J2.04 - LA DOT DE ZENAIDE

 

IV

LA DOT DE ZÉNAÏDE

  

À l’usine, Jack entendait souvent les compagnons ricaner entre eux à propos du ménage Roudic. La liaison de Clarisse et du Nantais n’était plus un secret pour personne ; et en les éloignant l’un de l’autre, le directeur n’avait fait, sans s’en douter, que rendre le scandale plus flagrant, la chute de la femme irréparable. Tant que son neveu était resté à Indret, protégée contre elle-même par l’honnêteté de son milieu, le respect de la maison conjugale, où leur parenté se sentait mieux et donnait à la faute un caractère plus odieux encore, Clarisse avait pu résister à l’amour du beau dessinandier. Mais depuis qu’il habitait Saint-Nazaire, où le directeur prolongeait exprès son séjour de mois en mois, les choses avaient bien changé. On s’était écrit, puis l’on s’était vu.

 

Il n’y a que deux heures de Saint-Nazaire à la Basse-Indre, et de la Basse-Indre à Indret seulement un bras de Loire à traverser. C’est à la Basse-Indre qu’ils se voyaient. Le Nantais, qui ne rencontrait pas aux « transatlantiques » la règle inflexible de l’usine, se faisait libre quand il voulait ; et Clarisse, de son côté, avait, pour passer le fleuve à tout propos, le prétexte des provisions qu’on ne trouvait pas dans l’île. Ils avaient loué une chambre, un peu en dehors du pays, dans une auberge de grande route. À Indret, tout le monde savait leur liaison, on en parlait ouvertement, et lorsque Clarisse descendait la grande rue jusqu’au quai, à l’heure du travail, au milieu du vacarme de l’usine dont le drapeau levé la garantissait contre son mari, elle remarquait des petits sourires dans les yeux des hommes, employés ou surveillants, qui la rencontraient, une familiarité plus hardie dans la façon dont ils la saluaient. Au seuil des maisons ouvertes, derrière les rideaux levés pour quelque travail de ménage, repassage ou couture, elle devinait des visages hostiles, des yeux guetteurs. En passant, elle entendait chuchoter sur le pas des portes : « Elle y va… Elle y va…

 

Eh bien ! oui, c’était plus fort qu’elle, elle y allait. Elle y allait, escortée du mépris de tous, mourant de honte et de peur, les yeux baissés, la sueur aux tempes, le front envahi de rougeurs que le vent frais de la Loire ne parvenait pas toujours à dissiper. Mais elle y allait. Ces indolentes sont quelquefois terribles.

 

Jack savait tout cela. Le temps était passé où lui et le petit Mâdou se creusaient la tête pour chercher ce que c’était qu’une cocotte. L’atelier ouvre vite les yeux des enfants, il les déprave même : et les ouvriers ne se gênaient pas devant lui pour appeler les choses par leur nom, distinguer les deux frères Roudic en disant « Roudic le chanteur » et « Roudic le… » Et ils riaient ; car dans le peuple, ces sortes de hontes font rire. C’est le vieux sang gaulois qui le veut ainsi.

 

Jack ne riait pas, lui. Il plaignait ce pauvre mari si naïf, si aimant, si aveugle. Il plaignait aussi cette femme dont la faiblesse et la nonchalance se révélaient jusque dans sa façon de nouer ses cheveux, de laisser tomber ses mains, cette silencieuse absorbée qui avait toujours l’air de vous demander grâce. Il aurait voulu lui parler, lui dire : « Prenez garde… on vous épie… on vous surveille. » Et ce grand frisé de Nantais, s’il avait pu le tenir dans un coin, se hausser à sa taille pour le secouer, lui faire honte : « Allez-vous-en donc… laissez-la tranquille, cette femme ! »

 

Mais ce qui l’indignait, surtout, c’était de voir son ami Bélisaire jouer un rôle dans ces infamies. Le camelot, que son métier condamnait à courir les routes, servait de messager boiteux aux deux coupables, généreux comme deux amants. Plusieurs fois, l’apprenti l’avait surpris glissant des lettres dans le tablier de madame Roudic, en échange de quelque monnaie, et il avait été tellement choqué de voir son ami prêter la main à ces hideuses trahisons, que, depuis ce temps, il évitait de le rencontrer, ne s’arrêtait plus pour causer avec lui. L’autre avait beau grimacer son plus aimable sourire, parler de cette jolie dame de là-bas, et d’une certaine tranche de jambon, le charme magique n’opérait plus. « Bonjour, bonjour ! disait Jack. Une autre fois… Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. » Et il passait, laissant le camelot stupéfait, la bouche ouverte.

 

Bélisaire était loin de soupçonner le motif de cette froideur. Il s’en doutait si peu qu’un jour, chargé d’un message pressé pour Clarisse et ne l’ayant pas trouvée chez elle, il attendit la sortie des ateliers et remit la lettre à l’apprenti d’un air de grand mystère :

 

– C’est pour madame Roudic… Chut !… Rien que pour elle.

 

Sur l’enveloppe bleue cachetée d’un peu de cire, Jack avait reconnu l’écriture du Nantais. Sans doute il était là-bas, à l’auberge, il l’attendait.

 

– Ma foi ! non, dit l’apprenti en repoussant la lettre, je ne me charge pas de cette commission ; et même, à votre place, j’aimerais mieux vendre mes chapeaux que de faire des trafics pareils.

 

Bélisaire le regardait interdit.

 

– Voyons, reprit Jack, vous savez bien ce qu’il y a dans les lettres que vous portez. Vous le savez comme moi, comme tout le monde. Et croyez-vous que c’est beau de votre part d’aider à tromper ce brave homme ?

 

La face terreuse du camelot devint pourpre.

 

– Voilà une mauvaise parole, monsieur Jack. Je n’ai jamais trompé personne, et tous ceux qui ont connu Bélisaire pourront vous le dire. On me donne des papiers à porter, je les porte, n’est-ce pas ? Ce sont mes petits bénéfices, et, nombreux comme nous sommes à la maison, je n’ai pas le droit de les refuser… Songez donc ! J’ai le vieux qui ne travaille plus, les enfants à élever, le mari de ma sœur qui est malade. Tout ça n’est pas commode, allez ! Et l’argent est bien dur à gagner… Quand je pense que depuis si longtemps que je trime, je n’ai pas encore pu arriver à me faire faire une paire de souliers à ma convenance, et que je marche par les routes avec ceux-là, qui me font tant souffrir. Bien sûr que si j’avais voulu tromper le monde, je serais plus riche que je ne suis.

 

Il avait un air si honnête, si convaincu en parlant ainsi, qu’on ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. Jack essaya de lui faire comprendre son tort. Peine perdue. « Ses petits bénéfices… Les enfants à nourrir… Le vieux qui ne travaillait plus… » Fort de ces arguments, Bélisaire n’en cherchait pas d’autres. Évidemment, sa probité n’était pas la même que celle de Jack. Il était honnête sans nuances, sans délicatesse, comme on l’est dans le peuple où la distinction des sentiments, les scrupules de conscience ne se rencontrent qu’exceptionnellement, ainsi qu’une fleur rare parmi les plantes rustiques, par un hasard du terrain ou du vent.

 

– J’en suis, moi, de ce peuple, maintenant, pensa Jack tout à coup en regardant sa blouse. Des larmes lui vinrent aux yeux à cette idée. Alors, il tendit la main à Bélisaire et s’éloigna sans dire un mot.

 

Que le père Roudic ne sût rien de ce qui se passait chez lui, cela n’était pas étonnant, avec sa vie tout à l’atelier, dans un entourage de braves gens qui respectaient sa confiance aveugle, faite de tendresse et de naïveté. Mais Zénaïde, Zénaïde, à quoi songeait-elle ? Elle n’était donc plus là ? Argus avait donc perdu ses yeux ?

 

Zénaïde était là, et plus que jamais, au contraire, puisque depuis un mois elle n’allait plus en journées. Ses yeux bons et rusés étaient ouverts aussi ; ils avaient même acquis un éclat, une vivacité extraordinaires. Ils disaient, ces yeux, dans leur langage, car les yeux parlent quand ils sont contents :

 

– Zénaïde va se marier.

 

Ils ne le disaient pas, ils le criaient :

 

– Zénaïde va se marier… Zénaïde a un futur !

 

Et un joli futur, ma foi, un brigadier aux douanes, bien serré dans son uniforme vert, avec une petite moustache belliqueuse et un képi galonné sur l’oreille. Dans tout le port de Nantes, qui est pourtant bien grand, et où il ne manque pas de douaniers, on n’eût pas trouvé deux brigadiers Mangin. Il n’y en avait qu’un, et c’est Zénaïde qui allait l’avoir. Il lui coûtait cher, par exemple ; ou du moins il coûtait cher au père Roudic. Sept mille francs en beaux écus et en billets que le bonhomme avait amassés sou à sou pendant vingt ans. Sept mille francs ! Le brigadier n’avait pas voulu à moins. À ces conditions, il consentait à trouver à Zénaïde les traits les plus réguliers, la taille la plus menue, et à lui donner la préférence sur toutes les grisettes de Nantes, les belles paludières de Noirmoutiers et du Bourg-de-Batz, qui, en portant leur sel à la douane, lui faisaient la cour assidûment. Le père Roudic trouvait ses prétentions un peu dures. Toutes ses économies y passaient. Et s’il mourait, que deviendrait Clarisse ? Et s’il avait de nouveaux enfants ? Sa femme en cette circonstance, s’était montrée très généreuse.

 

– Bah ! qu’est-ce que ça fait ? disait-elle, tu es encore jeune ; tu peux travailler longtemps. Nous ferons des économies. Donnons-lui toujours son brigadier. Tu vois bien qu’elle en est folle.

 

En femme amoureuse, elle devinait, elle comprenait la passion.

 

Depuis qu’elle avait vu la possibilité de devenir madame Mangin, de donner le bras pour la vie à cet irrésistible brigadier, Zénaïde en perdait le manger et le boire. Elle se plongeait, elle pourtant si positive, dans des contemplations, des rêveries sans fin, restait des heures devant sa glace à se lisser, à se regarder, et tout à coup se tirait la langue avec un désespoir comique. La pauvre fille ne s’illusionnait pas sur elle même.

 

« Je sais bien que je suis laide, disait-elle, et que M. Mangin ne me prend pas pour mes beaux yeux. Mais ça ne fait rien. Qu’il me prenne d’abord ! Je me charge bien de me faire aimer ensuite. »

 

Et la bonne créature avait un petit mouvement de tête, un sourire de satisfaction intérieure, car elle seule savait les provisions de tendresse, de patience, d’abnégation, que trouverait celui qui dormirait sur son cœur. L’idée fixe de ce mariage, l’angoisse de savoir s’il se ferait, la joie de la certitude une fois l’affaire conclue et la date prise, avaient détourné sa surveillance active. D’ailleurs, le Nantais n’habitait plus Indret. Et puis Clarisse, en cette occasion, s’était montrée si bonne, que Zénaïde en avait un peu oublié ses soupçons. Que voulez-vous ? Avant d’être fille, on est femme. Parfois, en cousant son trousseau, sa robe de noce qu’elle faisait elle-même, il lui venait subitement des élans de reconnaissance ; elle laissait là son dé, ses ciseaux, bondissait parmi les étoffes blanches, jusqu’à sa belle mère.

 

Oh ! maman… maman…

 

Et elle l’embrassait, la serrait contre sa poitrine, au risque de la piquer, car son corsage était de plus en plus bardé d’épingles et d’aiguilles dans ce coup de feu terrible de tous ses talents de couturière. Elle ne voyait pas la pâleur de Clarisse ni son trouble. Elle ne sentait pas la fièvre qui brûlait les mains blanches de la jeune femme dans ses mains à elle, ses mains de jeune vierge toujours gelées. Elle ne remarquait pas ses longues et fréquentes absences, elle n’entendait pas ce qu’on disait dans la grande rue d’Indret. Elle ne voyait, n’entendait que son bonheur, vivait dans une exaltation joyeuse, dans une ivresse d’impatience.

 

Déjà les premiers bans étaient publiés, le mariage fixé à une quinzaine de jours, et la petite maison des Roudic traversée à toute heure du train joyeux, précipité, qui précède une noce. C’était un va-et-vient, un bruit de portes. Zénaïde montait, descendait dix fois par jour le petit escalier de bois avec des bondissements de jeune hippopotame. Et les bavardages des amies, des commères, les robes qu’on essaye, les cadeaux qui arrivent. La future en recevait beaucoup, cette grosse fille ayant trouvé moyen, malgré son air un peu bourru, de se faire aimer de tous. Jack comptait bien aussi lui donner un petit souvenir à l’occasion du mariage. Sa mère lui avait envoyé cent francs pris sur la maigre rente de sa toilette et difficilement économisés, car le poète vérifiait toutes les dépenses.

 

« … Cet argent est à toi, mon Jack, disait Charlotte. Je l’ai mis de côté à ton intention. Tu achèteras, avec, un petit cadeau à mademoiselle Roudic et un habillement pour toi-même. Je veux que lu figures honorablement à cette cérémonie, et ta garde-robe doit être dans un état pitoyable, si, comme tu me l’écris, tu ne peux plus porter ton costume anglais. Tâche d’être beau et de bien t’amuser. Surtout ne me parle pas de cet envoi dans tes lettres. N’en parle pas non plus aux Roudic. Ils voudraient me remercier, et cela me ferait avoir de grands ennuis. Il est en ce moment d’une sensibilité nerveuse excessive. Il travaille trop, ce pauvre ami. Et puis on lui en fait tant.

 

Ils sont tous après lui pour l’empêcher d’arriver. Enfin, c’est convenu. Ne dis pas que ces cent francs viennent de moi. Ça sera censé tes petites économies. »

 

Depuis deux jours, Jack se sentait tout fier d’avoir cet argent dans sa poche. Réellement, les pièces d’or équilibraient sa marche, lui donnaient une allégresse leste et remplie d’aplomb. Il se faisait une fête d’avoir des vêtements neufs, bien propres, et non plus son affreux bourgeron passé par de nombreux lavages. Pour cela, il fallait aller à Nantes, et il attendait le prochain dimanche avec impatience. Aller à Nantes ! Encore une fête de plus ; et ce qui le touchait pardessus tout, c’était de penser que toutes ces joies, il les devait à sa mère. Un seul point l’embarrassait, le choix du cadeau pour Zénaïde. Qu’est-ce qu’on donne à une jeune fille gui se marie ? Comment lui faire plaisir ? deviner ce qui lui manque parmi cette avalanche de bijoux, de parures qui tombent dans la corbeille des fiancées, comme l’adieu définitif de toutes les puérilités, de toutes les coquetteries de leur jeunesse ? Il aurait fallu voir ce qu’elle avait.

 

Jack pensait à cela, un soir d’hiver, en rentrant chez les Roudic. Il faisait très noir, ce soir là. Près de la maison il se heurta à quelqu’un qui courait en frôlant les murs.

 

– C’est vous, Bélisaire ?

 

On ne répondit pas ; mais en poussant la porte, l’apprenti vit bien qu’il ne s’était pas trompé, et que Bélisaire avait passé par là. Clarisse était dans le corridor, décoiffée par le vent, blêmie par le froid de la rue, et si préoccupée que, même devant Jack, elle continua à lire la lettre qu’elle tenait, dans le filet de lumière qui glissait de la salle. Cette lettre devait lui apprendre quelque chose de bien extraordinaire. Alors Jack se souvint que dans la journée il avait entendu dire à l’atelier que le Nantais venait de perdre une grosse somme à Saint-Nazaire en jouant avec les mécaniciens d’un navire anglais arrivé depuis peu de Calcutta. Cette fois, on se demandait comment il allait faire pour payer, et s’il ne sauterait pas du coup. C’est sans doute ce que la lettre annonçait ; il n’y avait qu’à voir l’émotion de Clarisse.

 

Dans la salle, Zénaïde et Mangin étaient seuls. Le père Roudic, parti depuis le matin pour Châteaubriand où se trouvaient les papiers de sa fille, ne devait rentrer que le lendemain, ce qui n’empêchait pas le beau brigadier de venir faire sa cour et dîner à Indret, où sa présence était autorisée par celle de Mme Roudic. D’ailleurs il avait l’air très calme, ce brigadier, peu dangereux, et méritait bien son épithète de futur, sec et froid comme le temps d’un verbe. En ce moment, allongé dans le bon fauteuil du contre-maître, les pieds aux chenets, pendant que Zénaïde en toilette, coiffée par sa belle-mère, cramoisie et sanglée, achevait de mettre le couvert, il l’entretenait très sérieusement du tarif des douanes, de ce que payaient les graines oléagineuses, l’indigo, la rogue de morue, pour entrer dans le port de Nantes.

 

Ce n’est rien, cela, n’est-ce pas ? Eh bien, l’amour est un tel prestidigitateur, que Zénaïde se pâmait d’aise à chaque chiffre et parfois s’arrêtait de mettre son couvert, remuée jusqu’au fond du cœur par ces détails d’entrepôt et de transit comme par une musique délicieuse. L’entrée de l’apprenti vint déranger ces amoureux installés d’avance dans la paix tranquille des conversations de ménage.

 

– Ah ! mon Dieu, voilà Jack. Il est donc bien tard. Et la soupe qui n’est pas trempée. Vite à la cave, mon ami Jack ! Et maman, où est-elle donc passée ?… Maman !…

 

Clarisse rentra, très pâle encore mais calmée, ayant rajusté sa coiffure et secoué le grésil de ses vêtements mouillés.

 

– Pauvre femme, pensait Jack en la regardant, tandis qu’elle s’efforçait de manger, de causer, de sourire, tout en avalant coup sur coup de grands verres d’eau comme pour refouler une terrible émotion qui l’étreignait à la gorge. Zénaïde ne s’apercevait de rien. L’appétit coupé par le plaisir, elle ne quittait pas du regard l’assiette du brigadier et semblait ravie de voir avec quelle majestueuse tranquillité il faisait disparaître tous les morceaux qu’on lui servait, sans interrompre d’une minute une dissertation sur le tarif comparé des suifs bruts et des saindoux. C’était la douane faite homme, ce Mangin ! Beau parleur, s’exprimant en termes choisis, lentement, méthodiquement, mais encore moins lentement qu’il ne mangeait, car il ne se taillait pas une bouchée de pain sans la mirer, la scruter, la tâter dans tous les sens, de même qu’il levait chaque fois son verre à la hauteur de la lampe et dégustait son vin avant de le boire, comme s’il se fût méfié de quelque fraude, tout prêt à arrêter juste au bord de ses lèvres un liquide de contrebande ou une denrée prohibée. Aussi, quand il était là, les repas ne finissaient plus. Ce soir particulièrement Clarisse semblait le supporter avec impatience. Elle ne tenait pas en place, allait à la fenêtre, écoutait le pétillement du grésil sur les vitres, puis revenant vers la table :

 

– Quel temps vous allez avoir, mon pauvre Mangin, pour vous en retourner ! Je voudrais que vous fussiez déjà chez vous.

 

– Oh bien ! pas moi, dit Zénaïde avec une telle expression de candeur, qu’ils se mirent tous à rire, et la jeune fille encore plus fort que les autres. N’importe. L’observation de Clarisse avait porté ; et le brigadier, interrompant une longue tirade sur les droits de consommation, se leva pour partir. Mais il n’était pas encore dehors, et les préparatifs de départ fournissaient chaque fois à la grosse Zénaïde un quart d’heure de grâce ajouté à la veillée. C’étaient la lanterne à allumer, le caban à agrafer. La bonne fille se chargeait de tous ces soins ; et si vous saviez comme les allumettes étaient longues à prendre, et les gants d’uniforme difficiles à boutonner !

 

Enfin le voilà empaqueté, le futur. Son capuchon rabattu sur ses yeux, deux ou trois tours de cache-nez autour du cou et solidement serrés, je vous jure, par deux mains vigoureuses, il semble avoir disparu tout entier dans un scaphandre de plongeur. Tel qu’il est, Zénaïde le trouve encore superbe, et debout sur le pas de la porte, le cœur un peu gros de la séparation, elle regarde avec inquiétude s’aventurer dans la grande rue d’Indret toute noire, cette ravissante silhouette d’Esquimau qu’escorte le balancement d’une lanterne. Sa belle-mère est obligée de venir la chercher.

 

– Allons, Zénaïde, il faut rentrer.

 

Et Clarisse, en parlant ainsi, a dans la voix une intonation impatiente que ne justifie en rien la sollicitude amoureuse de la jeune fille. Cette angoisse nerveuse ne fait qu’augmenter avec l’heure et n’échappe pas à l’ami Jack. On cause cependant, tout en rangeant la salle. De temps en temps, Clarisse regarde la pendule et dit : « Comme il est tard ! »

 

– Pourvu qu’il ne manque pas le train…, répond Zénaïde qui ne pense qu’à son futur, et depuis qu’il est parti, le suit dans toutes les étapes de son voyage… Le voilà au bout du pays… Il appelle le passeur… Il monte en bateau…

 

– Il doit faire froid sur la Loire ! » s’écrie-t-elle en achevant tout haut son rêve.

 

– Oh ! oui, bien froid… répond la belle-mère en frissonnant ; mais ce n’est pas pour le beau brigadier qu’elle se tourmente. Dix heures sonnent. Elle se lève vivement, d’une détente, comme on fait pour renvoyer les importuns :

 

– Si nous allions nous coucher ?

 

Puis, voyant l’apprenti qui se dispose à donner à la porte, comme tous les soirs, un dernier tour de clef, elle s’élance pour l’arrêter :

 

– C’est fait, c’est fait. J’ai fermé, montons.

 

Mais cette Zénaïde n’en finit plus de parler de son Mangin.

 

– Trouvez-vous que cela va bien, Jack, les moustaches blondes ? Combien donc ça paye-t-il d’entrée les graines oléagi… oléagineuses ?

 

Jack ne s’en souvient plus. Il faudra qu’elle en parle à M. Mangin. C’est si intéressant cette question des tarifs !

 

– Voulez-vous aller vous coucher, oui ou non ? demande madame Roudic en feignant de rire, mais frémissante de tous ses nerfs. Pour le coup, c’est fini. Ils montent tous les trois le petit escalier.

 

– Allons, bonsoir ! dit la belle-mère en entrant dans sa chambre. Je tombe de sommeil.

 

Ses yeux sont pourtant bien brillants. Jack a déjà le pied sur l’échelle de sa soupente ; mais la chambre de Zénaïde, ce soir-là, est tellement encombrée des cadeaux de noce, qu’il ne résiste pas au désir de les passer en revue.

 

Belle occasion pour ce qu’il voulait savoir. Dans la journée, des amies étaient venues. On avait sorti tous les trésors, et ils étaient encore là, étalés sur la large commode où une vierge en cire avec son enfant Jésus mettait sa blancheur d’image. Auprès d’elle, douze petites cuillers en vermeil luisaient dans leur écrin ouvert, puis une cafetière en argent, un livre de messe à fermoirs, une boîte à gants – des gants d’homme, dam ! – et tout autour les paperasses froissées, les faveurs bleues ou roses qui avaient servi à nouer toutes ces surprises arrivées du château. Ensuite venaient les offrandes plus humbles des femmes d’employés ou de contre-maîtres. Le voile, la couronne dans des cartons expédiés de Nantes et offerts en commun par madame Kerkabélek et madame Lebelleguic ; madame Lemoallic avait envoyé une horloge, madame Lebescam un tapis de table, d’autres des ouvrages au tricot, au crochet, une bague en verre, une image de sainteté, un flacon d’odeur, et enfin deux « mariés du bourg de Batz » en coquillage, deux raides petites poupées habillées de coquilles, dont les teintes variées reproduisaient le costume pittoresque du pays, le plastron doré sur l’épaisse jupe bleue de l’épousée et la veste courte, les braies bouffantes du mari.

 

Zénaïde montrait tous ces trésors avec orgueil, les renveloppait soigneusement à mesure. L’apprenti poussait des cris d’admiration et pensait tout le temps : « Qu’est-ce que je pourrais bien lui donner, moi ? »

 

– Et mon trousseau, Jack ? Mon trousseau, vous ne l’avez pas vu ? Attendez.

 

Elle prit une clef dans une tasse sur la commode, ouvrit un tiroir, en tira une autre clef ciselée et très ancienne, qui ouvrait l’armoire de chêne depuis cent ans dans la famille. Les deux battants s’écartèrent, laissant s’évaporer une bonne odeur de lessive à l’iris ; et Jack put admirer de grandes piles de draps roux filés par la première madame Roudic, et des amas de linge ouvré, tuyauté, plissé par ces habiles mains bretonnes qui s’affinent à gaufrer des surplis et des coiffes.

 

– Y en a-t-il !… disait Zénaïde triomphante.

 

Le fait est que jamais, chez sa mère, dont l’armoire à glace débordait pourtant de broderies et de fines dentelles, Jack n’avait vu tant de linge rangé d’un si bel ordre.

 

– Mais ce n’est pas ça le plus beau, mon ami Jack. Regardez ceci.

 

Et, soulevant une lourde pile de jupons, elle lui montra une cassette enfouie dans toutes ces toiles blanches comme si elle eût été la mariée.

 

– Savez-vous ce qu’il y a là-dedans ?… Ma dot.

 

Elle disait cela avec fierté.

 

– Ma dot chérie, ma jolie petite dot, qui me vaudra dans quinze jours de m’appeler madame Mangin. Il y en a de l’argent, là-dedans, allez, et des pièces de toutes sortes : des blanches, des jaunes. Hein ! croyez-vous que papa Roudic m’a faite riche ! Tout ça, c’est pour moi, c’est pour mon petit Mangin. Oh ! quand j’y pense, j’ai envie de rire et de pleurer tout ensemble, et puis de danser aussi.

 

Dans une explosion de joie comique, la grosse fille, pinçant sa jupe de chaque côté et l’écartant les doigts en l’air, commençait à exécuter une lourde bourrée devant cette bienheureuse cassette à laquelle elle devait son bonheur, quand un coup frappé à la muraille l’interrompit subitement.

 

– Voyons ! Zénaïde, laisse-le donc aller se coucher, cet enfant. Tu sais bien qu’il faut qu’il se lève de bonne heure.

 

C’était la voix de Clarisse qui parlait, très irritée cette fois, toute changée. Un peu honteuse, la future madame Mangin ferma son bahut, on se dit bonsoir à voix basse, Jack appliqua son échelle à la soupente et, cinq minutes après, la petite maison, engourdie sous la neige, bercée par le vent, paraissait dormir comme ses voisines dans le silence et le calme de la nuit. Mais le masque des maisons est aussi trompeur que celui des hommes ; et pendant que celle-ci tient ses fenêtres closes comme des paupières appesanties de sommeil, elle abrite le plus navrant et le plus sombre des drames.

 

C’est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclairés seulement du reflet d’incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L’homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu’une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille vigoureuse et souple cambrée dans une pose d’adoration, de prière.

 

– Oh ! je t’en supplie, dit-il tout bas, je t’en supplie si tu m’aimes…

 

Que peut-il avoir à lui demander encore ? Que peut-elle lui donner de plus ? Est-ce qu’elle n’est pas à lui tout entière, à toute heure, et partout, et malgré tout ? Il n’y avait qu’une chose qu’elle eût respectée jusque-là, c’était la maison de son mari. Eh bien ! le Nantais n’avait eu qu’un signe à faire, un mot à écrire : « Je viendrai cette nuit… laisse la porte ouverte, » pour la décider à lui livrer cette dernière ressource de son honneur, à perdre cette espèce de tranquillité que communique, même à la plus coupable, l’intérieur qui n’a jamais été souillé.

 

Non seulement elle avait laissé la porte ouverte, comme il le demandait, mais, une fois les autres couchés, elle s’était recoiffée, parée de la robe qu’il aimait, des boucles d’oreilles qu’il lui avait données ; elle avait essayé de se faire bien belle pour cette première nuit d’amour. Que lui fallait-il donc encore ? Probablement quelque chose de bien terrible, d’impossible, quelque chose que certainement elle ne possédait pas. Sans quoi, comment aurait-elle résisté à l’étreinte passionnée de ces deux bras serrés autour d’elle, à la prière éloquente de ces yeux allumés d’une fièvre de convoitise, et de cette bouche appuyée sur la sienne.

 

Cependant elle ne cédait pas, elle si faible et si molle. Elle trouvait une force de résistance devant l’exigence de cette homme, un accent de révolte et d’indignation pour lui répondre : « Oh ! non… non… pas ça… C’est impossible. »

 

– Voyons, Clarisse, puisque je te dis que c’est pour deux jours. Avec ces six mille francs je payerai d’abord les cinq mille francs que j’ai perdus et puis, de ce qui reste, je regagne une fortune.

 

Elle eut, en le regardant, une expression d’égarement, de terreur, puis un soubresaut de tout son corps :

 

– Non, non, pas cela.

 

L’on eût dit qu’elle répondait bien moins à lui qu’à elle-même, à une pensée tentatrice enfouie sous sa résistance. Alors il redoubla de tendresse, de supplications ; et elle essayait de s’éloigner de lui, de fuir ces baisers, ces caresses, cet enlacement passionné où il endormait d’ordinaire les scrupules, les remords de la faible créature.

 

– Oh ! non, je t’en prie, n’y pense plus. Cherchons un autre moyen.

 

– Je te dis qu’il n’y en a pas.

 

– Mais si, écoute. J’ai une amie très riche à Châteaubriand, la fille du receveur. J’ai été au couvent avec elle. Je vais lui écrire, si tu veux. Je lui demanderai ces six mille francs comme pour moi.

 

Elle disait tout ce qui lui passait par l’esprit, la première chose venue, pour échapper à l’obsession de sa prière. Il s’en doutait bien et secouait la tête :

 

– C’est impossible, dit-il, il me faut l’argent demain.

 

– Eh bien ! sais-tu ? tu devrais aller trouver le directeur. C’est un homme très bon qui t’aime bien. Peut-être que…

 

– Lui ? Allons donc ! Il me renverra de l’usine. Voilà ce que j’y aurai gagné. Quand je pense pourtant que ce serait si simple. Dans deux jours, rien que deux jours, je remettrais l’argent.

 

– Oh ! tu dis ça…

 

– Si je le dis, c’est que j’en suis certain. Sur quoi veux-tu que je te le jure ?

 

Et voyant qu’il ne la convaincrait pas, qu’elle se renfermait à la fin dans ce mutisme barré où les faibles se retranchent contre eux-mêmes et contre les autres, il laissa échapper une sinistre parole :

 

– J’ai eu bien tort de t’en parler. J’aurais mieux fait de ne rien te dire, de monter là-haut à l’armoire et de prendre ce qu’il me fallait.

 

– Mais, malheureux, murmura-t-elle en tremblant, car cette peur lui vint qu’il pourrait faire ce qu’il disait, tu ne sais donc pas que Zénaïde regarde son argent tous les jours, qu’elle le compte, le recompte… Tiens ! encore ce soir je l’entendais qui montrait sa cassette à l’apprenti.

 

Le Nantais tressaillit.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Mais oui… la pauvre fille est si heureuse… Il y aurait de quoi la tuer… D’ailleurs la clef n’est pas sur l’armoire.

 

S’apercevant tout à coup qu’en discutant elle perdait de l’intégrité de son refus, que chacun de ses arguments pouvait fournir une arme, elle se tut. Le pire, c’est qu’ils s’aimaient, qu’ils se le disaient en croisant leurs regards, en unissant leurs lèvres dans les intervalles de ce triste débat. Et c’était horrible ce duo dont l’air et les paroles se ressemblaient si peu.

 

– Qu’est-ce que je vais devenir ? répétait à chaque instant le misérable. S’il ne payait pas cette dette de jeu, il était déshonoré, perdu, chassé de partout. Il pleurait comme un enfant, roulait sa tête sur les genoux de Clarisse, l’appelait : « Sa tante… sa petite tante… » Ce n’était plus l’amant qui suppliait, c’était un enfant à qui Roudic avait servi de père et pour qui toute la maison n’avait que des gâteries. Elle pleurait avec lui, la pauvre femme, mais sans vouloir céder. À travers ses larmes, elle continuait à dire : « Non… non… cela ne se peut pas, » en se cramponnant aux mêmes mots comme un noyé à l’épave qu’il a saisie et qu’il serre dans ses mains crispées. Soudain il se leva :

 

– Tu ne veux pas ?… Alors, c’est bon. Je sais ce qu’il me reste à faire. Adieu, Clarisse ! Je ne survivrai pas à ma honte.

 

Il s’attendait à un cri, à une explosion.

 

Non.

 

Elle vint droit à lui :

 

– Tu veux mourir. Eh bien ! moi aussi. J’en ai assez de cette vie de crime, de mensonge, où l’amour obligé de se cacher se cache si bien qu’on ne sait plus le retrouver. Allons, viens !

 

Il la retint :

 

– Comment ! tu voudrais… Quelle folie ! Est-ce possible ?

 

Mais il était à bout d’arguments, de contrainte, agité par une colère sourde devant la révolte subite de cette volonté. Une ivresse de crime lui montait au cerveau.

 

– Ah ! c’est trop bête, à la fin, dit-il en s’élançant vers l’escalier.

 

Clarisse y fut avant lui, se planta sur la première marche :

 

– Où vas-tu ?

 

– Laisse-moi… laisse-moi… Il le faut.

 

Il bégayait.

 

Elle s’accrocha à lui :

 

– Ne fais pas ça, je t’en prie.

 

Mais l’ivresse montait, il n’écoutait plus rien.

 

– Prends garde… si tu bouges, je crie… j’appelle.

 

– Eh bien ! appelle. Tout le monde saura que tu as ton neveu pour amant et que ton amant est un voleur.

 

Il lui dit cela de tout près, car ils parlaient bien bas dans cette lutte, saisis malgré eux de ce respect du silence et du sommeil que la nuit porte avec elle. À la rouge lueur du foyer qui s’en allait mourant, il lui apparut tout à coup tel qu’il était réellement, démasqué par une de ces émotions violentes qui laissent voir les mouvements de l’âme, en décomposant tous les traits. Elle le vit avec son grand nez ambitieux, aux narines dilatées, sa bouche mince, ses yeux bigles à force de regarder les cartes. Elle songea à tout ce qu’elle avait sacrifié à cet homme, et comme elle s’était faite belle pour cette nuit d’amour, la première qu’ils passaient ensemble.

 

Oh ! l’horrible, l’épouvantable nuit d’amour !

 

Subitement, elle fut prise d’un profond dégoût de lui et d’elle-même, d’un abandon de toutes ses forces. Et pendant que le malfaiteur grimpait l’escalier, s’en allait à tâtons dans la vieille maison paternelle dont il connaissait tous les recoins, elle retombait sur le divan, enfonçant sa tête dans les coussins pour étouffer ses sanglots et ses cris, ne plus rien voir, ne rien entendre.

 

 

CHAPITRE  V