J2.05 - L'IVRESSE

 

V

L’IVRESSE

     Il n’était pas encore six heures du matin.

 

Dans les rues d’Indret il faisait pleine nuit. Çà et là, à des vitres de boulangers, de marchands de vin, quelques lumières fumeuses apparaissaient dans le brouillard comme derrière un papier huilé, avec cet étalement blafard du rayon qui ne peut percer. Dans un de ces cabarets, près du poêle allumé et ronflant, le neveu de Roudic et son apprenti étaient assis et causaient en buvant.

 

– Allons, Jack, encore une tournée.

 

– Non, merci, monsieur Charlot. Je n’ai pas l’habitude de boire. J’ai peur que cela me fasse du mal.

 

Le Nantais se mit a rire :

 

– Allons donc ! Un Parisien comme toi… tu plaisantes… Hé ! minzingo, deux verres de blanche et que ça ne traîne pas !

 

L’apprenti n’osa pas refuser. Les attentions dont il était l’objet de la part d’un si bel homme le flattaient énormément. Il y avait de quoi. Ce dessinandier si fier, si dédaigneux d’habitude, qui en dix-huit mois ne lui avait pas adressé trois fois la parole, le rencontrant par hasard ce matin-là dans Indret, lui avait fait l’honneur de l’aborder comme un camarade, de l’emmener avec lui au cabaret et de le régaler de trois petits verres de couleurs différentes. C’était si extraordinaire que Jack, pour commencer, éprouvait quelque méfiance. L’autre avait un air si singulier, il lui demandait avec tant d’obstination : « Rien de nouveau chez les Roudic ?… Rien de nouveau, vraiment ? »

 

L’apprenti pensait en lui-même :

 

– Toi, si tu crois que je vais me charger de tes commissions comme Bélisaire…

 

Mais cette mauvaise impression n’avait pas duré longtemps. Dès la seconde tournée de blanche, il s’était senti plus à l’aise, plus rassuré. Après tout, ce Nantais ne paraissait pas un mauvais homme, bien plutôt un malheureux égaré par ses passions. Qui sait ? Il ne lui manquait peut-être qu’une main tendue, un conseil d’ami pour le remettre dans la bonne voie, le faire renoncer au jeu, l’obliger à respecter la maison de son oncle.

 

À la troisième tournée, Jack, saisi d’une subite effusion, d’une chaleur de cœur extraordinaire, offrit son amitié au Nantais, qui l’accepta avec reconnaissance, et, devenu son ami, il crut pouvoir lui donner quelques conseils :

 

– Voulez-vous que je vous dise une chose, Nantais ?… Eh bien !… croyez-moi… ne jouez plus.

 

Le coup était droit et dut porter, car le dessinandier eut un mouvement nerveux dans les lèvres, (l’émotion sans doute) et avala son verre d’eau-de-vie précipitamment. Jack, voyant l’effet qu’il produisait, ne s’en tint pas là :

 

– Et puis, tenez ! il y a encore une autre chose que je veux vous dire…

 

Heureusement que la voix du cabaretier l’interrompit, car pour le coup le Nantais aurait eu beaucoup de peine à cacher ses impressions.

 

– Hé ! les gas ! voilà la cloche.

 

Dans l’air froid du matin, un tintement monotone et sinistre se mêlait à un mouvement de foule muette, à des tousseries, à des claquements de sabots, le long des rues montantes.

 

– Allons, dit Jack, il faut partir.

 

Et comme son ami avait payé les deux premières tournées, il tint absolument à régler la troisième, heureux de tirer un louis de sa poche et de le jeter sur le comptoir en disant : « Payez-vous. »

 

– Bigre ! un jaunet… fit le marchand peu habitué à voir de pareilles pièces sortir des poches d’un apprenti. Le Nantais ne dit rien, mais il tressaillit… Est-ce qu’il serait allé à l’armoire, celui-là, aussi ? Jack triomphait de voir leur étonnement.

 

– Et il y en a d’autres ! dit-il en tapant sur sa cotte ; puis se penchant à l’oreille du dessinandier :

 

– C’est pour un cadeau que je veux faire à Zénaïde.

 

– Vraiment ? fit l’autre en souriant méchamment.

 

Le cabaretier n’en finissait pas de tourner et de retourner sa pièce avec une certaine inquiétude.

 

– Mais dépêchez-vous donc ! lui dit Jack. Vous allez me faire manquer le drapeau.

 

En effet, la cloche sonnait encore, mais lentement, en espaçant ses coups comme si elle manquait de voix pour les derniers appels. Enfin, la monnaie rendue, ils sortirent tous les deux, bras dessus bras dessous.

 

– Quel dommage, mon vieux Jack, que tu sois forcé de rentrer à la boîte ! Le bateau de Saint-Nazaire ne passe que dans une heure. J’aurais été si heureux de rester encore un peu avec toi ! Ça me fait vraiment du bien de t’entendre. Ah ! si j’avais toujours été conseillé comme cela !

 

Et, tout doucement, il entraînait l’apprenti du côté de la Loire. Celui-ci se laissait faire. Après la chaleur épaisse du cabaret, le froid de la rue l’avait saisi, arrivant sur la troisième tournée. Il marchait comme étourdi, butait à chaque pas, et, le givre étant très glissant, s’appuyait de toutes ses forces au bras de son nouvel ami pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup sur la tête, ou bien qu’on lui serrait le crâne dans un chapeau de plomb. Mais cela ne dura que quelques minutes.

 

– Attendez donc, dit-il. Il me semble qu’on n’entend plus la cloche.

 

– Pas possible !

 

Ils se retournèrent. Un petit jour blanc déchirait le ciel, l’éclairait au-dessus de l’usine. Le drapeau avait disparu. Jack fut terrifié. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Mais le plus désolé des deux était encore le Nantais.

 

– C’est ma faute, c’est ma faute, disait-il. Il parlait d’aller trouver le directeur pour le supplier, lui expliquer qu’il était seul coupable. À son tour, l’apprenti fut obligé de le rassurer.

 

– Bah ! laissez donc, je n’en mourrai pas pour avoir été marqué une fois absent sur la planchette de contrôle. Je vous accompagnerai jusqu’au bateau, et je rentrerai pour la cloche de dix heures. J’en serai quitte pour une saboulée du grand Lebescam.

 

C’était justement cette saboulée qui lui faisait peur. Mais ce sentiment-là ne résista pas à la joie, à la fierté qu’il éprouvait de marcher au bras du Nantais et à la conviction qu’il avait de le ramener à des sentiments honnêtes. C’est dans ce sens qu’il lui parlait en descendant vers le fleuve sous les grands arbres tout blancs de givre ; et il mettait tant d’action à ses paroles, qu’il ne sentait pas le froid noir de cette matinée, ni la bise qui soufflait terriblement, coupante comme une lame. Il parlait du brave père Roudic, si bon, si aimant, si confiant ; de Clarisse qui, avec tout ce qu’il fallait pour être heureuse, faisait pitié par sa pâleur, et ces yeux égarés qu’elle avait à certains moments.

 

– Ah ! si vous l’aviez vue ce matin, quand je suis parti ! Elle était si blanche, elle avait l’air d’une morte.

 

Comme il parlait ainsi, l’apprenti sentait le bras du Nantais tressaillir sous le sien, ce qui lui prouva bien qu’il restait encore du cœur chez ce garçon.

 

– Elle ne t’a rien dit, Jack ? Bien vrai, elle ne t’a rien dit ?

 

– Rien, pas un mot. Zénaïde lui parlait, elle ne répondait pas. Elle n’a pas mangé. J’ai peur qu’elle soit malade.

 

– Pauvre femme !… dit le Nantais avec un soupir de soulagement que l’enfant prit pour de la tristesse et qui le remplit de pitié.

 

– En voilà assez pour une fois, pensait-il, il ne faut pas que je l’accable.

 

Ils approchaient du quai. Le bateau n’arrivait pas encore. Un épais brouillard couvrait le fleuve d’une rive à l’autre.

 

– Si nous entrions là ? dit le Nantais.

 

C’était une baraque en planches avec des bancs à l’intérieur pour servir d’abri aux ouvriers en attendant les passeurs, les jours de mauvais temps. Clarisse la connaissait bien, cette baraque ! Et la vieille, qui avait installé dans un coin son petit commerce d’eau-de-vie de grain et de café noir, avait vu bien des fois madame Roudic attendre la barque de passage et traverser la Loire par des « temps de chien. »

 

– Ça pique, à ce matin, les gâs ! Vous ne prenez pas une goutte ?

 

Jack voulut bien prendre une goutte, mais à condition de la payer, et même il fit signe à un matelot de faction qui grelottait au pied du sémaphore de venir boire avec eux. Le matelot et le Nantais avalèrent leur eau-de-vie comme une muscade. L’apprenti les imita ; mais ce qu’il n’aurait pas pu imiter, c’est ce sourire de gourmandise, ce « ah ! » de satisfaction qu’avait le marin en s’essuyant la bouche d’un revers de manche. Terrible goutte ! Il semblait à Jack qu’il venait d’absorber tout le mâchefer de la forge. Soudain, un coup de sifflet déchira le brouillard. Le bateau de Saint-Nazaire ! Il fallut se séparer ; mais on se promit de se revoir.

 

– Tu es un brave garçon, Jack, et je te remercie de tes bons conseils.

 

– Laissez donc ! ça n’en vaut pas la peine, répondit Jack en serrant vigoureusement la main du Nantais, et très étonné de se sentir aussi ému que s’il quittait pour toujours un ami de vingt ans. Surtout, Charlot, vous savez ce que je vous ai dit. Ne jouez plus.

 

– Oh ! non, plus jamais, dit l’autre en se dépêchant de s’embarquer, pour que son jeune ami ne le vît pas éclater de rire.

 

Une fois le Nantais parti, Jack n’eut pas la moindre envie de retourner à l’usine. Il se sentait au cœur une allégresse inusitée, dans les veines un bouillonnement, un besoin de crier, de courir, de gesticuler. Même le brouillard blanc répandu sur la Loire, traversé de grands navires noirs qui glissaient au milieu ainsi que des ombres chinoises, lui semblait gai, attirant, comme s’il se fût senti des ailes pour le franchir. Ce qui lui paraissait sinistre, au contraire, c’est tout ce train de marteaux, de chaudronnerie, ce ronflement sourd qu’il connaissait trop bien et qu’il avait grande envie de fuir. Après tout, qu’il fût absent tout un jour ou seulement quelques heures, la saboulée de Lebescam n’en serait pas plus rude. Alors cette bonne idée lui vint.

 

– Puisque je suis en route, si j’en profitais pour aller jusqu’à Nantes acheter le cadeau de Zénaïde ?

 

Le voilà dans le bateau du passeur, puis à la Basse-Indre, puis à la gare, transporté, lui semblait-il, comme par enchantement, tellement tout lui était facile et léger ce matin-là. Mais à la gare il n’y avait pas de départ avant midi. Comment passer le temps ? La salle d’attente était froide et déserte. Dehors le vent soufflait. Jack entra dans une auberge plus fréquentée par les ouvriers que par les paysans, bien qu’elle fût en pleine campagne, et portant pour enseigne ces mots écrits en noir sur la façade recrépie : LÀ, S’IL VOUS PLAIT, le cri qui retentit dans la forge quand le fer est chaud et qu’on appelle les compagnons pour le battre. Enseigne menteuse comme toutes les enseignes, car il ne s’agissait pas de forger ici.

 

Quoiqu’il fût encore de bonne heure, il y avait du monde presque à toutes les tables éclairées de petites lampes à pétrole dont la fumée malsaine se mêlait à celle des pipes, pour épaissir l’atmosphère. Là, s’il vous plaît, buvait dans des coins ce qui hante les cabarets en semaine, à l’heure du travail, le rebut, la lie des ateliers, tout ce qui trouve l’outil trop lourd et le verre léger. Là, s’il vous plaît, on ne voyait que des visages sordides, des bourgerons paresseux souillés de vin et de boue, des bras lassés du sommeil de l’ivrogne, tous les irréguliers, les lâches, les ratés du travail que le cabaret guette aux environs de l’usine, qu’il attire avec sa devanture traîtresse où les bouteilles alignées colorent et déguisent les poisons de l’alcool. Suffoqué par la fumée, étourdi par un brouhaha confus, l’apprenti hésitait à prendre place sur les bancs à côté des autres, quand il s’entendit appeler dans le fond :

 

– Ohé ! l’Aztec, par ici !

 

– Tiens ! voilà Gascogne.

 

Gascogne était un ouvrier d’Indret renvoyé de la veille pour cause d’ivrognerie. Près de lui, à la même table, se trouvait assis un matelot, ou plutôt un novice de seize à dix-sept ans, dont la tête imberbe et déjà flétrie, à la bouche veule et détendue, sortait de sa large collerette bleue avec une désinvolture d’effronterie. Jack se joignit à cette aimable société.

 

– Tu tires donc une bordée, toi aussi, ma vieille ! dit Gascogne avec cette familiarité de compagnonnage qui unit les mauvais ouvriers… Comme ça se trouve ! Tu vas prendre une tournée avec nous.

 

Il accepta, et ce fut entre eux un assaut de politesses et de flacons de toutes les couleurs. Le novice surtout plaisait à Jack. Il portait son joli costume d’un air si fendant et si crâne ! Et puis tant d’aplomb, une telle audace, ne craignant ni Dieu ni gendarmes. À son âge, il avait fait deux fois le tour du monde, et il parlait des Javanaises et de Java comme si ç’avait été en face, de l’autre côté de la Loire. Ah ! que l’apprenti eût volontiers troqué son gilet de tricot, son bourgeron, sa cotte, contre le chapeau de toile cirée crânement renversé sur la tête rase du novice et cette ceinture lâche d’un bleu fané par le soleil et l’eau de mer ! Un vrai métier, au moins, celui-là, plein d’aventures, de dangers et d’espace. Le marin s’en plaignait pourtant :

 

– « Trop de bouillon pour si peu de viande… » disait-il à chaque instant.

 

Jack était ravi de l’expression, la trouvait extrêmement spirituelle :

 

– Trop de bouillon pour si peu de viande !… Oh ! ces matelots, quels gaillards.

 

– C’est comme à Indret, ajoutait Gascogne. En voilà une baraque !… Et il se répandait en imprécations contre le directeur, les surveillants, des tas de propres à rien qui se croisaient les bras tandis qu’on s’éreintait pour eux.

 

– Le fait est qu’il y aurait beaucoup à dire… fit Jack, à qui revinrent subitement des phrases banales du chanteur Labassindre sur les droits de l’ouvrier et la tyrannie du capital. Il avait la langue déliée comme les jambes, ce matin-là, le vieux Jack. Peu à peu, son éloquence fit taire tous les bavardages du cabaret. On l’écoutait. On chuchotait près de lui : « Il est joliment futé, ce gamin ; on voit bien qu’il vient de Paris. » Il ne lui manquait, pour faire plus d’effet, que de posséder le creux de Labassindre, et non pas cette voix de jeune coq enroué, cette voix d’adulte où les douceurs de l’enfance détonnaient dans de précoces gravités et qui lui arrivait de très loin en ce moment, comme s’il eût envoyé ses mots à plusieurs atmosphères au-dessus de sa tête. Bientôt ce qu’il disait devint si confus, si indistinct, même pour lui, qu’il parla d’abord sans s’entendre, puis ressentit une impression d’enveloppement et de roulis comme s’il était lancé à la suite de ses idées et de ses mots dans la nacelle d’un ballon dont le mouvement lui faisait mal au cœur et l’étourdissait tout à fait.

 

… Une sensation de fraîcheur sur le front le rendit à lui-même. Il était assis au bord de la Loire. Comment se trouvait-il là, à côté de ce matelot qui lui mouillait les tempes ? Ses yeux, péniblement rouverts, papillotèrent au grand jour ; ensuite il aperçut, en face de lui, la fumée de l’usine, et, tout près, un pêcheur debout dans son bateau, hissant la voile et se préparant au départ.

 

– Eh bien ! ça va-t-il un peu mieux ? dit le novice en tordant son mouchoir.

 

– Mais oui, très bien, répondit Jack en grelottant, la tête lourde.

 

– Alors, embarque !

 

– Comment ? fit l’apprenti très étonné.

 

– Mais oui. Nous allons à Nantes. Tu ne te rappelles donc pas que tu as loué un bateau à ce marinier, tout à l’heure, au cabaret. Voilà Gascogne qui revient avec les provisions.

 

– Les provisions !

 

– Tiens, ma vieille, je te rends ta monnaie, dit le forgeron chargé d’un grand panier d’où sortaient le chanteau d’un pain et les goulots de bouteilles… Allons, hop ! En route, garçons ! Le vent est bon. Dans une heure nous serons à Nantes ; et c’est là qu’on en tirera une vraie bordée.

 

Jack eut alors, pendant une minute, une vision très nette de ce qu’il allait faire, du gouffre où il roulait. Il aurait voulu sauter dans la barque du passeur amarrée non loin de là, retourner à Indret, mais il eût fallu pour cela un effort de volonté dont il n’était pas capable.

 

– Viens donc ! lui cria le novice… Tu es encore un peu pâlot, le déjeuner te remettra.

 

L’apprenti ne résista plus, s’embarqua avec les autres. Après tout, il lui restait encore trois louis, plus qu’il n’en fallait pour acheter ses vêtements et un petit souvenir à Zénaïde. Son voyage à Nantes ne serait donc pas perdu. D’ailleurs, c’était un effet de l’état dans lequel il se trouvait de passer par les impressions les plus contraires et de la tristesse la plus noire à un contentement inexpliqué.

 

Maintenant assis avec les autres au fond du bateau, il déjeunait de bon cœur, mis en appétit par la brise piquante et salée qui faisait filer la barque sous un ciel bas, un vrai ciel breton, la tenait penchée de côté comme un oiseau qui rase l’eau d’une aile… Les cordages criaient, la voile se gonflait de toutes pièces, et les deux bords déroulaient, au clapotement des vagues, des paysages riverains et familiers, des silhouettes de pêcheurs, de laveuses, de bergers dont les moutons sur l’herbe rase semblaient de loin de gros insectes. Jack voyait toutes ces choses, et son imagination surexcitée dénaturait, poétisait les aspects autour de lui. Il lui revenait des souvenirs de lectures, des aventures de mer, des récits d’expéditions lointaines, auxquels le voisinage du matelot, la rencontre de gros navires que la barque évitait en passant, n’étaient pas étrangers. Pourquoi dans ce rappel de sa mémoire une vignette anglaise d’un vieux Robinson Crusoé qu’il avait eu, étant tout petit, se présentait-elle obstinément à son esprit avec sa page jaunie et usée, son Robinson couché dans un hamac, un pot de genièvre à la main, au milieu de matelots ivres, de débris de ripaille, et au-dessous cette inscription retenue depuis dix ans : Et dans une nuit de débauche, j’oubliai toutes mes bonnes résolutions. Peut-être y avait-il en ce moment des bouteilles vides roulant dans la barque, du vin répandu, des gens couchés parmi les restes d’un repas. Jack n’en savait rien positivement, mais des vols de mouettes égarées par le vent et tourbillonnant au sommet de la voile augmentaient son illusion de voyage au long cours : car il avait le visage levé, ne voyait plus rien que le ciel, des flocons de nuées grises se succédant sans relâche au-dessus de sa tête et fuyant avec une vitesse fatigante, dont le vertige commençait à le gagner.

 

Il changea de position, rappelé à la vie réelle par les chansons de ses deux compagnons, qui criaient des refrains de bord : Et bitte et bosse ! – Et quelle noce ! Ah ! s’il avait pu faire comme eux ; mais il ne savait que des rondes d’enfant comme : Mes souliers sont rouges, et il aurait eu honte d’une pareille ignorance. Puis il se sentait gêné par un regard braqué sur le sien. Debout en face de lui, crachant de temps en temps dans ses mains pour mieux tenir la barre, le patron le fixait de ses yeux clairs qui paraissaient déteints dans sa face bronzée et tannée. Jack aurait voulu faire taire ce regard méprisant qui lui disait : « Tu n’as pas honte, méchant gamin ! » mais ces vieux loups de mer, habitués à guetter le grain, à le voir venir en ombres glissantes sur le bleu des vagues, ont des prunelles solides que rien ne fait baisser. Pour endormir cette surveillance gênante, Jack voulut obliger le patron à boire. Il lui tendait un verre qui tremblait dans sa main et une bouteille d’où il s’entêtait à faire tomber le vin enfui jusqu’à la dernière goutte : « Allons, patron, un coup de vin… »

 

Le patron fit signe qu’il n’avait pas soif.

 

– Laisse-le donc tranquille, ce vieux Lascar, dit tout bas le novice à son ami, tu ne te rappelles donc pas qu’il n’avait pas envie de nous conduire… C’est sa femme qui l’a décidé… Lui trouvait que tu avais trop d’argent, que ça n’était pas naturel.

 

Ah ! mais, si vous croyez que Jack va se laisser traiter de voleur… Vous saurez qu’il en a tant qu’il en veut de l’argent. Il n’a qu’à écrire à… Heureusement il se souvient dans le désordre de ses idées que sa mère lui a défendu de prononcer son nom à propos de ces cent francs, et il se contente d’affirmer que cet argent est bien à lui, que ce sont ses économies, qu’il va acheter des vêtements avec et tâcher d’avoir un petit cadeau pour Zé… Zé… Zénaïde !

 

Il parlait, il parlait… Mais personne ne l’écoutait. Gascogne et le matelot étaient en train de se disputer. L’un voulait descendre à Châtenay, un grand faubourg de Nantes qui s’étend en longueur au bord de l’eau, délabré, usinier et sombre, avec des hangars alternés de guinguettes ou de pauvres jardins noircis de pluie et de fumée. L’autre voulait que l’on continuât jusqu’à Nantes ; et dans la dispute qui s’échauffait, on se menaçait de « se démolir la figure à coups de bouteilles, de s’ouvrir le ventre à coups de couteau, ou simplement de se dévisser la tête pour voir ce qu’il y avait dedans. »

 

Le comique, c’est qu’ils se disaient ces aménités tout près l’un de l’autre, obligés de s’accrocher au rebord de la barque pour ne pas tomber ; car la brise était forte et le petit bateau sillonnait le fleuve avec son flanc. Pour exécuter leurs terribles menaces, il aurait fallu qu’ils eussent les mains libres et un peu plus de large. Mais Jack ne voyait pas les choses ainsi, les prenait très au sérieux au contraire, et désolé de la discorde survenue entre ses deux camarades, essayait de les calmer, de les réconcilier.

 

– Mes amis… mes bons amis… je vous en prie.

 

Il avait des larmes dans la voix, dans les yeux, sur les joues, une sensibilité extraordinaire, comme si toutes ses autres sensations se fussent fondues, délayées, dans une immense envie de pleurer. Peut-être était-ce de voir tant d’eau autour de lui. Enfin la querelle s’apaisa, subitement, comme elle était venue, Châtenay et sa dernière maison ayant filé le long des rives. On entrait dans Nantes. Le patron amena la voile et prit les rames pour se guider plus sûrement dans l’encombrement tumultueux du port.

 

Jack voulut se lever pour jouir du coup d’œil ; mais il fut obligé bien vite de s’asseoir tout étourdi. C’était, comme le matin, une impression de hauteur et de balancement dans le vide. Seulement, cette fois, il ne perdit pas connaissance. Tout tournait autour de lui. De vieilles maisons sculptées, à balcons de pierre, se mêlaient à des mâts de navires, les poursuivaient, les engloutissaient, disparaissaient elles-mêmes, remplacées par des voiles grandes tendues, des tuyaux noirs et fumants, des coques luisantes, rouges ou brunes. À l’avant des vaisseaux, sous les beauprés, des figures pâles, élancées et drapées, montaient et descendaient au mouvement des vagues, et, parfois, ruisselantes d’eau, avaient l’air de pleurer de fatigue et d’ennui. Du moins Jack se figurait cela. Entre ces quais resserrés et massifs, sous ce ciel bas emportant le regard d’autant plus loin qu’il l’empêchait de s’élever, les navires lui faisaient l’effet de prisonniers, et les noms écrits à leurs flancs paraissaient redemander le soleil, le libre espace, les rades dorées des pays transatlantiques.

 

Alors il pensa à Mâdou, à ses fuites dans le port de Marseille, à ses cachettes improvisées au fond des cales, parmi le charbon, les marchandises, les bagages. Mais cette idée comme les autres ne fit que traverser son esprit, s’en alla avec les Oh ! hisse ! des matelots halant sur des cordes, le grincement des poulies en haut des vergues, les coups de marteau des chantiers de construction.

 

Tout à coup, Jack n’est plus dans le bateau. Comment cela s’est-il fait ? Par où est-il descendu ? Le rêve a de ces lacunes ; et Jack vit dans un rêve agité. Ses deux compagnons et lui s’acheminent sur un quai interminable, longé d’une voie ferrée, encombré de marchandises de toutes sortes qu’on est en train de charger ou de débarquer, ce qui fait à chaque pas des obstacles, des passerelles à enjamber. Il trébuche dans des balles de coton, glisse sur des tas de blé, se cogne aux angles des caisses, respire partout où il passe des odeurs violentes ou fades d’épices, de café, de graines ou d’essences. Il perd ses camarades, les retrouve, les reperd encore, et subitement se surprend en train de faire une longue dissertation sur les graines oléagineuses au brigadier Mangin, qui le regarde avec inquiétude et tire sa petite moustache blonde d’un air gêné. Car c’est une chose singulière, Jack se voit agir, il se dédouble. Il y a en lui un Jack qui est comme fou, qui crie, qui gesticule, marche de travers, dit et fait mille sottises, et un être raisonnable, mais muet, bâillonné, impuissant, qui est condamné à assister à la dégradation de l’autre, sans pouvoir rien que regarder et se souvenir. Ce second Jack, clairvoyant et conscient, s’endort pourtant quelquefois, pendant que l’insensé continue ses divagations, et voilà pourquoi il y a de grandes solutions de continuité dans cette journée turbulente, des lacunes, des absences, des vides que la mémoire ne saurait combler.

 

Vous figurez-vous la confusion de Jack raisonnable en voyant son « double » s’en aller dans les rues de Nantes armé d’une longue pipe, affublé d’une ceinture de matelot toute neuve, roulée autour de son bourgeron ? Il voudrait lui crier : « Mais, imbécile, tu n’as pas l’air d’un marin. Tu as beau avoir une pipe, une ceinture, le chapeau en toile cirée de ton novice, tu as beau marcher entre tes deux camarades en roulant les épaules et bégayer d’un air sacripant : « Trop de bouillon pour si peu de viande, sacrés mille noms de noms ! » Tu ressembles tout au plus à un enfant de chœur qui aurait bu le vin des burettes, avec ta ceinture bleue mal nouée, trop haute, et la figure innocente malgré tout… Regarde. On se retourne et l’on rit quand tu passes. »

 

Mais incapable de rien exprimer, il ne peut que penser cela au-dedans de lui et doit suivre son compagnon, cahoté à tous ses zigzags, à tous ses caprices. Il l’accompagne dans un grand café très doré, garni de glaces où les images se reflètent en ayant l’air de tomber. Le Jack, qui a encore des yeux, regarde en face de lui, parmi les gens qui entrent, qui sortent, un groupe sordide et lugubre au milieu duquel est son double bien pâle, sale, souillé de ces boues qu’éclaboussent autour d’eux des pas pesants, mal affermis. Un garçon s’approche des trois sacripants. On les met dehors, on les rend au froid de la rue. À présent ils errent par la ville.

 

Quelle ville !… Comme elle est grande !… Des quais, toujours des quais bordés de vieilles maisons à balcons de fer. On passe un pont, puis un autre, encore un autre. Que de ponts, que de rivières qui se croisent, se mêlent, mettent un fatigant mouvement de flots dans toutes les visions troubles de cette course sans frein ni but ! C’est si triste à la fin de courir ainsi que Jack se retrouve pleurant à chaudes larmes sur un petit escalier étroit et glissant qui joint l’eau noire d’un canal, y enfonce ses dernières marches. C’est une eau sans remous ni courants, épaisse, moirée et lourde, chargée de teinturerie, et qui claque sous les battoirs d’un grand bateau non loin de là. Gascogne et le matelot jouent à la galoche sur la berge. Jack est désolé. Il ne sait pas pourquoi. Il s’ennuie. Et puis il a si mal au cœur !… « Tiens ! si je me noyais… » Il descend une marche, puis une autre. Le voilà au ras de l’eau. L’idée qu’il va mourir l’apitoie sur lui-même.

 

– « Adieu, mes amis… » dit-il en sanglotant. Mais ses amis sont si fort occupés de leur partie de bouchon, qu’ils ne l’entendent pas.

 

– Adieu mes pauvres amis !… Vous ne me verrez plus… Je vais mourir.

 

Les pauvres amis, toujours aussi sourds, discutent sur un coup douteux. Quel malheur pourtant de mourir ainsi, sans dire adieu à personne, sans qu’on essaye de vous retenir au bord du gouffre ! C’est qu’ils le laissaient parfaitement se noyer, ces monstres ! Ils sont là-haut à crier, à se menacer comme le matin. Ils parlent encore de s’ouvrir le ventre, de se dévisser la tête. On s’attroupe autour d’eux. Des sergents de ville arrivent, Jack a peur, remonte les marches, et se sauve… Le voilà le long d’un grand chantier. Quelqu’un passe près de lui, courant et titubant. C’est le matelot, tout débraillé, sans chapeau, sans cravate, son grand col arraché sur la poitrine.

 

– Et Gascogne ?

 

– Dans le canal… Je l’ai envoyé rouler d’un coup de tête… Vlan !…

 

Et le matelot s’en va bien vite, car il a les sergents de ville après lui. Les idées de Jack sont tellement tournées au lugubre, qu’il trouve presque naturel que le novice ait noyé Gascogne, comme si le meurtre était le dernier échelon d’une échelle sinistre où il a posé le pied et qui descend dans le noir. Pourtant, il voudrait retourner sur ses pas, s’informer de ce malheureux. Soudain, on l’appelle.

 

– Hé ! l’Aztec.

 

C’est Gascogne, sans chapeau, sans cravate, essoufflé, éperdu.

 

– Il a son compte, ton matelot… D’un coup de savate, v’lan ! dans le canal… La police est à mes trousses… Je me sauve… bonsoir !…

 

Lequel est le tué des deux ? Lequel est l’assassin ? Jack ne cherche pas, ne comprend plus ; et je ne sais comment cela se fait, les voilà encore réunis tous les trois dans un cabaret où ils s’attablent devant une énorme soupe à l’oignon, dans laquelle on renverse plusieurs litres. Ce breuvage singulier s’appelle « faire chabrol. » On fait chabrol, on doit le faire plusieurs fois, dans des cabarets différents, car les comptoirs, les tables boiteuses se succèdent dans ce rêve vertigineux où le Jack qui raisonne a presque renoncé à suivre l’autre. Ce ne sont que pavés humides, caves sombres, petites portes ogivales surmontées d’enseignes parlantes, de tonnes, de verres mousseux, de raisins en treille. Tout cela s’assombrit à mesure jusqu’au moment où la nuit des bouges s’allume, où des chandelles plantées dans des bouteilles éclairent une vision hideuse de négresses enguirlandées de gaze rose, de matelots dansant la gigue, accompagnés par des harpistes en redingote. Là, Jack, excité par la musique, fait mille folies. Maintenant il est grimpé sur une table, en train d’exécuter une danse surannée qu’un vieux maître à danser de sa mère lui a apprise quand il était enfant :

 

À la Monaco

L’on chasse et l’on déchasse.

 

Et il chasse, et il déchasse, puis la table croule, et il roule avec elle parmi des débris, des cris, un tumulte effroyable de vaisselle brisée.

 

Affaissé sur un banc, au milieu d’une place déserte, inconnue, où se dresse une église, il a encore la mesure de son pas dans l’idée : À la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse. C’est tout ce qui reste de la journée dans sa tête vide, aussi vide que son gousset… Le matelot ? Parti… Gascogne ? Disparu… Il est seul à cette heure du crépuscule où la solitude se sent dans toute son amertume. Le gaz jaune s’allume isolément par flambées aussitôt reflétées dans la rivière et les ruisseaux. Partout l’ombre flotte, comme une cendre amoncelée sur le foyer du jour encore vaguement éclairé. Dans cette ombre, l’église noie peu à peu ses contours massifs. Les maisons n’ont plus de toits, les navires plus de huniers. La vie descend au ras du sol à la hauteur des rayons tombant de quelques rares boutiques.

 

Après les cris, les chants, les larmes, le désespoir, la grande joie, Jack arrive maintenant à la terreur. À la page lugubre du triste livre qu’il a lu tout le jour, il y a écrit : Néant. Sur celle-là : Néant et Nuit… Il ne bouge plus, n’a pas même la force de s’enfuir pour échapper à cet abandon, à cette solitude qui l’épouvante, et resterait là étendu sur ce banc, comme ils font tous, dans un anéantissement qui n’est pas le sommeil, si un cri bien connu, cri sauveur, cri de délivrance, ne l’arrachait à sa torpeur :

 

Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux !

 

Il appelle : « B’lisaire !… »

 

C’est Bélisaire. Jack essaye de se dresser, de lui expliquer qu’il a tiré « une bor… bor… bordée ; » mais il ne sait s’il y parvient. En tout cas, il s’appuie sur le camelot dont la démarche est au diapason de la sienne, aussi clopinante, aussi pénible, mais soutenue au moins par une vigoureuse volonté. Bélisaire l’emmène, le gronde doucement. Où sont-ils ? où vont-ils ? Voilà les quais éclairés et déserts… Une gare… C’est bon un banc pour s’allonger…

 

Quoi donc ? Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on lui veut ? On le réveille. On le secoue. On le bouscule. Des hommes lui parlent très fort. Ses mains sont prises dans des mains de fer. Ses poignets attachés avec des cordes. Et il n’a pas seulement le courage de résister, car maintenant le sommeil est plus fort que tout. Il dort dans quelque chose qui a l’air d’un wagon. Il dort ensuite dans un bateau où il fait bien froid, mais où il ronfle tout de même, roulé au fond, incapable de mouvement. On le réveille encore, on le porte, on le tire, on le pousse. Et quel soulagement il éprouve, après ces pérégrinations sans nombre dans un somnambulisme éperdu, à s’étendre sur la paille où il vient de rouler, à dormir enfin tout son soûl, garanti de la lumière et du bruit par une porte et deux verrous tirés, énormes et grinçants.

 

 

CHAPITRE VI