J3.09 - LA PETITE NE VEUT PLUS

  

IX

LA PETITE NE VEUT PLUS

     Longtemps il crut que sa mère reviendrait. Le matin, le soir, dans le silence de son travail, il s’imagina entendre bien des fois le frôlement de sa robe dans le couloir, son pas léger près de la porte. Lorsqu’il allait chez les Roudic, il regardait toujours au pavillon de la rue des Lilas, espérant le trouver ouvert et son Ida installée dans ce refuge dont il lui avait envoyé l’adresse : « La maison t’attend… Elle est là pour toi… Quand lu voudras, tu n’as qu’à venir… » Rien, pas même une réponse. L’abandon était réel, définitif, plus implacable que jamais.
 
Jack eut un grand chagrin. Quand nos mères nous font du mal, cela blesse comme une erreur ou une cruauté de Dieu, comme une douleur contre nature. Mais Cécile était magicienne. Elle connaissait les baumes, les simples, tous ces calmants qui ont des noms de fleurs et qui parfument les guérisons. Elle savait les mots enchantés qui apaisent, les fermes regards qui font revivre, et sa tendresse délicate, ingénieuse, défiait toutes les férocités du destin. Un puissant réconfort aussi, c’était le travail, le travail acharné, cuirasse lourde et gênante, mais qui défend bien contre la douleur. Pendant que sa mère était là, elle l’avait souvent empêché de travailler, sans le savoir, avec sa nature d’oiseau étourdi, ses envolements, et cette volonté en zigzag qui la faisait tout à coup s’apprêter pour sortir, puis se débarrasser de son chapeau et de son châle dans une soudaine décision de rester. Il n’y avait pas jusqu’au soin maladroit qu’elle prenait pour ne pas le déranger qui ne fût un véritable dérangement pour lui. Maintenant qu’elle était partie, il marchait à grands pas et regagnait le temps perdu. Tous les dimanches il allait à Étiolles, un peu plus amoureux et un peu plus savant. Le docteur était ravi des progrès de son élève ; avant un an, en continuant de ce train-là, il serait bachelier et pourrait prendre sa première inscription à l’école de médecine. Ce mot de bachelier faisait sourire Jack de plaisir, et quand il le prononçait devant les Bélisaire, dont il était redevenu le Camarade après une frasque nouvelle de Ribarot, la petite mansarde de la rue des Panoyaux en était positivement agrandie et illuminée. Du coup la porteuse de pain, dans son enthousiasme, avait pris un goût subit pour la science. Le soir, à la veillée, lorsqu’elle avait fini ses travaux d’aiguille, il fallait que Bélisaire lui montrât à lire, lui fît suivre les lettres du bout de son doigt carré qui les cachait en les désignant. Mais si M. Rivals était ravi des progrès de Jack, il l’était bien moins de sa santé. Depuis le commencement de l’automne, l’ancienne toux revenue creusait ses joues, allumait ses yeux d’une flamme aiguë, donnait à sa poignée de main la brûlure d’un feu ardent.
 
– Je n’aime pas ça, disait le brave homme en considérant son élève avec inquiétude, tu travailles trop, ton esprit est trop monté, trop chauffé… Il faut enrayer, ralentir un peu… Tu as le temps, que diable ! Cécile ne s’en va pas.
 
Non, certes, elle ne s’en allait pas. Jamais elle n’avait été plus aimante, plus attentive, plus près de lui ; on eût dit qu’elle devinait toutes les tendresses perdues, la part de bonheur tardive que ce déshérité devait trouver en elle. Et c’est justement cela qui aiguillonnait l’ami Jack, lui donnait une ardeur au travail que rien ne pouvait modérer. Quoi qu’il fit, en prenant sur sa nuit, des journées de dix-sept heures, il ne sentait pas sa fatigue ; et dans l’état d’excitation qui centuplait ses forces, le balancier de l’usine Eyssendeck ne pesait pas plus à ses mains que sa plume.
 
Les ressources du corps humain sont inépuisables. Jack, en traitant le sien à force de veilles excitantes et d’indifférence absolue, en était arrivé comme les fakirs de l’Inde à cette fébrilité intense où la douleur elle-même devient une sorte de plaisir. Il bénissait jusqu’au froid de la mansarde qui le tirait dès cinq heures du lourd sommeil de ses vingt ans, jusqu’à la petite toux sèche qui le tenait veillant et éveillé bien avant dans la nuit. Quelquefois, à sa table, il sentait tout à coup une légèreté de tout son être, des lucidités de Voyant, une émotion extraordinaire de ses facultés intellectuelles mêlée à une faiblesse défaillante. C’était comme un évanouissement vers un monde supérieur. Alors sa plume courait rapidement, toutes les difficultés du travail s’aplanissaient devant lui. Il serait allé ainsi certainement jusqu’au bout de sa rude tâche, mais à la condition que rien ne vînt se mettre en travers de la route où il était lancé à toute vitesse. En pareil cas, en effet, le moindre choc est dangereux, et il allait en avoir un terrible.
 
Ne viens pas demain… Nous partons pour huit jours.
 
RIVALS.
 
Jack reçut cette dépêche du docteur un samedi soir pendant que madame Bélisaire lui repassait du beau linge blanc pour le lendemain, et que lui-même s’épanouissait déjà, en sentant dans cette fin du samedi le dimanche qui commençait. L’imprévu de ce départ, le laconisme de la dépêche, tout jusqu’à l’indifférence des caractères imprimés remplaçant l’écriture connue et amie, lui fit un effroi singulier. Il attendait une lettre de Cécile ou du docteur pour lui expliquer ce mystère ; mais il ne reçut rien, et pendant huit jours, secoué par toutes les terreurs, passa des frissons de l’angoisse aux transports de l’espérance, le cœur serré ou dilaté sans autre motif qu’un nuage couvrant le soleil ou le dévoilant tour à tour.
 
La vérité est que ni le docteur ni Cécile n’étaient partis, et que M. Rivals avait éloigné l’amoureux pour avoir le temps à le préparer à un grand coup, à une décision de Cécile, subite, inouïe, et sur laquelle il espérait encore que sa petite-fille reviendrait. C’était arrivé subitement. Un soir, en rentrant, le docteur trouvait à Cécile une physionomie étonnante, quelque chose de sombre et de résolu dans la pâleur de ses lèvres et l’agitation inusitée de ses beaux sourcils bruns. Il essaya vainement de la faire sourire à dîner ; et tout à coup à une phrase qu’il disait : « Dimanche, quand Jack viendra… »
 
– Je désire qu’il ne vienne pas… répondit-elle.
 
Il la regarda stupéfait. Elle répéta, pâle comme une morte, mais d’une voix très ferme :
 
– Je désire qu’il ne vienne pas… qu’il ne vienne plus.
 
– Qu’est-ce qu’il y a donc ?
 
– Une chose bien grave, grand-père : mon mariage avec Jack n’est pas possible.
 
– Pas possible ?… Tu me fais peur. Que s’est-il passé ?
 
– Rien, seulement une lumière qui s’est faite en moi-même. Je ne l’aime pas, je me suis trompée.
 
– Misère de nous ! Que nous arrive-t-il là ? Cécile, mon enfant, reviens à toi. Vous aurez eu ensemble quelque querelle d’amoureux, un enfantillage.
 
– Non, grand-père, je te jure qu’il n’y a pas ici le moindre enfantillage. J’ai pour Jack une amitié de sœur, voilà tout. Je me suis efforcée de l’aimer ; je vois maintenant que c’est impossible.
 
Le docteur eut un mouvement d’épouvante ; le souvenir de sa fille venait de lui traverser l’esprit.
 
– Tu en aimes un autre ?
 
Elle rougit.
 
– Non, non, je n’aime personne. Je ne veux pas me marier.
 
À tout ce que M. Rivals put lui dire, à tout ce qu’il voulut invoquer, Cécile n’eut qu’une réponse :
 
– Je ne veux pas me marier.
 
Il essaya de la prendre par l’orgueil. Que dirait-on dans le pays ? Ce jeune homme qui venait chez eux depuis des mois, que tout le monde savait être son fiancé… Il s’attendrissait lui-même d’une pitié qu’il eût voulu lui communiquer.
 
– Songe que c’est un coup épouvantable… sa vie bouleversée, son avenir perdu.
 
Cécile eut une contraction de tous ses traits, qui prouva combien elle était émue. M. Rivals lui prit la main :
 
– Petite, je t’en supplie… ne te presse pas de prendre une décision pareille… Attendons encore un peu… Tu verras, tu réfléchiras.
 
Mais elle, avec une énergie tranquille :
 
– Non, grand-père, c’est impossible. Je tiens à ce qu’il soit instruit de mes sentiments au plus tôt… Je sais que je vais lui faire une grande peine ; mais plus nous attendrons, plus la peine sera grande. Chaque jour perdu ne fera que l’aggraver. Et puis je souffrirais trop à rester ainsi en face de lui. Je me sens incapable de ce mensonge, de cette trahison.
 
– Alors, c’est son congé qu’il faut que je lui signifie ?… dit le docteur en se levant furieux, c’est bon ; ce sera fait… Mais, sacré tonnerre ! les femmes…
 
Elle le regarda d’un air si désespéré, avec une telle pâleur frémissante, qu’il s’arrêta net au milieu de sa colère.
 
– Mais non, mais non, fillette, je ne suis pas fâché… C’est seulement une minute… Après tout, ce qui arrive est bien plus ma faute que la tienne. Tu étais trop jeune. Je n’aurais pas dû… Ah ! vieux fou, vieux fou !… je ferai donc des bêtises jusqu’à la fin !
 
Le terrible, c’était d’écrire à Jack. Il essaya deux ou trois brouillons de lettres commençant toutes ainsi : « Jack, mon enfant, la petite ne veut plus. » Il ne trouvait pas un mot à ajouter. « La petite ne veut plus… » À la fin il se dit : « J’aime mieux lui parler… » Et, pour se donner du temps, pour se préparer à cette pénible entrevue, il remit la visite de Jack de huit jours, avec cette vague espérance que Cécile changerait peut-être d’avis dans la semaine.
 
Il ne fut plus question de rien entre eux pendant ces huit jours. Mais, le samedi suivant, quand M. Rivals dit à sa petite-fille :
 
– Il viendra demain. Tu es toujours dans les mêmes idées ? Ta décision est irrévocable ?
 
– Irrévocable ! répondit-elle fermement, en laissant tomber l’une après l’autre, et de tout leur poids, les syllabes de ce mot anti-humain.
 
Jack arriva le dimanche de bonne heure, selon son habitude, et ne fit qu’un bond de la gare d’Évry à Étiolles. Son émotion était grande en franchissant le seuil, un seuil ami pourtant, et qui aurait dû le rassurer de tous ses bons accueils d’autrefois.
 
– Monsieur vous attend dans le jardin, lui dit la servante en venant lui ouvrir.
 
Et tout de suite, il eut froid au cœur, devina quelque désastre. La figure bouleversée du bon docteur acheva de l’épouvanter. Celui-ci, que quarante ans de stations anxieuses au chevet des malades avaient cependant aguerri au spectacle des souffrances humaines, était aussi tremblant, aussi troublé que Jack.
 
– Cécile n’est pas là ?…
 
Ce fut le premier mot du pauvre garçon.
 
– Non, mon ami, je l’ai laissée… là-bas… Où nous étions. Elle y restera quelque temps.
 
– Longtemps ?
 
– Oui, très longtemps.
 
– C’est donc… C’est donc qu’elle ne veut plus de moi, monsieur Rivals ?
 
Le docteur ne répondit pas. Jack s’assit sur un banc pour ne pas tomber. C’était au fond du jardin. Autour de lui, un temps doux et clair de novembre, la rosée blanche étendue sur le sol, cette gaze flottante voilant un soleil de la Saint-Martin, lui rappelaient la journée du Coudray, la vendange, le coteau dominant la Seine et leur premier balbutiement d’amour tombé ce jour-là dans la grande nature, comme le cri timide d’un oiseau qui prend son vol pour la première fois. Quel anniversaire !… Au bout d’un instant de silence, le docteur lui posa paternellement la main sur l’épaule :
 
– Jack, ne te désole pas trop… Elle peut encore changer d’idée… Elle est si jeune ! Ce n’est peut-être qu’un caprice.
 
– Non, monsieur Rivals, vous le savez bien, Cécile n’a pas de caprice… Ce serait trop horrible, un coup de couteau en plein dans le cœur pour un caprice… Mais non. Je suis sûr qu’elle a longuement réfléchi avant de prendre cette résolution, et qu’il a dû lui en coûter beaucoup. Elle savait ce que son amour était dans ma vie, et qu’en l’en arrachant toute ma vie s’en irait avec. Si donc elle a fait cela, c’est qu’elle a cru de son devoir de le faire. Je devais m’y attendre. Est-ce que c’est possible, un bonheur si grand, à moi ! Si vous saviez combien de fois je me suis dit : « C’est trop beau. Cela ne se fera pas… » Eh bien ! cela ne s’est pas fait. Voilà.
 
Un effort de sa volonté refoula le sanglot qui l’étouffait. Il se leva péniblement. M. Rivals lui prit les mains :
 
– Pardonne-moi, mon pauvre enfant… C’est moi qui suis coupable en tout ceci. Mais je croyais faire deux heureux.
 
– Non, monsieur Rivals, ne vous accusez pas. Ce qui arrive devait arriver. Cécile était trop au-dessus de moi pour pouvoir m’aimer. La pitié que je lui inspirais a pu lui faire illusion un moment, son bon cœur l’a égarée. À présent elle y voit plus clair, et la distance qui nous sépare lui fait peur. N’importe ! écoutez bien ceci, mon cher ami, et répétez-le lui de ma part. Il y a une chose qui m’empêchera toujours de lui en vouloir, si dur que soit le coup dont elle m’accable…
 
Il montra les champs, le ciel, tout l’horizon, d’un geste agrandi.
 
… L’an dernier, par une journée semblable, j’ai senti que j’aimais Cécile, j’ai cru qu’elle pourrait m’aimer ; et j’ai commencé le plus heureux, le seul heureux temps de ma vie, une année pleine, incomparable, qui, maintenant que je la regarde, me semble résumer toute une existence. J’étais né ce jour-là, je meurs aujourd’hui. Mais cette époque bénie, cet oubli du mauvais destin à mon égard, c’est à Cécile et à vous que je l’ai dû. Je ne l’oublierai jamais.
 
Il retira doucement ses mains de l’étreinte frémissante du docteur.
 
– Tu pars, Jack ?… tu ne déjeunes pas avec moi ?…
 
– Non, merci, monsieur Rivals !… Je ferais un trop triste convive.
 
Il traversa le jardin d’un pas ferme, franchit la porte et s’éloigna rapidement sans regarder en arrière. S’il s’était retourné, il aurait vu là-haut, au premier étage, sous la blancheur du rideau soulevé, sa bien-aimée aussi pâle, aussi tremblante que lui et qui pleurait en lui tendant les bras, mais sans songer à le retenir. Les jours suivants furent bien tristes chez les Rivals. La petite maison, égayée et rajeunie depuis des mois, reprit son morne visage des anciens jours, plus morne encore de toute la gaieté disparue. Le docteur, très troublé, épiait sa petite-fille, ses promenades solitaires dans le jardinet et ses longues stations dans la chambre de sa mère, rouverte maintenant et qu’elle semblait vouloir faire sienne par le droit du chagrin. Où Madeleine avait pleuré jadis, Cécile pleurait aujourd’hui, et le pauvre grand-père aurait pu s’y tromper en surprenant parfois un jeune visage penché là-haut, derrière la fenêtre, dans le silence et l’accablement d’une douleur inavouée… Est-ce qu’elle allait mourir celle-là aussi ?… Pourquoi ?… Qu’est-ce qu’elle avait ?… Si elle n’aimait plus Jack, comment expliquer cette tristesse, ce besoin de solitude, cette langueur que l’activité forcée de la ménagère ne parvenait pas à dissiper ? Et si elle l’aimait encore, pourquoi l’avoir refusé ? Il sentait bien, le bon docteur, qu’il y avait là quelque mystère, un combat intérieur ; mais, au moindre mot, à la moindre question, Cécile le déroutait, lui échappait comme si elle se fût sentie responsable seulement vis-à-vis d’elle-même des décisions suprêmes de sa conscience. Devant cette attitude inquiétante de sa petite-fille, le brave homme en arriva à oublier la douleur de Jack ; il avait bien assez de la sienne à ruminer, à raisonner, et le cabriolet qui l’emportait à toute heure sur les routes, son vieux cheval de plus en plus indiscipliné, auraient pu raconter ses agitations, rien qu’à sa façon bizarre de conduire.
 
Une nuit, on vint sonner à la maison pour un malade. C’était la vieille Salé, qui attendait en se lamentant sur la route. Il paraît que cette fois « son houme, son pauv’houme se décidions à querver. » M. Rivals, que son chagrin et son grand âge n’empêchaient pas d’être toujours sur pied au premier signal, monta précipitamment d’Étiolles aux Aulnettes. Les Salé habitaient auprès de « parva domus » un véritable trou creusé en contrebas du chemin, une chambre où l’on descendait comme dans une cave, orde, sombre, mal close, vrai gîte de paysans du temps de La Bruyère, qui avait survécu à tous les châteaux environnants. Pour plancher, la terre battue ; pour meubles un bahut cassé, des escabeaux branlants ; le tout éclairé par un grand feu de bois volé, crépitant et rempli de sève. Ici d’ailleurs tout sentait le pillage, aussi bien les débris de vieilles boiseries entassées contre les murs, que le fusil posé dans l’angle de la cheminée, avec les panneaux, les pièges et ces immenses traînes que les braconniers jettent en automne sur les champs moissonnés, à la façon des pêcheurs à l’épervier. Sur un grabat, dans un coin sombre, parmi toute cette misère déshonnête, le vieux « quervait. » « Il quervait » de soixante ans de braconnage, d’affûts de nuit dans les fossés, dans la neige, les marécages, de courses ventre à terre devant les chevaux des gendarmes. Une vie de vieux lièvre malfaisant, encore heureux de finir dans son terrier. En entrant, M. Rivals fut suffoqué par une odeur d’aromates brûlés qui dominait toutes les puanteurs du bouge.
 
– Qu’est-ce que diable on a brûlé ici, mère Salé ?
 
La vieille se troubla, voulut mentir ; mais il ne lui en laissa pas le temps :
 
– Il est donc venu chez vous, le voisin, l’empoisonneur ?
 
M. Rivals ne se trompait pas. Hirsch, en ces derniers temps, était venu essayer sur ce misérable sa sinistre médication des parfums. Les occasions de l’expérimenter devenaient rares pour lui. Les paysans se méfiaient ; en outre, il était obligé de prendre de grandes précautions, à cause du médecin d’Étiolles qui faisait une guerre acharnée à sa médecine sans diplôme. Deux fois déjà il avait été mandé au parquet de Corbeil et menacé de peines sévères s’il continuait à exercer. Mais le voisinage des Salé, l’humilité de leur condition… Malgré sa peur des gendarmes, il s’était encore laissé tenter.
 
– Vite, vite ! ouvrez la porte, la fenêtre !… vous voyez bien qu’il étouffe, ce malheureux !
 
La vieille se dépêchait d’exécuter les ordres du docteur, en marmottant :
 
– Ah ! mon pauv’houme, mon pauv’houme ! Il disions tant qu’ils nous le guéririons… Est-il possible de tromper le monde comme ça !… Pauvre bête sauvage de paysan que je sommes.
 
Pendant que M. Rivals, penché vers le mourant, épiait ce qu’il restait de force à son pouls insensible, une voix caverneuse sortit de dessous les guenilles du grabat :
 
– Dis-y, femme, tu as dit que tu y dirais.
 
La vieille continua à parler avec volubilité, à remuer la bourrée dans le foyer. Mais le moribond recommença de sa voix épuisée :
 
– Dis-y, femme… dis-y, femme…
 
M. Rivals regarda la Salé, dont le visage brûlé de vieille squaw avait pris une belle couleur de brique. Elle s’approcha en balbutiant :
 
– Dam ! oui, ben sûr que c’est encore sa faute à ce médecin d’à côté, si j’avons fait du chagrin à c’te pauvre demoiselle qu’est si charitable.
 
– Quelle demoiselle ? De qui parlez-vous ? demanda le docteur vivement, en lâchant le bras de son malade.
 
Elle hésitait. Mais la voix du braconnier, de plus en plus faible et comme si elle venait de très loin, murmura encore une fois :
 
– Dis-y… Je veux que tu y dises.
 
– Eh ben oui, là, j’y dis, fit la vieille résolûment. Voilà ce que c’est, mon bon monsieur Rivals : ce guerdin-là m’a donné vingt francs, – y a-t-il du vilain monde, Jésus Seigneur ! – y m’a donné vingt francs pour si je voulions raconter à mam’zelle Cécile toute l’histoire de son papa et de sa maman.
 
– Coquine !… cria le vieux Rivals avec une colère qui lui fit retrouver la force et l’élan de sa jeunesse.
 
Il avait pris l’horrible paysanne, la secouait brutalement.
 
– Tu as osé faire cela ?
 
– C’est pour les vingt francs, mon bon monsieur… Si ce vilain homme ne m’avions pas donné vingt francs, je serions morte plutôt que de parler… D’abord, aussi vrai que v’là un chrétien qui va passer, je savions ren de ren de c’te affaire-là ! C’est lui qui m’a tout raconté pour que je le rapportions après.
 
– Ah ! le misérable, il m’avait bien dit qu’il se vengerait… Mais qui donc a pu l’instruire et si bien guider sa vengeance ?
 
Une plainte profonde, un de ces vagissements confus, comme l’homme en pousse quand il arrive au monde ou qu’il en sort, rappela le médecin vers le grabat du vieux. Maintenant qu’elle « y avait dit, » le père Salé se laissait mourir, et peut-être que ce seul petit scrupule de conscience parmi tous ses crimes de vieux vagabond, lui rendit plus facile le terrible passage. Jusqu’au matin, le docteur demeura penché sur cette lente agonie, sur cet atome de vie que le jour blanc frappant aux carreaux, allait emporter dans son premier frisson. Il lui fallut un grand courage pour rester là en face de ce mourant et de cette vieille accroupie au foyer, qui n’osait ni lui parler, ni le regarder. Retenu par son devoir, il pensait, et, d’une idée à une autre, essayait d’assembler les parties, encore obscures pour lui, de cette infâme machination. Quand tout fut fini, il s’en revint bien vite à Étiolles, non sans avoir constaté que cet infâme Hirsch n’était plus à « Parva domus. » Ah ! s’il l’avait tenu en ce moment, il aurait retrouvé toutes ses violences de chirurgien de bord devant ce lâche ennemi qui pour se venger de lui s’était attaqué à sa petite fille. En rentrant, il monta droit chez Cécile. Personne. Le lit n’était même pas défait. Un frisson le prit. Il courut à la « pharmacie. » Personne encore. Seulement l’ancienne chambre de Madeleine était ouverte, et là, parmi les reliques de la chère morte, sur le prie-Dieu où s’étaient agenouillées toutes ses peines, il trouva Cécile endormie, dans une attitude affaissée, qui racontait une nuit entière de prières et de larmes. Au pas du docteur elle ouvrit les yeux :
 
– Grand-père !
 
– Ils te l’ont donc appris, les misérables, ce secret que nous avions eu tant de peine à te cacher. Ô Dieu ! tant d’efforts, tant de soins, pour t’éviter cette tristesse ! et puis, qu’elle t’arrive par des étrangers, par des ennemis ! Pauvre petite…
 
Elle avait caché sa tête sur son épaule :
 
– Ne me parle pas. Ne me dis rien. J’ai honte !…
 
– Il faut que je parle, au contraire… Ah ! si j’avais pu me douter d’où venait la cause de ton refus ! car enfin c’est pour cela, n’est-ce pas, que tu n’as plus voulu te marier ?
 
– Oui.
 
– Mais pourquoi ? Explique-moi ta pensée.
 
– Je ne voulais pas avouer le déshonneur de ma mère, et ma conscience me forçait à tout apprendre à celui qui devait être mon mari… Il n’y avait qu’une chose à faire, je l’ai faite.
 
– Ainsi, tu l’aimes, tu l’aimes encore ?
 
– De toute mon âme. Et je crois bien que lui aussi m’aimait assez pour ne pas rompre notre mariage ; mais c’était à moi de lui épargner ce grand sacrifice. On n’épouse pas une fille qui n’a pas de père, qui n’a pas de nom, qui, si elle en avait un, porterait celui d’un voleur et d’un faussaire.
 
– Tu te trompes, mon enfant. Jack était bien fier et bien heureux de t’épouser ; et pourtant il connaissait ton histoire. C’est moi-même qui la lui avais racontée.
 
– Est-ce possible ?
 
– Ah ! méchante petite, si tu avais eu plus de confiance en moi, je t’aurais évité ce triple coup de poignard dont tu as frappé notre bonheur à tous trois.
 
– Ainsi Jack savait qui j’étais ?…
 
– J’avais cru devoir le prévenir, il y a un an, quand il m’a parlé de son amour.
 
– Et il voulait bien de moi encore ?…
 
– Enfant !… Puisqu’il t’aimait… D’ailleurs vos destinées sont tellement semblables… Il n’a pas de père, lui non plus ; et sa mère n’a jamais été mariée. La seule différence entre vous, c’est que ta mère à toi était une sainte, tandis que la sienne…
 
Alors, de même qu’il avait raconté à Jack l’histoire de Cécile, M. Rivals raconta à Cécile l’histoire de Jack, le long martyre de ce pauvre être si affectueux et si bon, l’abandon de son enfance, l’exil de sa jeunesse ; et subitement, comme si tout ce passé, à mesure qu’il se le remémorait, lui faisait mieux comprendre le présent :
 
– Mais j’y pense, c’est elle… Le coup vient d’elle…, s’écria le docteur. Elle en aura parlé devant Hirsch de votre mariage… Oui, oui, j’en suis sûr maintenant… C’est par cette folle que le drame, dont je t’avais si soigneusement garantie, est arrivé jusqu’à toi… C’était fatal. Un coup pareil, porté à ce pauvre garçon, ne pouvait lui venir que de sa mère.
 
Pendant qu’elle écoutait ces explications, Cécile était prise d’un violent désespoir en songeant qu’elle avait causé à Jack, déjà si malheureux, une peine effroyable et bien inutile. Elle aurait voulu lui demander pardon, s’humilier devant lui.