandes séances académiques les avaient pour témoins de leurs joutes littéraires. Au lieu d’en faire des brutes pédantes, bardées de grec et de latin, on s’appliquait à développer en eux tous les sentiments humains, à leur apprendre aussi les douceurs de la vie de famille, dont la plupart, comme étrangers, se trouvaient privés depuis longtemps. Malgré cela, l’instruction n’était pas négligée, bien au contraire ; les hommes les plus éminents, des savants, des artistes, n’avaient pas craint de s’associer à cette œuvre philanthropique en qualité de professeurs, professeurs de sciences, d’histoire, de musique, de littérature, dont les leçons alternaient chaque jour avec un cours de prononciation française par une méthode nouvelle et infaillible dont madame Moronval-Decostère était l’auteur. De plus, il y avait tous les huit jours une séance publique de lecture expressive à haute voix, à laquelle étaient conviés les parents ou correspondants des élèves et où ils pouvaient se convaincre de l’excellence du système Moronval.
Cette longue tirade du directeur qui, plus que personne, aurait eu besoin des leçons de prononciation de sa femme, fut débitée d’autant plus vite, qu’en sa qualité de créole il avalait la moitié des mots, supprimait les r de son discours, disait « pofesseu de littéatu » pour professeur de littérature, « œuve philanthopi » pour œuvre philanthropique.
N’importe, mademoiselle Constant fut littéralement éblouie.
La question de prix n’en était pas une pour elle, vous savez bien. Ce à quoi on tenait surtout, c’est que l’enfant reçût une éducation distinguée et aristocratique.
– Oh ! pour cela, fit madame Moronval, née Decostère, en redressant sa longue tête.
Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment, un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup, l’enthousiasme de mademoiselle Constant ne connut plus de bornes.
– Un fils de roi !… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de roi !
– Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté Dahomienne de l’éducation de Son Altesse Royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à en faire un homme remarquable sous tous les rapports.
Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de fonte ?
L’instituteur continua :
– J’espère, et madame de Moronval-Decostère, ici présente, espère comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donnés ses maîtres de Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs efforts assidus.
Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée, tourner vers lui sa tête crépue et l’agiter, tout en roulant ses gros yeux blancs, dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.
Voulait-il dire par là que Son Altesse Royale ne se souviendrait nullement des bonnes leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance ?
Que pouvait-il en savoir, cet esclave ?
Après cette dernière tirade du professeur, mademoiselle Constant se déclara prête à payer, selon l’usage, un trimestre d’avance.
Moronval eut un geste superbe qui signifiait : « Cela ne presse pas !… »
Cela pressait fort, au contraire.
Toute la maison le criait par ses meubles boiteux, ses murs effrités, l’éraillure de ses tapis ; et l’habit noir râpé du Moronval le disait à sa manière, que cela pressait, ainsi que la robe luisante et flasque de la petite dame au grand menton.
Mais ce qui le prouva plus que tout, ce fut l’empressement des deux époux à aller chercher dans l’autre pièce un superbe registre à fermoirs pour y inscrire le nom, l’âge du nouveau et sa date d’entrée au gymnase.
Pendant qu’on réglait ces graves questions, le nègre se tenait toujours accroupi devant le feu auquel sa présence semblait pourtant bien inutile.
La cheminée, qui s’était d’abord refusée à consumer le moindre petit bout de bois, comme les estomacs fermés à force de jeûne repoussent toute nourriture, dévorait maintenant avec avidité, activant de toute la force de son courant d’air une belle flamme rouge, capricieuse et ronflante.
Le négrillon, la tête entre ses poings, les yeux fixes, comme extasié, ressemblait, tout noir sur ce fond éclatant, à quelque petite silhouette diabolique.
Il ouvrait la bouche dans un rire muet, les yeux tout grands.
On eut dit qu’il aspirait de partout la chaleur et la lumière, enveloppé frileusement dans le rayonnement du foyer, pendant qu’au dehors, sous le ciel bas et jaune, la neige voltigeait toute blanche.
Jack était triste.
Ce Moronval avait l’air méchant, malgré sa mine doucereuse.
Et puis, dans cette pension bizarre, l’enfant se sentait perdu, encore plus loin de sa mère, comme si ces élèves de couleur, venus de tous les coins de la terre, avaient apporté là une tristesse d’abandon et l’inquiétude des longues distances.
En même temps, il se rappelait le collège de Vaugirard, si bien clos, murmurant et rempli, les beaux arbres, la serre tiède, toute une atmosphère de douceur, de calme attentif, dont la main du recteur un moment posée sur sa tête lui avait donné la sensation.
Oh ! pourquoi n’était-il pas resté là-bas ?… Et, cette pensée lui revenant, il se dit que peut-être on ne voudrait pas non plus le prendre ici.
Un moment, il en eut bien peur.
Près de la table, autour du gros registre, les deux Moronval et Constant chuchotaient entre eux en le regardant. Il surprenait des bouts de phrases, des clignements d’yeux à son adresse. La petite femme à longue tête le regardait avec sympathie, et deux fois Jack l’entendit murmurer comme le prêtre :
« Pauvre enfant !… »
Elle aussi ?
Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à le plaindre ?
C’était quelque chose de terrible cette compassion qu’il sentait peser sur lui. Il en aurait pleuré de honte, attribuant en son âme enfantine cette pitié mêlée de dédain à quelque particularité de son costume, ses jambes nues ou ses cheveux trop longs.
Mais le désespoir de sa mère était encore ce qui l’effrayait le plus dans un nouveau refus.
Tout à coup il vit mademoiselle Constant qui tirait de son sac et alignait des billets, des louis, sur le vieux tapis vert taché d’encre.
Décidément on le gardait.
Il en eut une joie sincère, le pauvre petit, sans se douter que c’était le malheur de sa vie, de toute sa lugubre vie, qui venait de se signer là, sur cette table.
À ce moment, une formidable voix de basse éclata dans le désert du jardin :
Nonnes qui reposez sous cette froide terre…
Les vitres du parloir tremblaient encore, quand un petit homme gros et court, large et trapu, avec un feutre en velours noir, les cheveux ras, la barbe en fourche, ouvrit la porte bruyamment.
– Du feu dans le salon ! cria-t-il avec une stupéfaction comique. En voilà un luxe ! Beûh ! beûh ! Nous avons donc fait un petit pays chaud… Beûh ! beûh !
Par une manie de chanteur, pour constater tout au fond de son clavier souterrain la présence d’un certain ut d’en bas dont il était très fier et toujours inquiet, le nouveau venu ponctuait toutes ses phrases à l’aide de ces Beûh ! beûh ! espèces de mugissements caverneux et sourds qui semblaient sortir du sol même aux endroits où il passait.
En voyant la dame étrangère, l’enfant, et la pile d’écus entassés, il s’arrêta net, la parole clouée aux lèvres. La stupeur, la joie, l’hébêtement, se combattaient sur son visage, dont les muscles semblaient façonnés à des expressions diverses.
Moronval se tourna gravement vers la femme de chambre :
– Monsieur Labassindre, de l’Académie Impériale de musique, notre professeur de chant !…
Labassindre salua deux fois, trois fois, puis, pour se donner une contenance, il allongea un coup de pied au petit nègre qui disparut sans rien dire en emportant son seau à charbon.
La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser entrer deux personnages.
L’un très laid, grisonnant, à figure chafouine et sans barbe, les yeux ornés de lunettes à verres convexes, et boutonné jusqu’au menton dans une vieille redingote qui portait sur ses revers toutes les traces de sa maladresse de myope.
C’était le docteur Hirsch, professeur de mathématiques et de sciences naturelles.
Il exhalait une forte odeur d’alcali, et, grâce à toutes sortes de manipulations chimiques, ses doigts étaient multicolores, jaunes, verts, bleus, rouges.
Le dernier entré faisait avec ce fantoche un singulier contraste.
Assez beau garçon, tenu avec un soin rigoureux, ganté de clair, ses cheveux prétentieusement rejetés en arrière, comme pour agrandir un front interminable, il avait le regard distrait, dédaigneux ; et sa forte moustache blonde, très cosmétiquée, sa face large et pâle, lui donnaient l’air d’un mousquetaire malade.
Moronval le présenta comme « notre grand poète Amaury d’Argenton, professeur de littérature. »
Lui aussi, devant les pièces d’or, eut le même mouvement de stupeur que le docteur Hirsch et le chanteur Labassindre… Son œil froid fut traversé d’un éclair, mais se referma bien vite après un regard circulaire jeté de haut à l’enfant et à sa bonne.
Puis il s’approcha des autres professeurs installés devant le feu, et, s’étant salués, ils se considéraient tous trois sans parler avec des mines effarées et joyeuses.
Mademoiselle Constant trouva que ce d’Argenton avait l’air fier ; à Jack, il fit un effet indéfinissable de répulsion et de terreur.
De tous ceux qui se trouvaient là, l’enfant devait souffrir, mais de celui-ci bien plus encore que des autres. On eût dit qu’il s’en doutait. Rien qu’à le voir entrer, il avait instinctivement deviné « l’ennemi, » et ce regard dur en croisant le sien l’avait glacé jusqu’au fond du cœur.
Oh ! que de fois, dans les tristesses de sa vie, il devait le rencontrer, cet œil d’un bleu éteint, endormi sous la paupière lourde, et dont les réveils avaient des scintillements d’acier, un brillant impénétrable. On a appelé les yeux les fenêtres de l’âme ; mais ceux-là étaient des fenêtres si bien closes, que l’on pouvait douter qu’il y eût une âme derrière eux.
La conversation finie entre mademoiselle Constant et les Moronval, le mulâtre s’approcha de son nouvel élève et, lui donnant une petite tape amicale sur la joue :
– Allons, allons ! mon jeune ami… Il va falloir nous faire une mine un peu plus gaie que celle-là.
C’est qu’en effet Jack, au moment de se séparer de la femme de chambre, sentait ses yeux se remplir de larmes. Non pas qu’il eût une grande affection pour cette fille, mais elle faisait partie de la maison, elle approchait sa mère tous les jours, et la séparation lui paraissait définitive après le départ de cette grosse personne.
– Constant, Constant, lui répétait-il à voix basse en s’accrochant à sa jupe, vous direz bien à maman de venir me voir.
– Oui, oui, elle viendra, monsieur Jack… mais il ne faut pas pleurer…
L’enfant en était bien tenté ; seulement, il lui sembla que tous ces gens l’examinaient, que le professeur de littérature fixait sur lui son regard ironique et glacé, et cela suffit pour qu’il comprimât son désespoir.
La neige tombait avec violence.
Moronval proposa d’envoyer chercher une voiture ; mais le factotum déclara, au grand ébahissement de tout le monde, qu’Augustin et le coupé l’attendaient au bout du passage.
Un coupé, diable !
– À propos d’Augustin, dit-elle, il m’a chargé d’une commission… Est-ce que vous n’avez pas ici un élève nommé Saïd ?
– Si… si… parfaitement… Un charmant sujet… fit Moronval.
– Et un creux superbe !… Vous allez l’entendre… ajouta Labassindre en se penchant dehors pour appeler Saïd d’une voix de tonnerre.
Un hurlement épouvantable lui répondit, suivi de l’apparition du charmant sujet.
On vit entrer un grand collégien basané, dont la tunique, comme toutes ces tuniques, vêtements de durée sur des corps tourmentés de croissance, était trop étroite et trop courte, serrée à la façon d’un caftan, et lui donnait déjà l’air d’un Égyptien habillé à l’européenne.
Ce qui le complétait, c’était une figure assez régulière et pleine, mais dont la peau jaune, tendue à éclater, semblait avoir été distribuée avec tant de parcimonie que les yeux se fermaient d’eux-mêmes quand la bouche s’ouvrait, et réciproquement.
Ce malheureux jeune homme à peau trop courte vous donnait positivement envie de lui faire une incision, une piqûre, quelque chose pour le soulager.
Du reste, il se souvenait très bien du cocher Augustin, qui avait servi chez ses parents, et qui lui donnait tous ses bouts de cigare.
Que voulez-vous que je lui dise de votre part ? demanda mademoiselle Constant de son air le plus aimable.
– Rien… répondit simplement l’élève Saïd.
– Et vos parents, comment vont-ils ?… Avez-vous de leurs nouvelles ?
– Non.
– Est-ce qu’ils sont retournés en Égypte, comme ils en avaient l’intention ?…
– Sais pas… m’écrit jamais…
En vérité, l’échantillon de l’éducation Moronval-Decostère n’était pas heureux dans ses reparties ; et Jack faisait en l’écoutant de singulières réflexions.
La façon tout à fait détachée dont ce jeune homme parlait de ses parents, jointe à ce que M. Moronval disait tout à l’heure de la vie de famille dont la plupart de ses élèves étaient privés depuis l’enfance et qu’il s’ingéniait à leur restituer, lui causa une impression sinistre.
Il lui sembla qu’il allait être avec des orphelins, des enfants abandonnés, aussi abandonné lui-même que s’il arrivait de Tombouctou ou d’Otahiti.
Machinalement il se cramponnait à la robe de l’affreuse servante qui l’avait amené :
– Oh ! dites-lui de venir me voir… dites-lui de venir me voir !
Et quand la porte se referma sur les falbalas du factotum, il comprit que c’était fini, que tout un morceau de sa vie, son existence d’enfant gâté, entrait déjà dans le passé et qu’il ne revivrait jamais ces heureux jours.
Pendant qu’il pleurait silencieusement, debout contre la porte du jardin, une main se tendit vers lui avec quelque chose de noir dedans.
C’était le grand Saïd qui, pour le consoler, lui offrait des bouts de cigare.
– Prends donc… ne te gêne pas… J’en ai une pleine malle… disait l’intéressant jeune homme en fermant les yeux pour pouvoir parler.
Jack, souriant à travers ses larmes, faisait signe que non, qu’il ne voulait pas de ces excellents bouts de cigare ; et l’élève Saïd, dont l’éloquence était très limitée, restait planté devant lui, ne sachant plus que dire, quand M. Moronval rentra.
Il était allé reconduire mademoiselle Constant jusqu’à la voiture et revenait animé d’une respectueuse indulgence pour le chagrin de son nouveau pensionnaire.
Le cocher Augustin avait de si belles fourrures, le cheval du coupé paraissait si fringant, que le petit de Barancy bénéficia de l’apparence superbe de son équipage. C’était fort heureux pour lui, M. Moronval ayant d’ordinaire recours, pour calmer les nostalgies de ses « pays chauds, » à une méthode sifflante, cinglante, coupante, et pas du tout Decostère.
– C’est cela, dit-il à l’Égyptien, tâchez de le distraire… Jouez ensemble à de petits jeux… Mais d’abord, rentrez dans la salle où il fait plus chaud qu’ici… Je donne congé jusqu’à demain pour la bienvenue du nouveau.
Pauvre nouveau !
Dans la grande rotonde vitrée, où une dizaine de métis jouaient aux barres en hurlant, il fut tout de suite entouré, questionné dans des jargons incompréhensibles. Avec ses boucles blondes, son plaid, ses jambes nues, immobile et timide au milieu de la gesticulation effrénée de tous ces petits pays chauds maigres et vifs, il avait l’air d’un élégant petit Parisien égaré dans la grande cage des singes au Jardin des Plantes.
Cette idée qui vint à Moronval l’égaya beaucoup ; mais il fut tiré de son hilarité silencieuse par le bruit d’une discussion très animée où les « beûh ! beûh ! » de Labassindre et la petite voix solennelle de madame Moronval se livraient à une joute terrible. Tout de suite, il devina ce dont il s’agissait, et s’empressa d’aller porter secours à sa femme, qui défendait héroïquement l’argent du trimestre contre les réclamations des professeurs auxquels il était dû un considérable arriéré.
Évariste Moronval, avocat et littérateur, avait été amené de la Pointe-à-Pitre à Paris, en 1848, comme secrétaire d’un député de la Guadeloupe.
C’était à cette époque un gaillard de vingt-cinq ans, plein d’ambition et d’appétit, ne manquant ni d’instruction ni d’intelligence. Sans fortune, il avait accepté cette position dépendante, pour se faire défrayer du voyage et pouvoir arriver jusqu’à ce terrible Paris, dont la flamme s’étend si loin par le monde qu’elle attire même les papillons des colonies.
À peine débarqué, il lâcha son député, fit quelques connaissances, et se lança d’abord dans la politique parlante et gesticulante, espérant y retrouver ses succès d’outre-mer. Mais il avait compté sans la blague parisienne et ce maudit accent créole dont il ne put jamais se défaire, malgré tous ses efforts.
La première fois qu’il parla en public, c’était dans je ne sais plus quel procès de presse, il eut une sortie violente contre tous ces miséabes quoniqueux qui deshonoaient la littéatu, et l’immense éclat de rire dont fut accueillie sa tirade, avertit le pauvre « Évaïste Moonval » de la difficulté qu’il aurait à se faire un nom comme avocat.
Il se contenta donc d’écrire ; mais il s’aperçut bien vite qu’il n’est pas aussi facile d’être célèbre à Paris qu’à la Pointe-à-Pitre. Très orgueilleux, gâté par ses succès de clocher, violent à l’excès avec cela, il passa successivement par plusieurs journaux, mais ne put rester dans aucun.
Alors commença pour lui cette terrible vie de vache enragée qui vous brise tout de suite ou vous bronze à jamais. Il fut un de ces dix mille pauvres hères, faméliques et fiers, qui se lèvent chaque matin à Paris, tout étourdis de faim et de rêves ambitieux, dévorent dans la rue par petites bouchées un pain d’un sou caché dans leur poche, noircissent leurs habits d’une plumée d’encre et blanchissent leurs cols de chemise avec de la craie de billard, n’ayant pour se réchauffer que les calorifères des églises et des bibliothèques.
Il connut toutes les humiliations, toutes les misères, et le crédit coupé à la gargotte, et la clef du garni refusée à onze heures du soir, et la bougie trop courte pour les veilles, et les souliers qui prennent l’eau.
Il fut un de ces professeurs de n’importe quoi, qui battent inutilement le pavé de Paris, fit des brochures humanitaires, des articles pour les encyclopédies à un demi-centime la ligne, une histoire du moyen-âge en deux volumes à vingt-cinq francs chaque volume, des précis, des manuels, des copies de pièces de théâtre pour des maisons spéciales.
Répétiteur d’anglais dans des institutions, il fut renvoyé pour avoir battu les élèves par une vieille habitude de créole. Puis il postula pour entrer commis greffier à la Morgue, mais il échoua faute de protections, et aussi à cause d’un certain dossier politique.
Enfin, après trois ans de cette horrible existence, quand il eut mangé un nombre incalculable de radis noirs et d’artichauts crus, quand il eut perdu ses illusions et ruiné son estomac, le hasard lui fit trouver une leçon d’anglais dans un pensionnat de jeunes filles tenu par trois sœurs, les demoiselles Decostère.
Les deux aînées avaient passé la quarantaine, la troisième atteignait ses trente ans. Toute petite, sentimentale et pleine de prétention, l’inventeur de la méthode Decostère était menacée comme ses sœurs du célibat à vie, quand Moronval fit sa demande et fut accueilli.
Une fois mariés, ils vécurent quelque temps encore dans la maison, où tous les deux se rendaient utiles en donnant des leçons. Mais Moronval avait gardé de sa misère des habitudes de flâne, de café, et toute une suite de bohèmes qui envahirent le paisible et honnête pensionnat. En outre, le mulâtre menait ses élèves comme il aurait conduit une exploitation de cannes à sucre. Les vieilles demoiselles Decostère, qui adoraient leur sœur, furent pourtant forcées d’éloigner le ménage en l’indemnisant d’une trentaine de mille francs.
Que faire de cet argent ?
Moronval eut d’abord envie de fonder un journal, une revue ; mais la peur de croquer son magot l’emporta chez lui sur la joie de s’imprimer tout vif.
Avant tout, il lui fallait un moyen sûr de s’enrichir, et c’est en le cherchant qu’une idée de génie lui arriva un jour.
Il savait qu’on envoie les enfants des pays les plus lointains faire leur éducation à Paris. Il en vient de la Perse, il en vient du Japon, de l’Indoustan, de la Guinée, confiés à des capitaines de navire ou à des commerçants qui leur servent de correspondants.
Tout ce petit monde étant en général bien pourvu d’argent et assez novice sur la manière de l’employer, Moronval comprit qu’il y avait là une mine facile à exploiter. De plus, le système de madame Moronval-Decostère pouvait s’appliquer parfaitement à corriger toutes sortes d’accents étrangers, de prononciations défectueuses. Le mulâtre eut recours à quelques relations conservées dans les journaux des colonies pour faire insérer une réclame étonnante écrite en plusieurs langues, et reproduite dans les feuilles de Marseille et du Havre, entre les noms des navires en partance et les extraits du Bureau-Veritas.
Dès la première année, le neveu de l’iman de Zanzibar et deux superbes noirs de la côte de Guinée débarquèrent à Batignolles dans le petit appartement de Moronval, désormais trop étroit pour son commerce. C’est alors qu’il se mit en quête d’un local suffisant, et que, pour concilier à la fois l’économie et les exigences de sa nouvelle position, il loua, dans cet affreux passage des Douze-Maisons, avantagé d’une si belle grille sur l’avenue Montaigne, les bâtiments abandonnés d’une photographie hippique, qui venait de faire faillite récemment, les chevaux s’étant toujours refusés à pénétrer dans ce cloaque.
On pouvait reprocher au nouveau pensionnat l’abondance de ses vitrages ; mais ce n’était qu’en attendant, car les photographes avaient fait espérer à Moronval une prochaine expropriation pour une voie imaginaire dans ce quartier fendu de tous côtés déjà par tant d’avenues inachevées.
Un boulevard devait passer par là, le projet était à l’étude ; et vous voyez d’ici le trouble que cette indemnité en perspective dut jeter dans l’installation des Moronval. Le dortoir serait humide, la salle de récréation s’élèverait en été à la température d’une serre chaude. Tout cela n’était rien. Il s’agissait seulement de signer un bail très long, de mettre à la porte une grande enseigne dorée, puis d’attendre.
Depuis vingt ans, combien de Parisiens ont ruiné leurs facultés, leur fortune, leur vie, dans cette fièvre d’attente !… Elle s’empara furieusement de Moronval. L’éducation des élèves, leur bien-être, furent désormais le moindre de ses soucis.
Aux réparations urgentes, il répondait : « Cela changera bientôt… » ou bien : « Nous n’en avons plus que pour deux mois… »
Et c’étaient des projets fantastiques fondés sur la somme exorbitante de l’expropriation. Il devait continuer son affaire des « petits pays chauds » sur une plus vaste échelle, en faire une œuvre grandiose, civilisatrice et fructueuse.
En attendant, il délaissait son gymnase, s’épuisait en courses inutiles, et demandait chaque fois à son retour :
« Eh bien ?… est-on venu pour l’expopiation ?… »
Rien. Jamais rien.
Qu’est-ce qu’ils attendaient donc ?
Bientôt il comprit qu’on l’avait dupé ; et dans cette nature emportée et faible de créole indolent, le découragement dégénéra vite en lâcheté. Les élèves ne furent même plus surveillés. Pourvu qu’ils fussent couchés de bonne heure, de façon à user le moins possible de bois et d’éclairage, on ne leur en demandait pas plus.
Leur journée se partageait en des heures de classes, vagues, indéterminées, au caprice du directeur, et toutes sortes de commissions dont il chargeait les enfants pour son service personnel.
Au début, les grands suivaient les cours d’un lycée. On en supprima la dépense, tout en la gardant sur les bulletins trimestriels.
Est-ce que des professeurs particuliers ne remplaceraient pas avantageusement la routine universitaire ? Et Moronval appela autour de lui ses anciennes connaissances de café, un médecin sans diplôme, un poète sans éditeur, un chanteur sans engagement, des déclassés, des fruits secs, des ratés, tous enragés comme lui contre la société qui ne voulait pas de leurs talents.
Avez-vous remarqué comme ces gens-là se cherchent dans Paris, comme ils s’attirent, comme ils se groupent, étayant les unes par les autres leurs plaintes, leurs exigences, leurs vanités oisives et stériles ? Pleins, en réalité, d’un mépris mutuel, ils se font une galerie complaisante, admirative, en dehors de laquelle il n’y a pour eux que le vide.
Jugez ce que devaient être les leçons de pareils professeurs, leçons à peine payées, et dont la plus grande partie se passait en discussions autour d’un bock dans une fumée de pipes, si épaisse bientôt qu’on finissait par ne plus s’y voir, ne plus s’y entendre. On parlait haut pourtant, on s’arrachait les mots de la bouche, on épuisait jusqu’à l’absurde le peu d’idées qu’on avait, dans un vocabulaire particulier où l’art, la science, la littérature, détirés dans tous les sens, déformés, déchiquetés, s’en allaient en lambeaux comme des étoffes précieuses sous l’effort d’acides violents.
Et les « petits pays chauds » que devenaient-ils au milieu de tout cela ?
Seule, madame Moronval, qui avait gardé les bonnes traditions du pensionnat Decostère, prenait son rôle au sérieux ; mais les racommodages, la cuisine, le soin de ce grand établissement délabré, absorbaient une bonne part de son temps.
Il fallait bien qu’au moins pour sortir les uniformes fussent en ordre, car les élèves étaient très fiers de leurs tuniques, toutes indistinctement chamarrées de galons jusqu’au coude. Au gymnase Moronval, comme dans certaines armées de l’Amérique du Sud, il n’y avait que des sergents, et c’était une bien légère compensation aux tristesses de l’exil, aux mauvais traitements du maître.
C’est qu’il ne plaisantait pas, le mulâtre ! Dans les premiers jours du trimestre, quand sa caisse s’emplissait, on le voyait encore sourire ; mais le reste du temps, il se vengeait volontiers sur ces peaux noires, de ce qu’il avait de sang nègre dans les veines.
Sa violence acheva ce que son indolence avait commencé.
Bientôt quelques correspondants, des armateurs, des consuls, s’émurent de l’éducation perfectionnée du gymnase Moronval. On retira plusieurs enfants. De quinze qu’ils avaient été, les « petits pays chauds » ne restèrent plus que huit.
« Nombre d’élèves limité, » disait le prospectus. Il n’y avait plus que cette phrase-là de vraie.
Une sombre tristesse planait sur le grand établissement dégarni, on était même sous la menace d’une saisie, quand tout à coup le petit Jack arriva, conduit par Constant.
Certes, ce n’était pas la fortune, ce trimestre payé d’avance ; mais Moronval avait compris tout l’avantage qu’on pouvait tirer de la situation de ce nouvel élève, et de cette mère bizarre qu’il devinait déjà sans la connaître.
Aussi ce jour-là fut une courte trêve dans les rigueurs et les colères du mulâtre. Il y eut en l’honneur du nouveau un grand dîner où tous les professeurs assistèrent, et les « petits pays chauds » eurent une goutte de vin, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps.