J3.07 - IDA S'ENNUIE

 

VII

IDA S’ENNUIE
    
     La première visite de madame de Barancy à Étiolles causa à Jack beaucoup de joie et une grande inquiétude. Il était fier de sa mère reconquise, mais il la savait si folle, si bavarde, si inconsidérée de gestes et de propos ! Il craignait le jugement de Cécile, cette lumière imprévue, ces divinations si rapides et si sévères qui se font dans les jeunes esprits, même sur les choses qu’ils ignorent. Les premiers instants de l’entrevue le tranquillisèrent un peu. À part le ton emphatique dont Ida appela Cécile « ma fille » en lui jetant ses bras autour du cou, tout se passa d’une façon satisfaisante ; mais quand, sous l’influence d’un bon déjeuner, madame de Barancy eut perdu son air grave pour retrouver cet entrain facile de la fille qui rit afin qu’on puisse voir ses dents, quand elle commença à dévider ses histoires extravagantes, Jack sentit revenir toutes ses appréhensions. Justement la joie, l’émotion, la mettaient en veine d’aventures, et elle maintint ses auditeurs sous le coup d’une surprise permanente. On parlait des parents que M. Rivals avait dans les Pyrénées.
 
– Ah ! oui, les Pyrénées ! soupirait-elle, Gavarni, les gaves, la mer de glace !… J’ai fait ce voyage-là il y a quinze ans, avec un ami de ma famille, le duc de Cassarès, un Espagnol ; tenez ! précisément le frère du général… Quel grand fou, quand j’y pense… S’il ne m’a pas fait rompre le cou vingt fois. Figurez-vous que nous menions en Daumont à quatre chevaux, ventre à terre tout le temps, et du Champagne plein la voiture ! Du reste, c’était un original fini, ce petit duc… J’avais fait sa connaissance à Biarritz d’une façon si amusante !
 
Cécile ayant dit ensuite qu’elle adorait la mer :
 
– Ah ! ma bonne petite, si vous l’aviez vue comme je l’ai vue, près de Palma, une nuit de tempête… J’étais dans le salon du steamer avec le capitaine, un grossier personnage, qui voulait me forcer à boire du punch… Moi, je ne voulais pas… Alors ce misérable devient fou de colère, ouvre la fenêtre de l’arrière, me prend comme ceci par la nuque, c’était un homme très fort, et il me tenait penchée au-dessus de l’eau, dans la pluie, l’écume, les éclairs… C’était affreux.
 
Jack essayait bien de couper en deux ces dangereux récits, mais ils recommençaient toujours par quelque bout, semblables à ces reptiles dont chaque tronçon est plein de vie et frétille en dépit des mutilations. Cécile n’en entourait pas moins la mère de son ami d’un respect affectueux, un peu inquiète seulement de voir Jack si préoccupé ce matin-là. Que devint-il, le malheureux, lorsque, au moment de la leçon, il entendit la jeune fille dire à sa mère : « Si nous descendions au jardin ? » Rien de plus naturel ; mais l’idée qu’elles se trouveraient seules toutes deux le remplit d’une terreur indicible. Qu’allait-elle encore lui raconter, mon Dieu !… Pendant les explications du docteur, il les regardait marcher côte à côte dans l’allée du verger. Cécile, mince, élancée, sobre de gestes comme toutes les femmes vraiment élégantes, caressant de sa jupe rose les thyms en fleurs de la bordure ; Ida, majestueuse, belle encore, mais exubérante de parure, d’attitudes. Coiffée d’une toque à plumes, reste de ses anciennes toilettes, elle sautillait, faisait la petite fille, puis tout à coup s’arrêtait pour exécuter un grand geste en rond que suivait son ombrelle ouverte. Elle parlait seule, c’était visible ; et, tout en l’écoutant, Cécile levait de temps en temps son joli visage vers la fenêtre où lui apparaissaient, penchées l’une vers l’autre, la tête bouclée de l’écolier et la chevelure blanche du professeur. Pour la première fois, Jack trouva que la leçon était bien longue ; et il ne fut content que lorsqu’il put arpenter les routes du bois, sa fiancée légèrement appuyée à son bras. Connaissez-vous cet élan merveilleux que la voile donne au bateau, qui le fait voler, fendre le courant et la brise ? C’était cela que l’amoureux ressentait en ayant le bras de Cécile sous le sien ; alors les difficultés de la vie, les obstacles de la carrière qu’il tentait, il était sûr de tout traverser en vainqueur, aidé par une influence réconfortante, qui planait au-dessus de lui dans ces régions mystérieuses où le destin souffle ses tempêtes. Mais, ce jour-là, la présence de sa mère troublait cette impression délicieuse. Ida ne comprenait rien à l’amour, le voyait ridiculement sentimental, ou, sinon, sous la forme d’une partie carrée. Elle avait, en montrant les amoureux au docteur, des petits rires scélérats, des « hum !… hum !… » ou bien elle s’appuyait à son bras, avec de longs soupirs d’orgue expressif : « Ah ! docteur, c’est beau la jeunesse ! » Mais le pis de tout, c’étaient des susceptibilités qui lui venaient subitement à l’endroit des convenances ; elle rappelait les jeunes gens, trouvait qu’ils s’éloignaient trop : « Enfants, n’allez pas si loin… qu’on vous voie ! » Et elle faisait des yeux singulièrement significatifs.
 
Deux ou trois fois, Jack surprit une grimace du bon docteur. Évidemment elle l’agaçait. Malgré tout, la forêt était si belle, Cécile si complètement affectueuse, les mots qu’ils échangeaient se mêlaient si bien au bourdonnement des abeilles, aux murmures tourbillonnants des moucherons au haut des chênes, aux gazouillis des nids et des ruisseaux dans les feuilles, que peu à peu le pauvre garçon finit par oublier son terrible camarade. Mais avec Ida on n’était pas longtemps tranquille ; il fallait toujours s’attendre à un éclat. Les promeneurs s’arrêtèrent un moment chez le garde. En voyant son ancienne dame, la mère Archambauld se confondit en prévenances, en compliments de toutes sortes, sans demander aucune nouvelle de monsieur, dont, avec son bon sens paysan, elle avait bien compris qu’il ne fallait pas parler. Mais la vue de cette bonne créature, si longtemps mêlée à la vie commune, fut désastreuse pour l’ancienne madame d’Argenton. Sans vouloir toucher au goûter que la mère Archambauld préparait en grande hâte dans la salle, elle se leva tout à coup, sortit précipitamment et prit toute seule le chemin des Aulnettes, marchant à grands pas comme si quelqu’un l’appelait. Elle voulait revoir « Parva domus. »
 
La tourelle de la maison était plus que jamais entourée de vigne folle et de lierre qui la fermaient, la cloîtraient de la base au faîte. Hirsch devait être absent, car toutes les persiennes étaient fermées, et le silence planait sur le jardin où le perron verdissait sans la moindre trace d’un passage. Ida s’arrêta un moment, écouta tout ce que lui disaient ces pierres muettes, mais si éloquentes ; puis elle coupa une branche de clématite qui jetait en dehors du mur des myriades de petites étoiles blanches, et la respira longuement, les yeux fermés assise sur les marches du seuil.
 
– Qu’est-ce que tu as ? lui demanda Jack qui, très inquiet, la cherchait depuis un moment.
 
Elle répondit, la figure inondée de larmes :
 
– Ce n’est rien… Un peu d’émotion… J’ai tant de choses enterrées là.
 
Le fait est qu’avec sa mélancolie silencieuse, son inscription latine au-dessus de la porte, la petite maison ressemblait à un tombeau. Elle essuya ses yeux, mais ce fut fini de sa gaieté jusqu’au soir. En vain Cécile, à qui l’on avait dit que madame d’Argenton était séparée de son mari, essaya-t-elle d’effacer par des tendresses cette impression pénible ; en vain Jack chercha-t-il à l’intéresser à tous ses beaux projets d’avenir pour la distraire des années écoulées.
 
– Vois-tu ! mon enfant, lui disait-elle en revenant le soir vers la gare d’Évry, je ne t’accompagnerai pas souvent ici. J’ai trop souffert ; la blessure est trop récente.
 
Sa voix tremblait en parlant. Ainsi, après tout ce que cet homme lui avait fait, les humiliations, les outrages qu’elle avait subis près de lui, elle l’aimait encore.
 
Ida passa plusieurs dimanches sans venir à Étiolles ; et dès lors Jack dut partager son jour de vacances, en donner la moitié à Cécile, mais renoncer au meilleur de leurs entrevues, aux courses en forêt, aux bonnes causeries qu’il faisaient à la nuit tombante sur le banc rustique du verger, pour retourner à Paris dîner avec sa mère. Il s’en revenait par les trains de l’après-midi, déserts et surchauffés, passant du calme des bois à l’animation des dimanches faubouriens. Les omnibus encombrés, les trottoirs envahis par les tables des petits cafés où des familles au grand complet, père, mère, enfants, s’asseyaient devant des bocks et des journaux à images, des foules arrêtées, le nez en l’air, à regarder au-dessus de l’usine à gaz un gros ballon jaune qui montait, toute cette cohue faisait un si grand contraste avec ce qu’il venait de quitter, qu’il en demeurait étourdi et navré. Dans la rue des Panoyaux plus déserte, il retrouvait des habitudes de province, des parties de volants devant les portes, et dans la cour de la grande maison silencieuse, le concierge avec quelques voisins assis sur des chaises savourant la fraîcheur entretenue par de fréquents arrosages à l’entonnoir. D’ordinaire, quand il arrivait, sa mère causait dans le corridor avec le ménage Levindré. Bélisaire et sa femme, qui sortaient régulièrement tous les dimanches de midi à minuit, auraient bien désiré emmener madame de Barancy ; mais elle avait honte de se montrer avec ces pauvres gens et d’ailleurs se plaisait bien mieux dans la compagnie de ce couple d’ouvriers paresseux et phraseurs. La femme Levindré, couturière de son état, attendait depuis deux ans, pour se mettre au travail, qu’elle pût acheter une machine à coudre de six cents francs ; six cents francs, pas un sou de moins ! Quant au mari, autrefois patron bijoutier, il déclarait ne vouloir travailler qu’à son compte. Quelques secours quêtés de ci de là aux parents de l’un et de l’autre entretenaient tant bien que mal ce triste ménage, véritable nid à rancunes, à révoltes, à plaintes contre la société. Avec ces déclassés, Ida s’entendait à merveille, s’apitoyait sur leur détresse, se repaissait des admirations, des adulations prodiguées par ces gens qui espéraient d’elle les six cents francs de la machine à coudre ou la somme nécessaire à l’achat d’un fonds ; car elle leur avait dit qu’elle se trouvait dans une gêne momentanée, mais qu’elle n’avait qu’à vouloir pour redevenir très riche. Il en entendait, le sombre et étouffant couloir, des confidences, des soupirs :
 
– Ah ! madame Levindré…
 
– Ah ! madame de Barancy…
 
Et M. Levindré, qui avait inventé tout un système politique, le déroulait en phrases retentissantes, pendant que du chenil, où le Camarade cuvait son vin, montait un ronflement sonore et monotone. Mais les Levindré eux-mêmes allaient quelquefois le dimanche chez des parents, des amis, ou se rendaient à des repas de francs-maçons, ce qui leur économisait un dîner. Ces jours-là, pour fuir l’ennui, la mélancolie de la solitude, Ida descendait au cabinet de lecture de madame Lévêque, où Jack savait d’avance la retrouver.
 
Cette petite boutique borgne, pleine de livres à dos vert qui sentaient le moisi, était littéralement obstruée par les brochures, les journaux illustrés, vieux de quinze jours, les feuilles de soldats à un sou ou les gravures de modes s’étalant à sa devanture, et ne recevait un peu d’air et de jour que de sa porte ouverte qui agitait aussi contre son vitrage toutes sortes de paperasses coloriées. Là dedans vivait une vieille femme archi-vieille, prétentieuse et malpropre, qui passait son temps à faire de la « mignonette » en rubans de couleur, de ces garnitures comme on en voyait aux ridicules de nos grand’mères. Il paraît que madame Lévêque avait connu des jours meilleurs et que, sous le premier Empire, son père était un personnage considérable, quelque huissier à la cour ou concierge de palais.
 
– Je suis filleule du duc de Dantzick… » disait-elle à Ida avec emphase. C’était un de ces vieux champions des choses disparues, comme on n’en retrouve que dans les quartiers excentriques où Paris les rejette chaque jour dans son flux perpétuel. Pareille aux fonds poussiéreux de sa boutique, à ses livres à dos de lustrine, tous incomplets ou déchirés, sa conversation était pleine de splendeurs romanesques et dédorées. La féerie de ce règne magique, dont elle n’avait vu que la fin, lui avait laissé dans les yeux un éblouissement, et rien que la façon dont elle disait « Messieurs les maréchaux » valait tout un défilé de panaches, de broderies, d’aiguillettes, de chapeaux bordés d’hermine blanche. Et les anecdotes sur Joséphine, les mots de la maréchale Lefèvre ! Il y avait surtout une histoire que madame Lévêque racontait encore mieux et plus souvent que les autres, c’était l’incendie de l’ambassade d’Autriche, la nuit du Fameux bal donné par la princesse de Schwartzenberg. Toute sa vie était restée éclairée à la lueur de cet incendie célèbre, et c’est dans sa flamme qu’elle voyait passer les maréchaux étincelants, les dames à taille haute, décolletées, coiffées à la Titus ou à la Grecque, et l’empereur en habit vert, en culottes blanches, portant dans ses bras, à travers le jardin embrasé, madame de Schwartzenberg évanouie. Avec sa manie de noblesse, Ida se trouvait bien auprès de cette vieille folle. Et pendant qu’elles étaient là, assises dans l’échoppe sombre, à faire sonner des noms de ducs, de marquis, comme des brocanteurs triant des vieux cuivres ou des bijoux cassés, un ouvrier entrait acheter un journal d’un sou, ou quelque femme du peuple, impatiente de la suite d’un feuilleton à surprise, venait voir si la livraison avait paru, donnait ses deux sous, se privait de son tabac si elle était vieille, de la botte de radis de son déjeuner si elle était jeune, pour dévorer les aventures du Bossu ou de Monte Cristo, avec cet affamement de lectures romanesques qui tient le peuple de Paris. Malheureusement, madame Lévêque avait des petits-enfants tailleurs pour livrées dans le faubourg Saint-Germain, – « tailleurs de la noblesse, » comme elle disait, – qui l’invitaient à dîner tous les quinze jours. Pour passer son dimanche, madame de Barancy n’avait plus alors que la ressource du vieux fonds littéraire de madame Lévêque, une cargaison d’exemplaires dépareillés, fanés, salis par tous les doigts du faubourg, et gardant entre leurs feuillets, qui n’avaient plus que le souffle, des miettes de pain ou des taches de graisse qui prouvaient qu’on les avait lus en mangeant. Ils racontaient, ces livres, des paresses de filles, des flânes d’ouvriers, ou même des prétentions littéraires, car beaucoup avaient dans leurs marges des notes au crayon, des remarques saugrenues.
 
Elle restait là, affaissée et seule devant la croisée, à lire ses romans jusqu’à ce que la tête lui tournât. Elle lisait pour éviter de penser et de regretter. Déclassée dans cette grande maison ouvrière, les croisées laborieuses qu’elle avait en face d’elle ne lui causaient pas, comme à son fils, une excitation au courage, à un labeur quelconque, mais une lassitude plus grande, un dégoût plus amer. La femme toujours triste qui cousait sans relâche près de sa fenêtre, la pauvre vieille qui disait : « les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil… » aggravaient son ennui à elle de leur plainte muette ou formulée. La pureté du ciel, la chaleur de l’été sur toutes ces misères, les lui faisaient paraître plus noires, de même que l’oisiveté du dimanche où passaient seulement les cloches de vêpres, mêlées à des sifflements d’hirondelles, lui pesait de son silence et de sa tranquillité. Et elle se souvenait. Ses promenades d’autrefois, des courses en voiture, des parties de campagne, lui apparaissaient, dorées par le regret comme par un couchant disparu. Mais les années d’Étiolles, plus récentes, lui causaient la plus vive blessure. Oh ! la belle vie, les dîners joyeux, les cris des arrivants, les longues veillées sur la terrasse italienne, et LUI, debout contre un pilier, le front levé, le bras étendu, récitant au clair de lune :
 
Moi, je crois à l’Amour comme je crois en Dieu.
 
Où était-il ? Que faisait-il ? Comment ne lui avait-il pas écrit depuis trois mois qu’il était sans nouvelles ? Alors le livre lui tombait des mains, et elle demeurait pensive, le regard perdu, jusqu’au retour de son fils, pour qui elle essayait un sourire. Mais il devinait tout de suite son état moral au désordre de la chambre, au négligé de cette femme si coquette jadis, et qui maintenant traînait par la mansarde un peignoir fané et des sandales indolentes. Rien n’était prêt pour le dîner :
 
– Tu vois ! je n’ai rien fait. Le temps est si chaud. C’est accablant. Puis je suis si découragée.
 
– Pourquoi découragée ? Tu ne te trouves donc pas bien avec moi ? Tu t’ennuies, n’est-ce pas ?
 
– Non, certes, je ne m’ennuie pas… M’ennuyer avec toi, mon Jack !
 
Elle l’embrassait avec passion, essayant de s’accrocher à lui pour se tirer de l’abîme où elle se sentait disparaître.
 
– Allons dîner dehors, disait Jack… cela te distraira.
 
Mais il manquait à Ida la distraction suprême de pouvoir faire une toilette, de pouvoir tirer de l’armoire où ils restaient pendus ses jolis costumes d’autrefois, trop coquets, trop excentriques pour sa situation présente, et dont le luxe demandait celui d’une voiture ou du moins un autre quartier. Elle s’habillait aussi modestement que possible pour ces promenades dans des rues indigentes. Malgré tout, il y avait toujours dans sa mise quelque chose de choquant, l’échancrure du corsage, la frisure des cheveux, les grands plis des jupons, et Jack prenait exprès une allure un peu bonhomme, protégeait de toute sa gravité cette mère affichante comme une maîtresse. Ils s’en allaient parmi ces longues files de petits bourgeois, d’ouvriers endimanchés marchant à petits pas, les uns derrière les autres, par des rues, des boulevards dont ils connaissent toutes les enseignes lettre à lettre, mélange d’honnêtes visages et de tournures grotesques, des redingotes qui montent dans le cou, des châles qui descendent dans le dos, des vêtements passés de mode, exhibés seulement en ce jour du dimanche, synonyme de repos et de promenade, et qui remplit la ville entière du piétinement, du murmure d’une foule s’écoulant de toutes parts, après un feu d’artifice. Il y a bien, en effet, de cette lassitude dans la fin du dimanche déjà assombrie de la préoccupation du lendemain. Jack et sa mère suivaient le flot vivant, s’arrêtaient à un petit restaurant de Bagnolet ou de Romainville, et dînaient mélancoliquement. Ils essayaient de causer ensemble, de confondre un peu leurs idées ; mais c’était là la grande difficulté de leur existence en commun. Depuis si longtemps qu’ils vivaient loin l’un de l’autre, leur destinée avait été trop différente. Si les délicatesses d’Ida se soulevaient devant la nappe grossière du cabaret, à peine débarrassée d’anciennes taches de vin, si elle essuyait avec dégoût son verre et son couvert, Jack s’apercevait à peine de ces négligences de service, habitué depuis de longues années à tous les écœurements de la pauvreté. En revanche, son esprit élevé, son intelligence ouverte de jour en jour, s’étonnaient de la vulgarité de sa mère autrefois ignorante, mais instinctive, faussée maintenant par son long séjour au milieu des Ratés. Elle avait des phrases typiques, des façons de parler prises à d’Argenton, un ton cassant et péremptoire dans toutes leurs discussions. « Moi, je… moi, je… » Elle commençait toujours ainsi et finissait par quelque geste dédaigneux qui signifiait clairement : « Je suis bien bonne de discuter avec toi, pauvre misérable ouvrier… » Grâce à ce miracle d’assimilation qui fait qu’au bout de quelques années de ménage la femme et le mari se ressemblent, Jack était effrayé de voir sur le beau visage de sa mère des expressions de « l’Ennemi, » jusqu’à ce sourire en coin, effroi de son enfance persécutée. Jamais sculpteur maniant une glaise docile ne la pétrit mieux que ce faux poète, tourmenté de domination, n’avait pétri cette fille.
 
Après le dîner, une de leurs promenades favorites, par ces longues soirées d’été, était le square des Buttes-Chaumont que l’on venait de terminer, square immense et mélancolique, improvisé sur les anciennes hauteurs de Montfaucon, orné de grottes, de cascades, de colonnades, de ponts, de précipices, de bois de pins dégringolant tout le long de la butte. Ce jardin avait un côté artificiel et romanesque qui faisait à Ida de Barancy une illusion de parc grandiose. Elle laissait traîner sa robe avec délices sur le sable des allées, admirait les massifs exotiques, les ruines où volontiers elle eût écrit son nom. Puis, quand ils s’étaient bien promenés, ils montaient s’asseoir tout en haut sur un banc dominant la vue admirable que l’on a de ces sommets. Un Paris bleuâtre, noyé de poussière flottante et de lointain, s’étendait à leurs pieds. Une cuve gigantesque, surmontée de buées chaudes, de rumeurs confuses. Les collines qui entourent les faubourgs formaient dans cette brume comme un cercle immense, que Montmartre d’un côté, le Père-Lachaise de l’autre rejoignaient à l’ancien Montfaucon.
 
Plus près d’eux, ils avaient le spectacle de la joie populaire. Dans les allées tournantes, entre les quinconces du jardin, les petits boutiquiers en grande tenue circulaient autour de la musique, pendant que là-haut, sur ce qu’il restait des vieilles buttes, parmi la verdure pelée et le sol d’ocre rouge, des familles d’ouvriers, dispersées comme un grand troupeau aux flancs du mont, couraient, se vautraient, faisaient des glissades, enlevaient de grands cerfs-volants, avec des cris jetés dans un air extrêmement sonore, au-dessus de la tête des promeneurs. Chose étrange, ce square magnifique disposé en plein quartier ouvrier, une flatterie de l’Empire aux habitants de La Villette et de Belleville, leur semblait trop soigné, trop ratissé ; et ils le délaissaient pour leurs anciennes buttes, plus accidentées, plus campagnardes. Ida regardait ces jeux non sans un certain dédain, et, là encore, son attitude, l’alanguissement de sa tête sur sa main ouverte, les arabesques de son ombrelle sur le sable, tout disait : « Que je m’ennuie ! » Jack se sentait bien insuffisant devant cette mélancolie persistante ; il aurait voulu connaître quelque honnête famille pas trop vulgaire, où sa mère eût trouvé des femmes à qui confier toutes les puérilités de son esprit. Une fois, il crut avoir rencontré ce qu’il cherchait. C’était justement dans le jardin des Buttes-Chaumont, un dimanche. Devant eux marchait un vieux bonhomme de tournure rustique, voûté, en veste brune, escorté de deux petits enfants vers lesquels il se penchait de cet air d’intérêt, de patience inaltérable qu’ont seulement les grands-pères.
 
– Voilà une tournure que je connais, disait Jack à sa compagne, mais oui… Je ne trompe pas… C’est bien M. Roudic.
 
Le père Roudic, en effet, mais si vieilli, si affaissé, que l’ancien apprenti d’Indret l’avait reconnu surtout à la fillette qui marchait près de lui, carrée, joufflue, taillée à coups de rabot, une réduction de Zénaïde, tandis qu’il ne manquait au petit garçon qu’un képi de la douane pour ressembler parfaitement à M. Mangin.
 
– « Tiens ! le petit gas… » dit le bonhomme à Jack qui l’abordait, et il eut un sourire triste qui éclaira sa figure en en montrant tous les ravages. Alors Jack s’aperçut qu’il portait un grand crêpe à son chapeau, et, de peur de raviver un récent chagrin, il n’osait lui demander des nouvelles de personne, lorsqu’à un tournant d’allée Zénaïde fit son apparition, plus massive que jamais, à présent qu’elle avait changé sa jupe à gros plis pour une vraie robe et sa coiffe guérandaise pour un chapeau parisien. Un vrai paquet, mais l’air si bon enfant. Elle donnait le bras à M. Mangin, l’ancien brigadier, monté en grade, passé aux douanes de Paris, et dont l’uniforme en drap fin était passementé d’or sur les manches. Comme Zénaïde était fière de ce joli officier, comme elle paraissait l’aimer, son petit Mangin, malgré sa façon de le mener tambour battant, de répondre pour lui à tout propos ! Il faut croire d’ailleurs que Mangin aimait à être mené ainsi, car il avait une physionomie heureuse, ouverte, et rien qu’à la façon dont il regardait sa femme, on sentait que si c’était à refaire, maintenant qu’il la connaissait, il la prendrait bien sans dot. Jack présenta sa mère à tous ces braves gens ; puis, comme on marchait en deux groupes :
 
– Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il tout bas à Zénaïde. Est-ce que madame Clarisse…
 
– Oui, elle est morte, il y a deux ans, d’une façon affreuse, noyée dans la Loire, par accident.
 
Zénaïde ajouta, en baissant la voix :
 
– Nous disons « par accident, » à cause du père ; mais vous qui la connaissiez, Jack, vous savez bien que ce n’est pas par accident qu’elle est morte, et qu’elle s’est fait périr elle-même, du chagrin de ne plus voir son Nantais… Ah ! vraiment, il y a de ces hommes… on ne sait pas ce qu’ils vous font boire !
 
Elle était loin de se douter, la bonne Zénaïde, qu’en parlant ainsi elle serrait le cœur à Jack qui regardait sa mère en soupirant.
 
– Pauvre père Roudic, continua Zénaïde, nous avons bien cru qu’il passerait, lui aussi… Et encore, il ne s’est jamais douté de la vraie vérité. Sans ça… Quand M. Mangin a été nommé à Paris, nous l’avons emmené avec nous, et nous vivons tous ensemble, rue des Lilas, à Charonne, une petite rue où il n’y a que des jardins, tout près de la caserne de la douane… Il faudra venir le voir, n’est-ce pas, Jack ?… Vous savez qu’il a toujours bien aimé son petit gas… Peut-être parviendrez-vous à lui faire desserrer les dents. À nous il ne nous dit jamais un mot… Il n’y a que les enfants qui l’amusent, qui l’intéressent… Mais rapprochons-nous. Il a déjà regardé deux ou trois fois de notre côté. Il se doute bien que nous parlons de lui, et il n’aime pas cela.
 
Ida, qui était en grande conversation avec M. Mangin, s’arrêta court en voyant Jack près d’elle. Que disait elle donc de si mystérieux ? Un mot du père Roudic le mit tout de suite au courant :
 
– Ah ! dam ! oui, dam ! Un beau parleur, et qui aimait bien la galette de blé noir.
 
Il comprit qu’il s’agissait de d’Argenton. On avait demandé à Ida des nouvelles de son mari ; et, heureuse de parler de lui, elle s’était étendue sur ce sujet intéressant. Le talent du poète, ses luttes artistiques, la haute situation qu’il occupait dans la littérature, les sujets de drames ou de romans qu’il roulait dans sa tête, elle avait tout raconté, tout analysé, pendant que les autres l’écoutaient par politesse, sans rien comprendre. On se sépara en se promettant de se revoir. Jack était enchanté d’avoir rencontré ces braves gens, plus agréables à fréquenter pour sa mère que les Lévêque et les Levindré, et d’une condition sociale un peu au-dessus du couple Bélisaire. Il alla donc chez eux quelquefois avec Ida, et retrouva dans un étroit logement de faubourg les coquillages, les éponges, les hippocampes, sur la cheminée comme à Indret, et les images de piété de la chambre de Zénaïde, et la grosse armoire à ferrures, tout un intérieur breton expatrié près des fortifications avec une illusion de campagne autour de lui. Il se plaisait dans ce milieu honnête et d’une propreté toute provinciale. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir que sa mère s’ennuyait avec Zénaïde, trop laborieuse, trop positive pour elle, et que là, comme partout où il la conduisait, elle était poursuivie de la même mélancolie, du même dégoût qu’elle exprimait par ces trois mots :
 
– Ça sent l’ouvrier !
 
La maison de la rue des Panoyaux, le couloir, la chambre qu’elle occupait avec son fils, le pain qu’elle mangeait, tout lui semblait imprégné d’une odeur, d’un goût particuliers, de cet air vicié que les quartiers pauvres, les accumulations de peuple, les fumées des usines, la sueur du travail, entretiennent dans certaines parties des grandes villes. Ça sent l’ouvrier ! Si elle ouvrait sa fenêtre, elle retrouvait cette odeur dans la cour ; si elle sortait, la rue lui apportait dans ses bouffées malsaines et les gens qu’elle voyait, son Jack lui-même quand il revenait de l’atelier avec sa blouse tachée d’huile, exhalaient cette même odeur indigente, qui s’attachait à elle, la pénétrait d’une immense tristesse, de cet écœurement qui fait les suicides.