J3.08 - LEQUEL DES DEUX ?

 

VIII

LEQUEL DES DEUX ?

     Un soir, Jack trouva sa mère dans un état d’exaltation extraordinaire, les yeux brillants, le teint animé, délivrée de cette atonie dont il commençait à s’inquiéter.
 
– D’Argenton m’a écrit, lui dit-elle tout de suite… Oui, mon cher, ce monsieur a osé m’écrire… Après m’avoir laissée quatre mois sans un mot, sans rien, il a fini par perdre patience en voyant que je ne bougeais pas… Il m’écrit pour m’avertir qu’il rentre à Paris, au retour d’un petit voyage, et que si j’ai besoin de lui, il est tout à ma disposition.
 
– Tu n’as pas besoin de lui, j’imagine ? demanda Jack qui épiait sa mère, très ému.
 
– Moi, besoin de lui !… Tu vois si je m’en passe… C’est lui, au contraire, qui doit se trouver bien seul sans moi… Un homme qui ne sait rien faire de ses mains que tenir un porte-plume. Ah ! c’est bien un véritable artiste, celui-là !
 
– Est-ce que tu vas répondre ?
 
– Répondre ?… À un insolent qui s’est permis de lever la main sur moi… Ah ! tu ne me connais pas. J’ai, grâce à Dieu, plus de fierté que cela… Je n’ai pas seulement fini de la lire, sa lettre. Je l’ai jetée je ne sais où, déchirée en mille morceaux… Merci ! Ce n’est pas avec des femmes élevées comme je l’ai été, dans un château, au milieu de l’opulence, qu’on se permet des vivacités pareilles… C’est égal ! je serais curieuse de voir son intérieur, maintenant que je ne suis plus là pour tout mettre en ordre. Ce doit être un beau gâchis. À moins que… Oh ! non, ce n’est pas possible. On ne retrouve pas tous les jours une grande sotte comme moi… D’ailleurs, il est bien clair qu’il s’ennuyait, puisqu’il a été obligé d’aller passer deux mois à… à… comment donc appelle-t-il ce pays-là ?…
 
Elle tira tranquillement de sa poche la lettre qu’elle disait avoir perdue et lacérée, et chercha le nom qu’elle voulait :
 
– Ah ! oui… c’est aux eaux de Royat qu’il est allé… Quelle folie ! c’est tout ce qu’il y a de plus mauvais pour lui, ces eaux minérales… Après tout, qu’il fasse ce qu’il voudra ! cela ne me regarde plus.
 
Jack rougit pour elle de son mensonge, mais ne lui en fit aucune observation. Toute la soirée, il sentit rôder autour de la table cette activité inquiète de la femme qui se distrait d’une pensée par l’agitation. Elle avait retrouvé son entrain courageux des premiers jours, rangeait, nettoyait la chambre, et tout en marchant, en s’affairant, bourdonnait avec des intonations de reproche, des mouvements de tête. Puis elle venait s’appuyer sur la chaise de Jack, l’embrassait, le câlinait :
 
– Comme tu es courageux, mon chéri ! Comme tu travailles bien !
 
Il travaillait fort mal, au contraire, préoccupé de ce qui se passait dans l’âme de sa mère.
 
– Est-ce bien moi qu’elle embrasse ? se disait-il ; et ses soupçons se trouvaient confirmés par un petit détail qui prouvait à quel point le passé triomphant avait repris ce pauvre cœur de femme. Elle ne cessait de fredonner la romance favorite de d’Argenton, une certaine « valse des feuilles, » que le poète aimait tapoter au piano, entre chien et loup, sans lumière :
 
Valsez, valsez, comme des folles,
Pauvres feuilles, valsez, valsez !
 
Sentimental et traînard, ce refrain qu’elle aveulissait encore en ralentissant les notes finales, l’obsédait, la poursuivait ; elle le laissait, le reprenait par fragments, comme s’il eût marqué les intervalles de sa pensée. Air et paroles, tout rappelait à Jack des souvenirs honteux et douloureux. Ah ! s’il avait osé, quelles dures vérités il eût dites à cette insensée ; comme il eût volontiers jeté à la hotte avec indignation tous ces bouquets fanés, toutes ces feuilles mortes et sèches, assez folles pour valser encore dans cette pauvre tête vide et la remplir de leurs tourbillons. Mais c’était sa mère. Il l’aimait, il voulait à force de respect lui apprendre à se respecter elle-même ; il ne lui parla donc de rien. Seulement, ce premier avertissement du danger avait lancé son esprit dans tous les tourments jaloux des êtres que l’on va trahir. Il en arriva à épier l’air qu’elle avait quand il partait, et au retour l’accueil de son sourire. Il craignait tant pour elle ces fièvres, ces rêveries que la solitude cause aux femmes inactives. Et nul moyen de la faire surveiller. C’était sa mère. Il ne pouvait confier à personne la défiance qu’elle lui inspirait. Pourtant Ida, depuis cette lettre de d’Argenton, s’était remise plus vaillamment aux soins du ménage : elle s’occupait de sa maison, préparait le dîner de son fils, et même tirait de l’oubli où elle l’avait laissé le livre de dépense plein de blancs et de lacunes. Jack se méfiait toujours. Il savait l’histoire de ces maris trompés dont on enveloppe la vigilance de petits soins, d’attentions délicates, et qui peuvent reconnaître la date de leur infortune à toutes les manifestations d’un remords inexprimé. Une fois, en revenant de l’atelier, il crut voir Hirsch et Labassindre, au bras l’un de l’autre, tourner le coin de la rue des Panoyaux. Que pouvaient-ils bien avoir à faire dans ce quartier perdu, si loin de la Revue et du quai des Augustins ?
 
– Personne n’est venu ?… demanda-t-il au concierge, et à la façon dont on lui répondit, il sentit qu’on le trompait, qu’il y avait déjà quelque complot organisé contre lui. Le dimanche d’après, en revenant d’Étiolles, il trouva sa mère si complètement abîmée dans sa lecture, qu’elle ne l’avait pas entendu monter. Il n’aurait pas pris garde à ce détail, étant dès longtemps habitué à sa manie des romans ; mais Ida fit disparaître trop vite la brochure ouverte sur ses genoux.
 
– Tu m’as fait peur !… dit-elle en même temps, exagérant à dessein son émotion pour détourner l’attention de Jack.
 
– Qu’est-ce que tu lisais donc là ?
 
– Oh ! rien, des niaiseries… Comment vont nos amis, le docteur, Cécile ? L’as-tu bien embrassée pour moi, cette chère petite ?
 
Mais, à mesure qu’elle parlait, une rougeur lui envahissait le front sous sa peau transparente et fine ; car c’était une des particularités de cette nature d’enfant d’être aussi prompte au mensonge que maladroite à mentir. Gênée par ce regard qui ne la quittait pas, elle se leva agacée :
 
– Tu veux savoir ce que je lis ?… Tiens, regarde.
 
Il reconnut la couverture satinée de la Revue qu’il avait lue pour la première fois dans la chambre de chauffe du Cydnus, seulement bien plus mince, réduite de moitié, imprimée sur du papier pelure avec cet aspect particulier des revues où l’on ne paye pas. Du reste, la même emphase ridicule, des titres ronflants et creux, des études sociales en délire, de la science en goguette, des poésies de mirliton. Jack ne l’aurait pas même ouvert, ce recueil grotesque, si le titre suivant, en tête du sommaire, n’avait attiré son attention :
 
LES RUPTURES
 
Poème lyrique
 
PAR LE Vte AMAURY D’ARGENTON
 
Cela commençait ainsi :
 
À UNE QUI EST PARTIE
 
Quoi ! sans un mot d’adieu ! Quoi ! sans tourner la tête !
Quoi ! pas même un regard au seuil abandonné !
Quoi !…
 
Deux cents vers suivaient, longs et serrés, noircissant les pages comme une prose ennuyeuse ; et ce n’était que le prélude. Afin que l’on ne pût s’y tromper, le nom de Charlotte, qui revenait tous les quatre ou cinq vers, éclairait le lecteur suffisamment. Jack jeta la brochure en haussant les épaules :
 
– Et ce misérable a osé t’envoyer cela ?
 
– Oui, on a posé le numéro en bas, il y a deux ou trois jours, dit-elle timidement… Je ne sais pas qui.
 
Il y eut un moment de silence. Ida mourait d’envie de ramasser la brochure ; mais elle n’osait pas. Enfin elle se pencha d’un petit air négligent. Jack vit le mouvement :
 
– Tu ne vas pas garder cela ici, j’imagine ! Ils sont ridicules ces vers.
 
Elle se redressa :
 
– Je ne trouve pas, par exemple !
 
– Allons donc ! Il a beau se battre les flancs pour avoir l’air ému, faire : « Coua ! coua ! » tout le temps comme une cigogne, il ne parvient pas à nous toucher une seule fois.
 
– Ne soyons pas injustes, Jack. (Sa voix tremblait.) Dieu sait que je connais M. d’Argenton mieux que personne et les défectuosités de sa nature, puisque j’en ai souffert. L’homme, je te l’abandonne. Quant au poète, c’est autre chose. De l’aveu de tous, M. d’Argenton a la note émue comme on ne l’a jamais eue en France… La note émue, mon cher !… Musset l’avait, lui, mais sans élévation, sans idéal. À ce point de vue, le Credo de l’amour est incomparable. Pourtant je trouve que ce commencement des Ruptures a quelque chose encore de plus touchant. Cette jeune femme qui s’en va le matin, en robe de bal, dans le brouillard, sans un mot d’adieu, sans tourner la tête…
 
Jack ne put retenir un cri d’indignation :
 
– Mais c’est toi, cette femme ! Et tu sais comment tu es partie, dans quelles circonstances odieuses !
 
Elle répondit toute frissonnante :
 
– Mon cher, tu auras beau chercher à m’humilier, renouveler l’outrage en me le rappelant, il y a ici une question d’art, et je crois m’y entendre un peu plus que toi. M. d’Argenton m’aurait outragée cent fois plus qu’il n’a fait, cela ne m’empêcherait pas de reconnaître qu’il est une des sommités littéraires de ce temps. Plus d’un en parle avec mépris aujourd’hui, qui sera fier de dire plus tard : Je l’ai connu… Je me suis assis à sa table.
 
Là-dessus, elle sortit majestueusement pour aller retrouver madame Levindré, l’éternelle confidente ; et Jack, déjà remis au travail, – c’était sa seule ressource dans le chagrin, cette étude qui le rapprochait de Cécile, – entendit bientôt chez les voisins une lecture à haute voix, interrompue d’exclamations enthousiastes et de larmes trahies par le bruit des mouchoirs.
 
– Tenons-nous bien… l’Ennemi approche… pensait le pauvre garçon. Il ne se trompait pas.
 
Amaury d’Argenton était aussi malheureux loin de sa Charlotte que celle-ci s’ennuyait de n’être plus auprès de lui. Victime et bourreau, indispensables l’un à l’autre, ils sentaient profondément, chacun de son côté, le vide des existences dépareillées. Dès le premier jour de la séparation, le poète avait pris une attitude de cœur blessé, donné à sa grosse tête blafarde une expression dramatique et byronienne. On le rencontrait dans les restaurants de nuit, dans les brasseries où l’on soupe, entouré de sa cour d’adulateurs et d’exploiteurs qu’il entretenait d’Elle, rien que d’Elle. Il voulait faire dire aux hommes, aux femmes qui se trouvaient là :
 
– C’est d’Argenton, le grand poète… Sa maîtresse l’a quitté… Il cherche à s’étourdir.
 
Il cherchait à s’étourdir, en effet, soupait dehors, passait les nuits ; mais la fatigue lui vint bientôt de cette existence irrégulière et dispendieuse. C’est superbe, parbleu ! de taper sur la table d’un restaurant de nuit et de crier : « Garçon, une absinthe pure !… » pour faire dire à des provinciaux autour de soi : « Il se tue… C’est pour une femme… » Pourtant, quand la santé s’y refuse, quand après avoir demandé très haut « une absinthe pure ! » on est obligé de dire tout bas au garçon : « Beaucoup de gomme ! » ce sont là des poses par trop héroïques. En quelques jours de cette existence, d’Argenton acheva de se délabrer l’estomac, les « crises » reparurent plus fréquentes, et l’absence de Charlotte se fit sentir dans toute son horreur. Quelle autre femme aurait pu supporter ces plaintes perpétuelles, surveiller l’heure des poudres et des tisanes, les apporter avec la religion de M. Fagon médicamentant le grand roi ? Des puérilités de malade lui revenaient. Il avait peur tout seul, et gardait toujours quelqu’un, Hirsch ou un autre, couché sur le divan. Les soirées lui paraissaient lugubres, parce qu’il était environné du désordre, de la poussière que toutes les femmes, même cette folle d’Ida, savent éviter autour d’elles. Le feu ne chauffait pas, la lampe brûlait mal, des courants d’air soufflaient sous les portes ; et, saisi dans son égoïsme, dans ce qu’il avait de plus sensible, d’Argenton regretta sincèrement sa compagne. Il devint véritablement malheureux à force d’avoir voulu le paraître. Alors, pour se distraire, il essaya de voyager ; mais le voyage ne lui réussit guère, à en juger du moins par le ton lamentable de sa correspondance.
 
– « Ce pauvre d’Argenton m’a écrit une lettre navrante… » se disaient les Ratés entre eux en s’abordant d’un air à la fois contrit et satisfait. Il leur en écrivait à tous, de ces « lettres navrantes. » C’était ce qui remplaçait « les mots cruels. » De loin comme de près, une idée fixe le rongeait : « Cette femme se passe de moi, elle est heureuse sans moi, par son fils. Son fils lui tient lieu de tout. » Cette pensée l’exaspérait.
 
– Fais donc un poème là-dessus, lui dit Moronval en le voyant aussi désolé au retour qu’au départ… Ça te soulagera. »
 
Immédiatement il se mit à l’œuvre, et les rimes se suivant avec le système de travail sans rature dès longtemps adopté par le poète, il eut bientôt composé le prologue des « Ruptures. » Le malheur, c’est que la composition poétique, au lieu de le calmer, l’excita encore. Comme il avait besoin de se monter, il imagina une Charlotte idéale, plus belle, plus séraphique que l’autre, élevée au-dessus de terre de toute la hauteur de son inspiration forcée. Dès lors, la séparation devint intolérable. Sitôt que la Revue eut publié le prologue du poème, Hirsch et Labassindre furent chargés d’aller porter un exemplaire rue des Panoyaux. Cet appeau jeté, d’Argenton voyant que bien décidément il ne pouvait plus vivre sans Lolotte, résolut de frapper un grand coup. Il se fit friser, pommader, cirer à la hongroise, prit un fiacre qui devait l’attendre à la porte, et se présenta rue des Panoyaux à deux heures de l’après-midi, alors que les femmes sont seules et que toutes les usines du faubourg envoient au ciel des tourbillons de fumée noire. Moronval qui l’accompagnait descendit parler au concierge, puis revint :
 
– Tu peux monter… Au sixième, au fond du coïdo… Elle y est.
 
D’Argenton monta. Il était plus pâle que d’habitude et son cœur battait. Ô mystères de la nature humaine, que des êtres comme celui-là aient un cœur, et que ce cœur puisse battre ! C’était moins l’amour, il est vrai, que l’entourage de l’amour qui l’émouvait, le côté romanesque de l’expédition, la voiture au coin de la rue comme pour un enlèvement, et surtout sa haine satisfaite, la pensée du désappointement de Jack revenant du travail et trouvant l’oiseau déniché. Voici le plan qu’il avait fait : paraître devant elle à l’improviste, tomber à ses pieds, profiter du trouble, de l’égarement où la surprise la mettrait pour l’enlacer, l’envelopper, lui dire : « Viens, partons ! » la faire monter en voiture, et bon voyage ! Ou elle serait bien changée depuis trois mois, ou elle ne résisterait pas à l’entraînement. Voilà pourquoi il ne l’avait pas prévenue, pourquoi il marchait doucement dans le couloir afin de mieux la surprendre. Sombre couloir suant la misère de toutes ses lézardes, et dont les nombreuses portes avec leurs clefs en évidence semblaient dire : « Il n’y a rien à voler ici… Entre qui veut. »
 
Il entra vivement, sans frapper, avec un « c’est moi » mystérieusement modulé.
 
Cruelle déception, déception éternelle attachée aux pas majestueux de cet homme ! Au lieu de Charlotte, ce fut Jack qu’il trouva debout devant lui, Jack qu’une fête de ses patrons avait fait libre pour une journée et qui feuilletait activement ses livres, pendant que Ida, étendue sur son lit dans l’alcôve, abrégeait comme tous les jours l’ennui de son oisiveté par une sieste de quelques heures. En présence l’un de l’autre, les deux hommes se regardèrent stupéfaits. Cette fois le poète n’avait pas l’avantage. D’abord, il n’était pas chez lui ; puis, comment traiter en inférieur ce grand garçon à la mine intelligente et fière, où quelque chose de la beauté de la mère apparaissait pour mieux désespérer l’amant.
 
– Qu’est-ce que vous venez faire ici ? demanda Jack en travers de la porte, qu’il barrait.
 
L’autre rougit, pâlit, balbutia :
 
– Je croyais… on m’avait dit que votre mère était là.
 
– Elle y est en effet ; mais j’y suis avec elle, et vous ne la verrez pas.
 
Tout ceci fut dit rapidement, à voix basse, dans un même souffle de haine. Puis Jack, en s’avançant sur l’amant de sa mère avec une violence encore plus pressentie que réelle, le força à reculer, et ils se trouvèrent dans le couloir. Stupide, interloqué, d’Argenton essaya de se mettre d’aplomb à l’aide de quelque attitude, et prenant un air à la fois majestueux et attendri :
 
– Jack, dit-il, il y a eu pendant longtemps un malentendu entre nous. Mais maintenant que vous voilà homme et sérieux, bien ouvert aux choses de la vie, il est impossible que ce malentendu s’éternise. Je vous tends la main, cher enfant, une main loyale qui n’a jamais menti à son étreinte.
 
Jack haussa les épaules :
 
– À quoi bon cette comédie entre nous, monsieur ? Vous me détestez, et je vous exècre…
 
– Et depuis quand donc sommes-nous tant ennemis que cela, Jack ?
 
– Je pense que c’est depuis que nous nous connaissons, monsieur. Du plus loin que je me rappelle, je me sens de la haine au cœur contre vous. D’abord, que pourrions-nous être l’un à l’autre, sinon deux ennemis ? Quel autre nom pourrais-je vous donner ? Qui êtes vous pour moi ? Devrais-je seulement vous connaître ? Et si parfois dans ma vie j’ai pensé à vous sans colère, croyez-vous que j’aie jamais pu y penser sans rougir ?
 
– C’est vrai, Jack, je conviens que notre situation réciproque était fausse, très fausse. Mais vous ne sauriez me rendre responsable d’un hasard, d’une fatalité… Après tout, mon cher ami, la vie n’est pas un roman… Il ne faut pas exiger d’elle…
 
Mais Jack l’arrêta court au milieu de ces considérations filandreuses qui ne lui faisaient jamais défaut.
 
– Vous avez raison, monsieur. La vie n’est pas un roman ; elle est très sérieuse au contraire et positive. La preuve, c’est que tous mes moments, à moi, sont comptés, et qu’il m’est interdit de perdre mon temps en discussions oiseuses… Pendant dix ans, ma mère a été à vous, votre servante, votre chose. Ce que j’ai souffert pendant ces dix années, ma fierté d’enfant ne vous l’a jamais appris, mais passons. Ma mère est à moi, maintenant. Je l’ai reprise, et par tous les moyens possibles je saurai la retenir. Je ne vous la rendrai jamais… D’ailleurs, pourquoi faire ?… Qu’est-ce que vous lui voulez ?… Elle a des cheveux gris, des rides. Vous l’avez tant fait pleurer… Ce n’est plus une jolie femme, une maîtresse qui puisse satisfaire votre vanité. C’est une mère, c’est maman, laissez-la moi.
 
Ils se regardaient bien en face sur le palier lugubre et sordide où montaient par intervalles des piaillements d’enfants, des échos d’autres disputes, fréquentes dans la grande ruche ouvrière. C’était le cadre qui convenait à cette scène humiliante et navrante qui remuait des hontes à chacun de ses mots.
 
– Vous vous méprenez étrangement sur le sens de ma démarche, dit le poète, tout pâle malgré son grand aplomb… Je sais Charlotte très digne, vos ressources fort modiques… Je venais comme un vieil ami… voir si rien ne manquait, si on n’avait pas besoin de moi.
 
– Nous n’avons besoin de personne. Mon travail nous suffit largement à tous deux.
 
– Vous êtes devenu bien fier, mon cher Jack… Vous ne l’étiez pas autant autrefois.
 
– C’est vrai, monsieur. Aussi votre présence que je supportais jadis m’est odieuse aujourd’hui ; et je vous préviens que je ne veux pas en subir l’injure plus longtemps.
 
L’attitude de Jack était si déterminée, si provocante, son regard soulignait si bien ses paroles, que le poète n’osa pas ajouter un mot et se retira gravement, redescendant les six étages, où son costume soigné, sa frisure, faisaient une tache singulière, donnaient bien l’idée de ces erreurs sociales qui, d’un bout à l’autre de cet étrange Paris, relient entre eux tant de contrastes. Quand Jack l’eut vu disparaître, il rentra. Ida, toute blanche, décoiffée, les yeux gonflés de sommeil et de larmes, l’attendait debout contre la porte :
 
– J’étais là, lui dit-elle à voix basse… J’ai tout entendu, tout, même que j’étais vieille et que j’avais des rides.
 
Il s’approcha d’elle, lui prit les mains, et la regardant jusqu’au fond des yeux :
 
– Il n’est pas loin… Veux-tu que je le rappelle ?
 
Elle dégagea ses mains, et sans hésiter lui sauta au cou, dans un de ces élans qui l’empêchaient d’être une vile créature :
 
– Non, mon Jack ! tu as raison… Je suis ta mère, rien que ta mère, je ne veux plus être que cela.
 
 
Quelques jours après cette scène, Jack écrivait à M. Rivals la lettre suivante :
 
« Mon ami, mon père, c’est fini, elle m’a quitté, elle est retournée avec lui. Cela s’est passé dans des circonstances si navrantes, si imprévues, que le coup m’a été encore plus rude… Hélas ! celle dont je me plains est ma mère. Il serait plus digne de garder le silence mais je ne peux pas. J’ai connu dans mon enfance un pauvre petit négrillon qui disait toujours : « Si le monde n’avait pas soupir, le monde étoufferait. » Je n’ai jamais compris cette parole comme aujourd’hui. Il me semble que si je ne vous écrivais pas cette lettre, si je ne poussais pas ce grand soupir vers vous, ce que j’ai là sur le cœur m’empêcherait de respirer et de vivre. Je n’ai même pas eu le courage d’attendre jusqu’à dimanche. C’était trop loin ; et puis, devant Cécile, je n’aurais pas osé parler… Je vous avais dit, n’est-ce pas ? l’explication que nous avions eue ensemble, cet homme et moi. Depuis ce jour-là, je voyais ma pauvre mère si triste, ce qu’elle avait fait me semblait tellement au-dessus de ses forces, que je m’étais résolu à la changer de quartier pour distraire et dépayser son chagrin. Je comprenais bien qu’une bataille était engagée, et que si je voulais la gagner, si je voulais garder ma mère avec moi, je devais user de tous les moyens, de toutes les ruses possibles. Notre rue, notre maison, lui déplaisaient. Il fallait quelque chose de plus riant, de plus aéré, qui l’empêchât de trop regretter son quai des Augustins. Je louai donc à Charonne, rue des Lilas, au fond d’un jardin de maraîcher, trois petites pièces nouvellement réparées, tendues de papier neuf, que j’ornai d’un mobilier un peu plus soigné, un peu plus complet que le mien. Toute ma petite réserve, pardonnez-moi ces détails, mais je me suis juré de tout vous dire, les économies que je faisais depuis six mois pour mes inscriptions, mes examens, passèrent à ces soins que je savais d’avance approuvés par vous. Bélisaire et sa femme m’aidèrent à l’installation, ainsi que la bonne Zénaïde établie dans la même rue avec son père, et sur qui je comptais pour égayer ma pauvre maman. Tout cela s’était fait en cachette, une vraie surprise d’amoureux, puisque dans cette lutte nouvelle il me fallait combattre mon ennemi, mon rival, sur son propre terrain. Vraiment il me semblait qu’elle serait bien là. Cette fin de faubourg, tranquille comme une rue de village, les arbres dépassant les murs, des chants de coq montant entre des ais de planches, tout me paraissait devoir la charmer, lui donner un peu l’illusion de cette vie de campagne qu’elle regrettait tant.
 
« Hier soir enfin, la maison était prête à la recevoir. Bélisaire devait lui dire que je l’attendais chez les Roudic, et me l’amener à l’heure du dîner. J’étais arrivé bien avant eux, joyeux comme un enfant, arpentant fièrement notre petit logis tout luisant de propreté, embelli de rideaux clairs à toutes ses fenêtres et de gros bouquets de roses sur la cheminée. J’avais fait du feu, la soirée étant un peu fraîche, et cela donnait à l’endroit un air confortable, déjà habité, qui me réjouissait… Eh bien ! le croiriez-vous ? Au milieu de mon contentement, je sentis passer tout à coup un pressentiment lugubre. Ce fut vif et rapide comme une étincelle électrique : « Elle ne viendra pas ! » J’avais beau me traiter de fou, préparer sa chaise, son couvert, guetter son pas dans la rue silencieuse, parcourir les pièces où tout l’attendait. Je savais qu’elle ne viendrait pas… Dans toutes les déceptions de mon passé, j’ai eu de ces divinations. On dirait qu’avant de me frapper, le destin m’avertit par une sorte de pitié, pour que ses coups me soient moins douloureux. Elle ne vint pas. Bélisaire arriva seul, très tard, avec un billet qu’elle lui avait donné pour moi. Ce n’était pas long, rien que quelques mots écrits en hâte, m’annonçant que M. d’Argenton était très malade et qu’elle considérait comme un devoir d’aller s’asseoir à son chevet. Sitôt qu’il serait guéri, elle reviendrait. Malade ! je n’avais pas pensé à cela. Sans quoi, j’aurais pu me faire plaindre, moi aussi, et la retenir à mon chevet comme il l’appelait au sien… Oh ! qu’il la connaissait bien, ce misérable ! Comme il avait étudié ce cœur si faible et si bon, empressé à se dévouer, à protéger ! Vous les avez soignées ces crises bizarres dont il se plaignait à Étiolles et qui se dissipaient si vite à table, après un bon dîner. C’est de ce mal qu’il est repris. Mais ma mère, heureuse sans doute d’une occasion de rentrer en grâce, s’est laissé prendre à cette feinte. Et dire que si je tombais malade, vraiment malade, elle ne me croirait peut-être pas ! Pour en revenir à ma lamentable histoire, me voyez-vous tout seul dans mon petit pavillon, au milieu de mes préparatifs de bienvenue, après tant de courses, d’efforts, d’argent dépensé en pure perte ? Ah ! cruelle, cruelle !… Je n’ai pas voulu rester là. Je suis retourné à mon ancienne chambre. La maison m’eût semblé trop triste, triste comme une maison de morte ; car pour moi ma mère y avait habité déjà. Je suis parti laissant le feu tomber en cendres dans l’âtre et mes bouquets de roses s’effeuiller sur le marbre avec un bruit doux. La maison est louée pour deux ans, et je la garderai jusqu’à la fin du bail, avec cette superstition qui fait que l’on conserve longtemps ouverte et accueillante la cage d’où quelque oiseau favori s’est envolé. Si ma mère revient, nous retournerons là ensemble. Mais si elle ne revient pas, je n’y habiterai jamais. Ma solitude aurait la tristesse d’un deuil. Et maintenant que je vous ai tout raconté, ai-je besoin de vous dire que cette lettre est pour vous, rien que pour vous, que Cécile ne doit pas la lire ? J’aurais trop honte. Il me semble qu’à ses yeux quelque chose de ces infamies rejaillirait sur moi, sur la pureté de mon amour. Peut-être ne m’aimerait-elle plus… Ah ! mon ami, que deviendrais-je si un pareil désastre m’arrivait ? Je n’ai plus qu’elle. Sa tendresse me tient lieu de tout ; et dans mon plus grand désespoir, quand je me suis trouvé seul devant l’ironie de cette maison vide, je n’ai eu qu’une pensée, qu’un cri : « Cécile ! » … Si elle aussi allait m’abandonner… Hélas ! voilà ce que les trahisons de nos bien-aimés ont de terrible, c’est qu’elles nous glissent dans le cœur la crainte d’autres trahisons… Mais à quoi vais-je songer ? J’ai sa parole, sa promesse ; et Cécile n’a jamais menti. »