J2.06 - LA MAUVAISE NOUVELLE

 

VI

LA MAUVAISE NOUVELLE

     Au matin, un bruit terrible qui se faisait au-dessus de sa tête réveilla Jack en sursaut.
 
Oh ! le réveil lugubre de l’ivresse, l’ardente soif, le tremblement, la gêne des membres las, comme serrés dans une armure lourde qui les blesserait de partout, puis la honte, l’angoisse inexprimable de l’être humain se retrouvant dans la brute et si dégoûté de sa vie souillée qu’il se sent incapable de recommencer à vivre ! Jack éprouva tout cela en ouvrant les yeux, avant même d’avoir repris possession de sa mémoire, et comme s’il avait dormi dans l’obsession d’un remords.
 
Il faisait encore trop nuit pour distinguer les objets. Pourtant il savait bien qu’il n’était pas dans sa mansarde. Il ne voyait pas luire au-dessus de lui la vitre de sa lucarne, toute bleue d’espace ; et le pâlissement de l’aube lui arrivait de deux hautes fenêtres qui coupaient la clarté en une multitude de taches blanches sur le mur. Où était-il ? Dans un coin, pas loin de son grabat, s’entre-croisaient des cordes, des poulies, de gros poids. Soudain le bruit effrayant qui l’avait réveillé toute à l’heure recommença. C’était comme un grincement de chaîne qui se déroulait, puis la sonnerie profonde d’une grosse horloge. Cette horloge, il la connaissait. Depuis deux ans bientôt, elle réglait l’emploi de tout son temps, lui arrivait avec le vent d’hiver, la chaleur de l’été, quand il s’endormait le soir dans sa petite chambre d’apprenti, et cognait, le matin, de ses notes lourdes au carreau mouillé de sa lucarne en lui disant : « Lève-toi. »
 
Il était donc à Indret. Oui, mais d’habitude cette voix de l’heure venait de plus haut, de plus loin. Il fallait qu’il eût la tête bien fatiguée pour que les bruits y résonnassent si fort, avec ces vibrations persistantes. À moins qu’il ne fût dans la tour même de l’horloge, dans cette chambre haute qu’à Indret l’on appelait la « séquestre » et où l’on enfermait quelquefois les apprentis indisciplinés. C’est là qu’il était, effectivement. Pourquoi ?… Qu’est-ce qu’il avait fait ?…
 
Alors le faible rayon de jour qui se glissait dans la pièce et lui en découvrait peu à peu l’aspect, pénétra aussi dans sa mémoire et en éclaira successivement tous les replis. Il essayait de reconstruire sa journée de la veille, et tout ce qu’il en apercevait le remplissait d’épouvante. Ah ! s’il avait pu ne plus se souvenir !
 
Mais avec une implacable cruauté, son second « moi, » réveillé tout à fait, lui rappelait toutes les folies qu’il avait faites ou dites dans la journée. Cela sortait de la confusion du rêve, morceau par morceau. L’autre n’avait rien oublié, et, qui plus est, donnait des preuves à l’appui : un chapeau de matelot qui avait perdu son ruban… une ceinture bleue… des débris de pipes, de tabac dans ses poches avec des restes de monnaie infime. À chaque nouvelle révélation, Jack avait des rougeurs dans l’ombre, des exclamations de colère et de dégoût, les mouvements désespérés de l’orgueil devant la honte irréparable. À une de ces exclamations plus fortes que les autres, un gémissement lui répondit.
 
Il n’était pas seul. Il y avait quelqu’un avec lui, une ombre assise là-bas sur la pierre d’une de ces profondes embrasures d’autrefois, taillées dans toute l’épaisseur des murailles.
 
– Qui est ça ? se demandait Jack avec inquiétude ; et il regardait se découper sur la blancheur du mur passé à la chaux cette silhouette grotesque et immobile qui avait des affaissements de bête, des angles irréguliers et ressortants. Un seul être au monde était assez difforme pour un pareil reflet : Bélisaire… Mais qu’est-ce que Bélisaire serait venu faire là ?… Pourtant Jack se rappelait vaguement qu’il avait été protégé par le camelot. Sa courbature lui remettait en mémoire une lutte au milieu d’une gare, dans un éparpillement de chapeaux et de casquettes dispersés par un grand vent. Tout cela confus, trouble, hésitant, et comme barbouillé de lie.
 
– Est-ce vous, Bélisaire ?
 
– Oh ! oui, c’est moi, fit le camelot d’une voix rauque, avec un accent désespéré.
 
– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce que nous avons donc fait, qu’on nous enferme ici comme deux malfaiteurs ?
 
– Ce que d’autres ont pu faire, je n’en sais rien, et ça ne me regarde pas. Mais je sais bien que moi je n’ai fait de tort à personne, et que c’est une vraie méchanceté de m’avoir mis mes chapeaux dans un état pareil.
 
Il s’arrêta un moment, encore secoué de sa terrible bataille, regardant son désastre devant lui dans la nuit noire, toute sa cargaison piétinée, foulée, disparue. Cet affreux spectacle qu’il avait constamment sous les yeux depuis la veille l’empêchait de sentir le sommeil, la fatigue de son corps garrotté de chaînes et de cordes, jusqu’au supplice habituel du brodequin auquel sa destinée errante et sa difformité le condamnaient.
 
– Est-ce qu’on me les payera, dites, mes chapeaux ?… Car enfin, moi, je n’y suis pour rien dans ce qui arrive. Vous leur direz bien, au moins, que ce n’est pas moi qui vous ai aidé à faire cette chose-là.
 
– Quelle chose ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… demanda Jack avec assurance ; mais il songea que parmi tant de folies qui ne lui étaient pas toutes présentes à l’esprit, il avait pu en commettre une plus grave que les autres, et il questionna Bélisaire cette fois plus timidement :
 
– Enfin, de quoi m’accuse-t-on ?
 
– Ils disent… mais pourquoi me faites-vous parler ? Vous vous en doutez bien de ce qu’ils disent.
 
– Mais non, je vous jure.
 
– Eh bien ! ils disent que c’est vous qui avez volé…
 
– Volé ?… Et quoi donc ?
 
– La dot de Zénaïde.
 
L’apprenti, dégrisé complètement, eut un cri d’indignation et de douleur.
 
– Mais c’est une infamie. Vous ne croyez pas cela, n’est-ce pas, Bélisaire ?
 
Bélisaire ne répondit pas. C’était la certitude de tout le monde à Indret que Jack était coupable, et les gendarmes qui les avaient arrêtés la veille, en s’entretenant devant le camelot, l’avaient persuadé à son tour. Toutes les preuves étaient contre l’apprenti. Au premier bruit répandu dans l’usine du vol commis chez les Roudic, on avait pensé à Jack qui manquait justement à l’appel du matin. Ah ! le Nantais avait bien calculé son coup en l’éloignant de l’atelier… Depuis le cabaret de la grande rue d’Indret jusqu’à la gare de la Bourse, à Nantes, où le coupable et son complice avaient été arrêtés au moment où ils prenaient leurs billets pour se sauver on ne sait où, la trace du vol se suivait, se continuait sous les pas de l’apprenti, reconnaissable à l’or répandu, gaspillé tout le long de la route, à ces pièces de vingt francs changées à tout propos. Et quelle preuve convaincante que cette débauche de tout un jour, cette ivresse qui suit le crime d’ordinaire comme un remords boiteux et déguisé !
 
Le doute n’existait donc pour personne. Un seul point restait inexplicable, la disparition complète de ces six mille francs dont on n’avait trouvé aucune trace, ni dans les poches de Bélisaire chargées de quelques francs, produit de sa vente journalière, ni dans celles de l’apprenti au fond desquelles sonnaient des monnaies bizarres, rouillées, monnaies de cabarets marins où viennent se désaltérer tous les équipages du monde. Évidemment ce n’était pas dans les bouges du port qu’ils avaient pu, même en dix heures, dépenser tout l’argent qui manquait à la cassette de Zénaïde. Le gros morceau devait être caché quelque part.
 
Où ?… C’est ce qu’il fallait savoir.
 
Aussi, dès que le jour parut, le directeur fit descendre les coupables dans son cabinet, deux véritables criminels, couverts de boue, blêmes, déchirés, frissonnants. Encore Jack avait la grâce de la jeunesse, sa petite frimousse intelligente et fine gardait, malgré l’état de son costume et sa hideuse ceinture bleue, quelque chose d’intéressant, de distingué. Mais Bélisaire, épouvantable, plus laid de tous les horions reçus dans la bagarre, les marques de résistance écrites partout sur sa figure, sur ses vêtements, en balafres, en déchirures, était rendu plus terrible encore par l’expression d’atroce souffrance que ses pieds gonflés, serrés toute la nuit, mettaient sur sa face terreuse plaquée de rouge et grimaçante, expression qui fermait sa bouche épaisse, y imprimait le mutisme humain, voulu, lamentable, qu’on observe sur le mufle des phoques. À les voir tous les deux, l’un à côté de l’autre, le sentiment général se trouvait bien confirmé, qui voulait que l’apprenti, cet enfant si doux, si timide, n’eût été que l’instrument de quelque misérable dont les conseils l’avaient perdu.
 
En traversant l’antichambre du directeur, Jack aperçut plusieurs visages qui lui firent l’effet d’apparitions, comme si les imaginations d’un affreux cauchemar avaient pris corps et s’étaient dressées en face de lui. L’assurance qui lui faisait encore porter la tête haute devant le crime dont on l’accusait, l’abandonna à cet instant. Le marinier qui l’avait conduit, des cabaretiers d’Indret, de la Basse-Indre, même de Nantes, lui rappelaient toutes les étapes de sa journée de la veille. Il la revécut en une minute avec tous ses souvenirs pénibles et grotesques, repassa par toutes les pâleurs de son ivresse, toutes les rougeurs de sa honte.
 
Quand il entra dans la Direction, il était humble, plein de larmes, prêt à se courber pour demander grâce.
 
Il n’y avait là que le directeur, assis devant la fenêtre dans son grand fauteuil de bureau, et le père Roudic, debout auprès de lui, son petit béret de laine bleue à la main. Les deux surveillants qui avaient amené les criminels restèrent au fond contre la porte, ne quittant pas de l’œil le camelot, malfaiteur dangereux, capable de tous les crimes. Jack, en voyant le contre-maître, avait eu le mouvement presque instinctif d’aller vers lui, la main tendue comme à un ami, à un défenseur naturel ; mais la physionomie du père Roudic avait un air de sévérité, de tristesse surtout, qui le tint à distance pendant tout le temps de son interrogatoire.
 
– Écoutez-moi, Jack, dit le directeur. Par égard pour votre jeunesse, pour vos parents, pour les bonnes notes que vous avez eues jusqu’à ce jour et, je dois vous le dire, par égard surtout pour l’honneur de la maison d’Indret, j’ai obtenu qu’au lieu de vous conduire à Nantes on vous laissât ici et qu’on attendît quelques jours avant de commencer l’instruction. Ainsi donc, à l’heure qu’il est, tout se passe entre vous, Roudic et moi ; il ne tient qu’à vous que la chose n’aille pas plus loin. On vous demande seulement de rendre ce qui vous reste…
 
– Mais monsieur…
 
– Ne m’interrompez pas, vous vous expliquerez tout à l’heure… de rendre ce qui vous reste des six mille francs volés, car, enfin, vous n’avez pas pu dépenser six mille francs dans une journée, n’est-ce pas ? Eh bien ! donnez-nous ce que vous avez encore, et je me contenterai de vous renvoyer à vos parents.
 
– Excusez, fit Bélisaire, avançant timidement sa grosse tête avec un sourire aimable plissé d’autant de rides qu’il y a de petites vagues sur la Loire par les vents d’est… Excusez…
 
Au coup d’œil méprisant et glacial que lui jeta le directeur, il s’arrêta embarrassé, se grattant la tête.
 
– Qu’avez-vous à dire ?
 
– Dam !… Comme je vois que l’affaire du vol est arrangée, je voudrais bien, si c’est un effet de votre bonté, qu’on parle un peu de mes chapeaux maintenant.
 
– Taisez-vous, drôle. Je ne comprends pas que vous ayez l’audace de dire un mot. Comme si nous ne savions pas que le vrai coupable c’est vous, malgré vos airs doucereux, et que jamais cet enfant, sans vos mauvais conseils, n’aurait commis une action pareille.
 
– Oh !… fit le malheureux Bélisaire en se tournant vers l’apprenti comme pour le prendre à témoin. Jack voulut protester. Le père Roudic ne lui en laissa pas le temps.
 
– Vous aviez bien raison, monsieur le directeur. C’est cette mauvaise fréquentation qui l’a perdu. Avant, il n’y avait pas d’apprenti plus honnête, plus fidèle à son devoir. Ma femme, ma fille, tout le monde l’aimait à la maison. Nous avions confiance en lui. Il a fallu, bien sûr, qu’il rencontrât ce misérable.
 
Bélisaire, en s’entendant traiter ainsi, avait une mine si effarée, si désespérée, que Jack, oubliant pour une minute l’accusation qui pesait sur lui-même, prit bravement la défense de son ami.
 
– Je vous jure, monsieur Roudic, que ce pauvre garçon n’est pour rien dans tout ceci. Quand on nous a arrêtés hier, il venait de me rencontrer errant dans les rues de Nantes, et comme je… je n’étais pas en état de me conduire, il allait me ramener à Indret.
 
– Vous auriez donc fait le coup tout seul ? demanda le directeur d’un air incrédule.
 
– Mais je n’ai rien fait, monsieur. Je n’ai pas volé. Je ne suis pas un voleur.
 
– Prenez garde, mon garçon, vous entrez dans un mauvais chemin. Il n’y a qu’un aveu complet et la restitution de l’argent qui puissent vous mériter notre indulgence. Quant à votre culpabilité, elle est trop évidente. N’essayez pas de la nier. Voyons ! malheureux enfant, vous étiez seul avec les dames Roudic dans la maison cette nuit-là. Avant de se coucher, Zénaïde a ouvert son armoire devant vous, elle vous a montré la place même de sa cassette. Est-ce vrai ? Puis, au milieu de la nuit, elle a entendu remuer votre échelle, elle vous a parlé. Naturellement, vous n’avez pas répondu ; mais elle est bien sûre que c’était vous, puisqu’il n’y avait que vous dans la maison.
 
Jack, atterré, eut pourtant encore la force de répondre :
 
– Ce n’est pas moi. Je n’ai rien volé.
 
– Vraiment ? Et tout cet argent gaspillé, semé sur votre route ?
 
Il allait dire : « C’est ma mère qui me l’a envoyé. » Mais il se rappela les recommandations qu’elle lui avait faites : « Si on te demande d’où te viennent ces cent francs, tu diras que ce sont tes petites économies. » Et en effet, avec cette foi aveugle, cette vénération qu’il gardait pour les commandements de sa mère, il répondit : « Ce sont mes petites économies. »
 
Elle lui aurait commandé de dire : « C’est moi qui ai volé, » que, sans hésitation, sans discussion, il se fût avoué coupable. C’était un enfant comme cela.
 
– Comment voulez-vous nous faire croire qu’avec les cinquante centimes de paye que vous touchez par jour, vous avez pu mettre de côté les deux ou trois cents francs qu’au train dont vous meniez les choses, vous avez dû dépenser dans la journée ?… N’essayez donc pas de ces mauvais moyens. Vous feriez bien mieux de demander pardon à ces braves gens, à qui vous avez porté un coup terrible, et de réparer bien vite le tort que vous leur avez fait.
 
Alors le père Roudic s’approcha de Jack, et lui posa la main sur l’épaule :
 
– Jack, mon petit gars, dis-nous où est l’argent. Songe que c’est la dot de Zénaïde, que j’ai travaillé vingt ans de ma vie, que je me suis privé de tout pour économiser une somme pareille. Ma consolation, c’était qu’un jour, le bonheur de mon enfant serait acheté de ma fatigue et de mes privations… Je suis bien sûr qu’en faisant le coup tu ne pensais pas à tout cela, sans quoi tu ne l’aurais pas fait ; car je te connais, tu n’es pas méchant. Non, ça été un moment de folie. La tête t’aura tourné de voir tant d’argent ensemble, avec la facilité de le prendre. Mais maintenant tu as dû réfléchir, et c’est seulement la honte d’avouer qui te retient… Allons ! Jack ; un peu de courage !… Pense que je suis vieux, qu’il n’y a pas moyen que je regagne toutes ces pièces blanches, et que ma pauvre Zénaïde… Allons ! dis où est l’argent, petit gars.
 
Très troublé, très rouge, le bonhomme essuyait son front après ce grand effort d’éloquence. Vraiment il fallait être un coupable bien endurci pour résister à une prière aussi touchante. Bélisaire lui-même était si ému qu’il en oubliait sa propre catastrophe, et pendant que Roudic parlait, il faisait à l’apprenti une foule de petits signes qu’il croyait mystérieux, mais que sa physionomie traduisait avec l’exagération la plus comique : « Allons ! Jack, rendez-lui donc ses écus, à ce pauvre homme. » C’est qu’il comprenait bien les sacrifices de ce père, lui, le camelot, dont la vie était un crucifiement perpétuel pour les siens.
 
Hélas ! si Jack l’avait tenu, cet argent, avec quelle joie il l’aurait jeté dans les mains du père Roudic, dont le désespoir lui serrait le cœur ! Mais il ne l’avait pas, et ne pouvait que dire :
 
– Je ne vous ai pas volé, monsieur Roudic. Je jure que je n’ai rien pris.
 
Le directeur se leva impatienté.
 
– En voilà assez. Pour résister à des paroles comme celles que vous venez d’entendre, il faut avoir une âme bien scélérate, et si elles ne vous ont pas arraché la vérité, tout ce que nous vous dirions n’y parviendrait pas. On va vous reconduire là-haut. Je vous donne jusqu’à ce soir pour réfléchir. Si, ce soir, vous ne vous êtes pas décidé à opérer la restitution qu’on vous demande, je vous abandonne à la justice : elle saura bien vous faire parler.
 
Ici, un des surveillants, ancien gendarme, homme perspicace et sûr, s’approcha de son chef et lui dit à voix basse :
 
– Je crois, mon directeur, que si vous voulez tirer quelque chose de l’enfant, il faut le mettre à part de l’autre. J’ai vu le moment où il allait tout dire ; c’est le camelot qui l’en a empêché en lui faisant tout le temps des signes.
 
– Vous avez raison. Il faut les mettre à part.
 
On les sépara donc, et Jack fut ramené tout seul dans la chambre de l’horloge. En sortant, il avait vu la figure ahurie, terrifiée, de Bélisaire qu’on conduisait les menottes au poing ; et la pensée de ce pauvre diable, aussi malheureux et encore moins coupable que lui, vint ajouter à ses tortures.
 
Que la journée lui sembla longue !
 
Il essaya d’abord de dormir, d’enfoncer sa tête dans la paille pour échapper au désespoir qui l’envahissait. Mais l’idée que tout le monde le croyait criminel, que lui-même avait donné prise à tous les soupçons par sa conduite honteuse de la veille, le secouait à chaque instant de violents soubresauts… Comment prouver son innocence ? En montrant la lettre de sa mère et que l’argent dépensé venait d’elle. Mais si d’Argenton le savait !… Ce manque de perspective, qui met dans les jeunes cerveaux les petites raisons avant les grandes, lui faisait abandonner tout de suite ce moyen de salut. Il voyait une scène épouvantable aux Aulnettes, et la pauvre Charlotte en pleurs…
 
Mais alors, par quels moyens se justifier ? Et pendant que couché sur sa botte de paille, encore éreinté de l’ivresse de la veille, il se débattait dans ces difficultés de sa conscience, le bruit, l’activité du travail montaient autour de lui, l’horloge sonnait au-dessus de sa tête, et ce timbre lourd semblait le pas lent, inexorable de quelque vengeur qui arrivait.
 
Deux heures. Quatre heures. Voilà la rentrée, la sortie des ouvriers. Le soir va venir, et il n’a que jusqu’au soir pour prouver son innocence. Si l’argent n’est pas rendu, en prison ! Jack voudrait y être déjà. Il lui semble qu’il serait bien, enfermé, muré dans un cachot si noir, si profond que personne ne viendrait l’y réclamer. On dirait qu’il se doute de l’horrible torture qui va lui être encore infligée. Tout à coup, il entend crier l’escalier en échelle de moulin qui mène à la chambre de l’horloge. Quelqu’un souffle, soupire, se mouche derrière la porte, où résonne à la fin un petit coup comme en frappent de gros doigts timides qui ont toujours peur de faire trop de bruit. Puis la clef tourna dans la serrure.
 
– C’est moi… Ouf ! que c’est haut !
 
Elle dit cela d’un petit air gracieux, dégagé ; mais elle a tellement pleuré, ses cheveux si lisses d’ordinaire sont si ébouriffés sous sa coiffe, ses yeux si rouges, si gonflés, que cette gaieté factice sur les traces de son chagrin ne les fait que mieux ressortir. La pauvre fille sourit à Jack, qui la considère tristement :
 
– Je suis laide, hein ?… C’est une horreur… Déjà, dans l’habitude, je ne me trouve pas jolie. Je me fais des grimaces quand je me regarde. Je n’ai pas de taille, pas de tournure, avec ça un gros nez, de tout petits yeux. Ce n’est pas de pleurer qui me les agrandira, mes yeux ; et dam ! depuis hier je ne fais que ça, une vraie Madeleine… Et mon petit Mangin qui est un si joli homme ! Il fallait vraiment une dot comme la mienne pour le faire passer sur tous mes défauts. Les jalouses me le disaient bien : « C’est pour ton argent qu’il te demande… » Comme si je ne le savais pas ! Eh bien oui ! c’était mon argent qui lui plaisait, c’était mon argent qu’il voulait, mais je l’aimais, moi. Et je pensais : « Quand je serai sa femme, je le forcerai bien à m’aimer, lui aussi… » Mais maintenant, vous comprenez, mon petit Jack, ça n’est plus du tout la même chose. Ce n’est pas pour les mille francs qui restent au fond de ma cassette que l’on s’embarrasse d’une créature aussi laide que moi. Déjà, quand le père Roudic ne voulait donner que quatre mille francs, M. Mangin avait bien dit qu’à ce prix-là il préférait rester garçon. Aussi il me semble que je le vois, ce soir quand il rentrera, comme il va tortiller sa petite moustache et me tourner gentiment son compliment d’adieu. Oh ! je lui épargnerai cette peine, bien sûr ; c’est moi qui la première lui rendrai sa parole… Seulement… seulement… avant de renoncer à tout mon bonheur, j’ai voulu venir vous trouver et causer un peu avec vous, Jack.
 
Jack avait baissé la tête. Il pleurait. Si jeune qu’il fût, il comprenait quelle humiliation de toute la femme il y avait dans cet aveu naïf que Zénaïde lui faisait de sa laideur. Et puis c’était si touchant cette vaillance vertueuse, la confiance de cette brave fille dans son amour, dans ses qualités de ménagère pour lui conquérir, après la noce, ce joli mari acheté à prix d’or.
 
En le voyant pleurer, elle eut un élan de joie.
 
– Ah ! je leur disais bien, moi, qu’il n’était pas méchant et que je n’aurais qu’à lui montrer ma grosse vilaine figure, que les larmes ont tant rougie depuis hier, pour lui toucher le cœur, pour lui faire dire : « Tout de même, cette pauvre Zénaïde, que j’ai vue si heureuse de se marier qu’elle en dansait de joie devant son armoire, j’ai eu tort de lui faire de la peine. » C’est vrai qu’hier matin, quand j’ai tenu ma cassette dans la main, pas plus lourde qu’une poignée de neige, j’ai cru qu’on m’avait pris mon cœur, tellement je me sentais, là, dans la poitrine, un grand vide qui a toujours duré depuis… N’est-ce pas, Jack, mon ami, que vous voulez bien me rendre ma dot ?
 
– Mais je ne l’ai pas, Zénaïde, je vous jure.
 
– Non, ne me dites pas ça, à moi. Vous n’avez pas peur de moi, n’est-ce pas ? je ne vous fais pas de reproches. Dites-moi seulement où est mon argent. Il doit en manquer un peu, je pense bien ; mais qu’est-ce que ça fait ? Nous savons ce que c’est que les jeunes gens ; il faut que ça s’amuse. Ah ! ah ! ah ! vous avez dû les faire sauter les écus de papa Roudic. Tant mieux, pardi ! Mais dites-moi où vous avez mis le reste.
 
– Par pitié, Zénaïde, écoutez-moi. Je n’ai pas volé. On se trompe. Ce n’est pas moi. Oh ! c’est horrible que tout le monde me croie coupable.
 
Elle continuait sans l’écouter :
 
– Mais comprenez donc qu’il ne voudra plus de moi, que c’est fini du mariage de cette pauvre Zénaïde… Jack, mon ami, ne me faites pas cette méchanceté. Vous vous en repentiriez un jour bien sûrement… Au nom de votre mère que vous aimez tant, au nom de cette petite amie que vous avez là-bas, dont vous me parliez toujours, – qui sait ? ce sera peut-être votre promise plus tard, car ces amitiés entre tout petits vous mènent loin quelquefois, – eh bien ! c’est en son nom que je vous demande cette chose. Oh ! mon Dieu ! vous dites non encore. Comment faut-il donc vous supplier ?… Tenez ! à deux genoux et les mains jointes, comme devant sainte Anne.
 
Agenouillée près de la pierre où l’apprenti était assis, elle recommençait à pleurer avec des étouffements, des suffocations, toutes les résistances que trouvent les larmes dans ces natures robustes fermées d’habitude aux manifestations extérieures. Le désespoir alors ressemble à une explosion ; venu des profondeurs, il effraye, il brûle comme une lave, se répand avec une force inconnue. Ainsi affaissée dans les plis de son costume rustique, sa coiffe blanche prosternée en une attitude de supplication fervente, Zénaïde était bien l’image de ces grands désespoirs, de ces mornes prières qu’on aperçoit dans des coins d’églises désertes, en semaine, parmi les villages bretons.
 
Aussi désolé qu’elle, Jack essayait de lui prendre sa main où l’anneau d’argent des fiançailles s’incrustait tout neuf et pesant ; il s’efforçait de se défendre encore, de se justifier.
 
Soudain, elle se leva d’un bond :
 
– Vous serez puni, allez !… Personne ne vous aimera dans la vie, parce que vous êtes un méchant cœur.
 
Elle sortit en courant, descendit tout d’une traite jusqu’au cabinet du directeur qui l’attendait seul avec son père.
 
– Eh bien ?
 
Elle ne répondit pas, se contenta de faire « non » de la tête, toute parole étant encore submergée dans sa gorge obstruée de larmes.
 
– Allons ! mon enfant, ne vous désolez pas trop. Avant de nous adresser à la justice qui, elle, songe plutôt à punir les coupables qu’à réparer le mal qu’ils ont fait, il nous reste encore une ressource. Roudic m’assure que la mère de ce misérable est mariée à un homme très riche… Eh bien ! nous allons leur écrire… Si ce sont de braves gens, comme on me le dit, votre dot n’est pas encore perdue.
 
Il prit une feuille de papier et écrivit, lisant à mesure :
 
« Madame, votre fils s’est rendu coupable d’un vol de six mille francs, toutes les économies de l’honnête et laborieuse famille chez laquelle il était logé. Je n’ai pas encore livré le voleur aux tribunaux, espérant toujours qu’il restituerait au moins une partie de l’argent dérobé ; mais je commence à croire qu’il a tout gaspillé ou perdu dans une journée d’orgie qui a suivi le crime. Cette situation étant donnée, les poursuites sont inévitables, à moins que vous ne soyez disposée à indemniser la famille Roudic de la somme qui lui a été soustraite. J’attendrai votre décision pour agir ; mais je ne l’attendrai que trois jours, car j’ai déjà beaucoup tardé. Si je n’ai pas de réponse dimanche, lundi matin le coupable sera entre les mains de la justice.
 
« LE DIRECTEUR »
 
Et il signa.
 
– Pauvre gens ! c’est terrible… dit le père Roudic qui, au milieu de son chagrin, trouvait encore de la pitié pour les autres. Zénaïde releva la tête avec un air farouche :
 
– Pourquoi donc ça, terrible ? L’enfant m’a pris ma dot. Il faut bien que les parents me la rendent.
 
Cruauté de l’amour et de la jeunesse ! Elle ne songeait pas une minute au désespoir de cette mère apprenant le déshonneur de son fils. Le vieux Roudic, au contraire, s’attendrissait en pensant qu’il serait mort de honte s’il avait reçu une nouvelle pareille.
 
Aussi, quoique Zénaïde lui tînt bien au cœur, avait-il comme un vague espoir que les choses se dénoueraient autrement, que l’apprenti restituerait l’argent de lui-même, que peut-être cette cruelle lettre se perdrait en chemin, n’arriverait pas à destination. C’est si fragile ce carré de papier qui s’en va si loin, mêlé à tant d’autres, livré à tous les hasards d’une route accidentée !
 
Oui, c’est léger et fragile, une lettre, et cela s’égare bien souvent. Mais celle que le directeur vient d’écrire, qu’il cachète à la flamme d’une bougie, qu’il remet au courrier avec d’autres liasses, ne risque pas de s’égarer. Le facteur breton la prendra à tâtons dans la boîte de fer-blanc, la jettera au fond de son sac de cuir, s’attardera avec elle dans quelque cabaret de grande route ; soyez sûr qu’il ne l’oubliera pas. Elle passera sur la Loire sans qu’aucun vent de terre ou de mer ait le pouvoir de l’emporter. Au chemin de fer, les employés, toujours pressés, l’enfermeront dans la sacoche de toile, à peine liée, usée d’un long service, qu’on jette au passage du train ; elle ne se perdra pas.
 
Elle sera confondue dans un tas d’autres lettres plus grandes, glissera, roulera, sautera au mouvement du wagon qu’une étincelle égarée suffirait à enflammer, puis elle arrivera à Paris, et de là, passant par toutes sortes de grillages, de triages, ni brûlée, ni volée, ni déchirée, ni perdue, elle ira droit à son but, et plus sûrement que toute autre. Pourquoi ? Parce qu’elle apporte une mauvaise nouvelle. Ces sortes de lettres sont sacrées ; il ne leur arrive jamais rien.
 
La preuve, c’est que celle-ci, après avoir parcouru tout le grand pays de France, remonta là-bas le petit chemin que nous connaissons sur la côte rouge d’Étiolles, dans la boîte en fer-blanc de Casimir, le facteur rural. D’Argenton le déteste, ce vieux Casimir, parce qu’il est très paresseux, qu’il trouve les Aulnettes loin et confie le plus souvent les journaux et les lettres à sa femme qui ne sait pas lire et égare toujours quelque chose en route. Encore une chance qu’a la mauvaise nouvelle pour ne pas arriver. Mais non. Justement, ce jour-là, Casimir a fait le service lui-même, et le voici qui sonne à la porte enguirlandée de vigne rouillée au-dessus de laquelle les lettres dorées de Parva domus, magna quies, pâlissent chaque jour un peu plus, mangées par le soleil et la pluie.