J1.04 - UNE SEANCE LITTERAIRE AU GYMNASE MORONVAL

 

IV

UNE SÉANCE LITTÉRAIRE AU GYMNASE MORONVAL

     Les enfants sont comme les hommes, l’expérience d’autrui ne leur sert pas. 
     Jack avait été terrifié par l’histoire de Mâdou-Ghézô, mais elle lui resta dans le souvenir amoindrie, décolorée, ainsi qu’une épouvantable tempête, une bataille sanglante regardées dans un diorama.
 
Les premiers mois de son séjour au gymnase furent si heureux, tout le monde se montra si empressé, si affectueux autour de lui, qu’il oublia que les malheurs de Mâdou avaient eu ce brillant début.
     Aux repas, il occupait la première place près de Moronval, buvait du vin, avait part au dessert, tandis que les autres enfants, sitôt que les fruits et les gâteaux apparaissaient, se levaient de table brusquement, comme indignés, et devaient se contenter d’une sorte de boisson bizarre, jaunâtre, composée expressément pour eux par le docteur Hirsch et qu’on appelait de « l’églantine. »
     Cet illustre savant, dont les finances, à en juger par son aspect, se trouvaient dans un état déplorable, était le commensal habituel de la pension Moronval. Il égayait les repas par toutes sortes de saillies scientifiques, des récits d’opérations chirurgicales, des descriptions de maladies extraordinairement purulentes, qu’il avait rencontrées dans ses nombreuses lectures et qu’il racontait avec une verve endiablée. En outre, il tenait les convives au courant de la mortalité publique, de la maladie régnante ; et s’il se rencontrait quelque part, sur un point éloigné du globe, un cas de peste noire, ou de lèpre, ou d’éléphantiasis, il le savait avant tous les journaux, le constatait avec une satisfaction menaçante et des hochements de tête qui signifiaient : « Gare tout à l’heure, si cela arrive jusqu’à nous ! »
     Très aimable, du reste, et n’ayant, comme voisin de table, que deux inconvénients : d’abord sa maladresse de myope, puis la manie de verser à tout propos dans votre assiette ou votre verre soit une goutte, soit une pincée de quelque chose, poudre ou liquide, contenu dans une boîte microscopique ou dans un petit flacon bleu très suspect. Ce contenu variait souvent, car il ne se passait pas de semaine que le docteur ne fît une découverte scientifique ; mais en général, le bicarbonate, l’alcali, l’arsenic (à doses infinitésimales heureusement) faisaient la base de cette médication par les aliments.
     Jack subissait ces soins préventifs, et n’osait pas dire qu’il trouvait à l’alcali un fort mauvais goût. De temps en temps, les autres professeurs étaient aussi invités. Tout ce monde buvait à la santé du petit de Barancy, et il fallait voir l’enthousiasme qu’excitaient sa grâce et sa gentillesse ; il fallait voir le chanteur Labassindre, à la moindre saillie du nouveau, se renverser sur sa chaise, secoué par un gros rire, essuyer ses yeux d’un coin de serviette, taper à grands coups sur la table.
     D’Argenton, le beau d’Argenton lui-même se déridait. Un sourire blême déplaçait sa grosse moustache ; son œil bleu, froid et nacré, se tournait vers l’enfant avec une hautaine approbation.
 
Jack était ravi.
 
Il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre les haussements d’épaules, les clignements d’yeux que lui envoyait Mâdou circulant derrière les convives dans l’humilité de ses fonctions infimes, une serviette sur le bras et toujours à la main quelque assiette qu’il faisait reluire.
 
C’est que Mâdou savait la valeur de ces louanges exagérées et l’inanité des grandeurs humaines !
 
Lui aussi s’était assis à la place d’honneur, avait goûté au vin du maître, saupoudré par le petit flacon du docteur. Et cette tunique galonnée d’argent, dont Jack se montrait si fier, n’était trop grande pour lui que parce qu’elle avait été taillée pour Mâdou.
 
L’exemple de cette chute illustre aurait dû mettre le petit de Barancy en garde contre l’orgueil, car ses commencements furent absolument semblables à ceux du petit roi.
 
Des récréations permanentes auxquelles tout le gymnase prenait part pour son bon plaisir, des flatteries insensées, et seulement, de temps en temps, quelques leçons de madame Moronval pour l’application du fameux système. Encore ces leçons n’avaient-elles rien de bien pénible, la petite naine était une excellente femme, dont le seul défaut était une exagération constante dans la façon de prononcer les mots les plus simples. Elle disait : « l’estomack, » les « ouagons, » « je suis allée en ouagon… Nous nous rencontrâmes en ouagon. » On ne savait plus de quoi elle parlait.
 
Quant à Moronval, il avouait se sentir un grand faible pour son nouvel élève. Le drôle avait pris ses renseignements. Il connaissait l’hôtel du boulevard Haussmann et toutes les ressources qu’on pouvait tirer de « bon ami. »
 
Aussi, quand madame de Barancy venait voir Jack, ce qui arrivait souvent, elle trouvait un accueil empressé, un auditoire attentif à toutes les histoires folles et vaniteuses qu’elle se plaisait à débiter. Au début, madame Moronval née Decostère avait voulu garder une certaine dignité vis-à-vis d’une personne aussi légère, mais le mulâtre y avait mis bon ordre, et, avec une foule de nuances, elle associait, sans trop les faire crier ensemble, ses scrupules d’honnête femme et de commerçante intéressée.
 
« Jack,… Jack… voilà ta mère ! » criait-on aussitôt que, le portail ouvert, Ida en grande toilette s’avançait vers le parloir, des petits paquets de gâteaux et de bonbons à la main, dans son manchon. C’était fête pour tout le monde. On goûtait en compagnie. Jack faisait aux « petits pays chauds » une distribution générale, et madame de Barancy elle-même dégantait une de ses mains, celle qui avait le plus de bagues, pour prendre sa part des friandises.
 
La pauvre créature était si généreuse, l’argent lui glissait si bien dans les doigts, qu’elle apportait toujours avec ses gâteaux toutes sortes de présents, des fantaisies, des jouets distribués autour d’elle au hasard de sa bonne grâce. Vous pensez quelles plates louanges, quelles exclamations de paysans nourriciers, accueillaient ces largesses inconsidérées. Seul, Moronval avait un sourire de pitié et comme une contrainte envieuse, à voir la fortune s’en aller ainsi en menue monnaie pour des futilités, quand elle aurait pu venir en aide à quelque esprit élevé, généreux, déshérité, comme lui par exemple.
 
C’était là son idée fixe, et tout en admirant Ida, tout en écoutant ses histoires, il avait l’air égaré, distrait, ces rongements d’ongles frénétiques, cette fièvre d’agitation de l’emprunteur qui a sa demande au bord des lèvres et vous en veut presque de ne pas la deviner.
 
Le rêve de Moronval, depuis longtemps, était de fonder une Revue consacrée aux intérêts coloniaux, de satisfaire son ambition politique en se rappelant régulièrement à ses compatriotes, et d’arriver, qui sait ? à la députation. Pour commencer, le journal lui paraissait indispensable, quitte à l’abandonner ensuite.
 
Il en parlait souvent avec les Ratés, qui tous l’excitaient dans son projet. Ah ! s’ils avaient pu avoir un organe… Tant de copie inédite attendait dans ces cerveaux-là, tant d’idées inexprimées, inexprimables plutôt, et qu’ils se figuraient pouvoir rendre plus claires, grâce à la netteté des caractères d’impression !
 
Moronval avait un vague pressentiment que la mère du nouveau ferait les frais de cette Revue ; mais il ne voulait pas aller trop vite, de peur d’effaroucher les défiances de la dame. Il s’agissait de l’entourer, de l’envelopper, d’amener la chose de très loin, afin que son esprit un peu court eût le temps de la comprendre.
 
Malheureusement, madame de Barancy, par sa mobilité même, se prêtait mal à ces combinaisons. Sans malice aucune elle détournait, du seul fait de sa naïveté, une conversation qui l’amusait peu, écoutait le mulâtre en souriant, avec des yeux aimables, mais distraits, et d’autant plus brillants qu’ils ne se fixaient sur rien.
 
« Si l’on pouvait lui donner l’idée d’écrire… ? » pensait Moronval, et délicatement il essayait de lui insinuer qu’entre madame de Sévigné et George Sand il y avait une belle place à prendre ; mais allez donc insinuer n’importe quoi et parler par allusions à un oiseau qui, tout le temps, fait de l’air autour de lui à force de secouer ses ailes !
 
« Elle n’est pas forte, la pauvre femme ! » disait-il après chacune de ces conversations, où l’un apportait toute sa fièvre et l’autre sa bavarde indifférence, lui, rongeant ses ongles avec fureur, elle, parlant, parlant, sans s’écouter elle-même, ni rien de ce qu’on lui disait.
 
Ce n’étaient pas des raisonnements qui pouvaient prendre un pareil cerveau d’alouette ; il fallait l’éblouir, et Moronval y réussit.
 
Un jour qu’Ida trônait dans le parloir, juchée sur tous ces titres, sur tous ces « de » qu’elle ajoutait à ses amis et connaissances comme pour mettre une rallonge à sa propre noblesse, madame Moronval-Decostère lui dit timidement :
 
– M. Moronval voudrait vous demander quelque chose, mais il n’ose pas…
 
– Oh ! dites, dites !… fit la pauvre sotte avec un si vif désir d’obliger, que le directeur eut envie de lancer tout de suite sa demande de fonds pour la publication d’une Revue ; mais, très malin, très méfiant, il aima mieux agir prudemment, arriver petit à petit, « en sondeur, » comme il disait en clignant ses yeux de chat-tigre. Il se contenta donc de prier madame de Barancy de vouloir bien assister le dimanche suivant à une de leurs séances publiques et littéraires.
 
Sur le programme, cela s’appelait « séances de lecture expressive à haute voix, suivies de récitation de morceaux choisis de nos meilleurs poètes et prosateurs. » Inutile d’ajouter que parmi ceux-là d’Argenton et Moronval figuraient toujours au premier rang. En somme, c’était une façon que les Ratés avaient trouvée de s’imposer à un public quelconque par l’intermédiaire de l’infatigable et expressive madame Moronval-Decostère. On invitait quelques amis, les correspondants des élèves. Dans le commencement, ces petites fêtes avaient lieu tous les huit jours ; mais depuis la déchéance de Mâdou elles s’étaient singulièrement espacées.
 
En effet, Moronval avait beau éteindre une bougie aux candélabres à chaque personne qui partait, ce qui assombrissait notablement la fin de la soirée, il avait beau mettre à sécher pendant la semaine, sur les fenêtres, le résidu de la théière en petits paquets collés, noirâtres, assez semblables à du varech hors de l’eau, et les faire resservir aux séances suivantes, les frais étaient encore trop considérables pour le dénûment de l’institution. On ne pouvait même pas compter sur la compensation d’une réclame, car le soir, à l’heure des séances, le passage des Douze-Maisons, avec sa lanterne allumée comme un œil unique au front d’un monstre, n’était pas fait pour attirer les promeneurs ; les plus hardis n’avançaient jamais au delà de la grille.
 
Maintenant, il s’agissait de donner une nouvelle splendeur aux soirées littéraires.
 
Madame de Barancy accepta l’invitation avec empressement. L’idée de figurer à un titre quelconque dans le salon d’une femme mariée, et surtout d’assister à une réunion artistique, la flattait extrêmement, comme un échelon conquis au-dessus de son rang et de son existence irrégulière.
 
Ah ! ce fut une fête splendide que cette séance de lecture expressive à haute voix, « première de la nouvelle série. » De mémoire de « petit pays chaud » on n’avait jamais vu une prodigalité pareille.
 
Deux lanternes de couleur furent pendues aux acacias de l’entrée, le vestibule orné d’une veilleuse, et plus de trente bougies allumées dans le salon, tellement ciré et frotté par Mâdou pour la circonstance, que cet éclairage extraordinaire se reflétait, faute de miroirs, sur le plancher, qui joignait au brillant de la glace toutes ses qualités glissantes et dangereuses.
 
Mâdou s’était surpassé comme frotteur. À ce sujet, je dois dire que Moronval était perplexe sur le rôle que devrait jouer le négrillon dans la soirée.
 
Fallait-il le laisser en domestique, ou lui restituer pour un jour son titre et sa splendeur défunte ? Ce dernier parti était bien tentant. Mais alors, qui passerait les plateaux, introduirait, annoncerait les invités ?
 
Mâdou, avec sa peau d’ébène, était inappréciable ; et puis, par qui le remplacerait-on ? Les autres élèves avaient à Paris des correspondants qui auraient pu trouver sans gêne ce système d’éducation, et ma foi ! l’on finit par décider que la soirée se priverait de la présence et du prestige de l’Altesse Royale.
 
Dès huit heures, les « petits pays chauds » prirent place sur les bancs, et au milieu d’eux la chevelure blonde du petit de Barancy éclatait comme une lumière sur ce fond sombre d’enfants basanés.
 
Moronval avait lancé quantité d’invitations dans le monde artistique et littéraire, celui du moins qu’il fréquentait ; et des coins les plus excentriques de Paris, tous les Ratés de l’art, de la littérature, de l’architecture, s’empressèrent en nombreuses députations.
 
Ils arrivaient par bandes, transis, grelottants, venus du fond de Montparnasse ou des Ternes sur des impériales d’omnibus, râpés et dignes, tous obscurs et pleins de génie, attirés hors de l’ombre où ils se débattaient par le désir de se montrer, de réciter, de chanter quelque chose, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils existaient encore. Puis, la gorgée d’air pur respirée, la lumière du ciel entrevue, réconfortés par un semblant de gloire, de succès, ils rentreraient au gouffre amer avec la force nécessaire pour végéter.
 
Car c’était bien là une race végétante, embryonnaire, inachevée, assez semblable à ces produits du fond de la mer qui sont des êtres moins le mouvement, et auxquels il ne manque que le parfum pour devenir des fleurs.
 
Il se trouvait là des philosophes plus forts que Leibnitz, mais sourds-muets de naissance, ne pouvant produire que les gestes de leurs idées et pousser des arguments inarticulés. Des peintres tourmentés de faire grand, mais qui posaient si singulièrement une chaise sur ses pieds, un arbre sur ses racines, que tous leurs tableaux ressemblaient à des vues de tremblements de terre ou à des intérieurs de paquebots un jour de tempête. Des musiciens inventeurs de claviers intermédiaires, des savants à la façon du docteur Hirsch, de ces cervelles bric-à-brac où il y a de tout, mais où l’on ne trouve rien, à cause du désordre, de la poussière, et aussi parce que tous les objets sont cassés, incomplets, incapables du moindre service.
 
Ceux-là, c’étaient les tristes, les pitoyables, et si leurs prétentions insensées, aussi touffues que leur chevelure, si leur orgueil, leurs manies prêtaient à rire, tant de misère était écrite sur leur apparence râpée, qu’on ressentait, malgré tout, de l’attendrissement devant l’éclat fiévreux de ces yeux ivres d’illusions, devant ces physionomies ravagées, où tous les rêves vaincus, les espérances mortes, avaient marqué leur place en tombant.
 
À côté de ceux-là, il y avait ceux qui, trouvant l’art trop dur, trop aride, trop infructueux, demandaient des ressources à des professions bizarres, en désaccord avec les préoccupations de leur esprit, un poète lyrique tenant un bureau de placement pour domestiques mâles, un sculpteur commissionnaire en vin de Champagne, un violoniste employé au gaz.
 
D’autres, moins dignes, se faisaient nourrir par leurs femmes, dont le travail entretenait leur géniale paresse. Ces couples étaient venus ensemble, et les pauvres compagnes des Ratés portaient sur leurs visages courageux et fanés le prix coûtant de l’entretien d’un homme de génie. Fières d’accompagner leurs maris, elles leur souriaient comme des mères, de l’air de dire : « C’est mon œuvre !… » et elles avaient de quoi se glorifier en effet, tous ces messieurs ayant, en général, la mine florissante.
 
Joignez à ce défilé deux ou trois antiquailles littéraires, fabulistes de salon, vieux fonds d’athénées, de prytanées, de Sociétés philotechniques et autres, toujours à l’affût de ces sortes de séances ; puis des comparses, des types vagues, un monsieur qui ne disait rien, mais qu’on prétendait très fort parce qu’il avait lu Proudhon, un autre amené par Hirsch, et qu’on appelait « le neveu de Berzélius, » il n’avait, du reste, pas d’autre titre de gloire que sa parenté avec l’illustre savant suédois, et paraissait un parfait imbécile ; un comédien in partibus du nom de Delobelle, qui, disait-on, allait avoir un théâtre.
 
Enfin, les commensaux habituels de la maison, les trois professeurs, Labassindre en tenue de gala, faisant de temps en temps : « beûh !… beûh ! » pour voir si sa note y était, car il allait en avoir besoin dans la soirée, et d’Argenton, le beau d’Argenton, coiffé en archange, frisé, pommadé, ganté de clair, génial, austère, pontifiant.
 
Debout à l’entrée du salon, Moronval recevait tout le monde, donnait des poignées de mains distraites, très inquiet de voir l’heure s’avancer, et que la comtesse – c’est ainsi qu’on appelait Ida de Barancy – n’était pas encore arrivée.
 
Une espèce d’angoisse planait sur l’assemblée. On causait tout bas dans les coins en s’installant. La petite madame Moronval allait de groupe en groupe, disant d’un air aimable : « Nous ne commençons pas encore… On attend la comtesse. » Et, sur ces lèvres expressives, ce mot de comtesse prenait des inflexions extraordinaires de mystère, de solennité, d’aristocratie. Cela se chuchotait ensuite, chacun ayant le désir de paraître bien informé : « On attend la comtesse… »
 
L’harmonium, grand ouvert, souriant de toutes ses touches comme un immense râtelier, les élèves en rang contre le mur, la petite table ornée d’un tapis vert, d’une lampe à abat-jour, d’un verre d’eau sucrée, se dressant sur son estrade, sinistre et menaçante comme une guillotine au petit jour, et M. Moronval, crispé dans son gilet blanc, et madame Moronval, née Decostère, rouge comme un petit coq de tout le feu de la réception, et Mâdou-Ghézô grelottant au vent de la porte, tout, oui, tout attendait la comtesse.
 
Cependant, comme elle n’arrivait pas et que c’était très froid, d’Argenton consentit à réciter son « Credo de l’amour, » que tous les assistants connaissaient pour l’avoir entendu au moins cinq ou six fois.
 
Debout devant la cheminée, les cheveux rejetés, la tête haute comme s’il débitait ses vers aux moulures du plafond, le poète déclamait d’une voix aussi emphatique et vulgaire que ce qu’il appelait son poème, laissant des espaces après chaque effet, pour permettre aux exclamations admiratives de se faire jour et d’arriver jusqu’à lui.
 
Dieu sait que les Ratés ne sont pas avares de ces sortes d’encouragements.
 
– Inouï !…
 
– Sublime !…
 
– Renversant !…
 
– De l’Hugo plus moderne !…
 
Et celui-ci, le plus étonnant de tous :
 
– Goethe avec du cœur !
 
Sans se troubler, éperonné par ces louanges, le poète continuait, le bras tendu, le geste dominateur :
 
Et de quelques lazzi que la foule me raille,
Moi, je crois à l’amour comme je crois en Dieu.
 
Elle entra.
 
Le lyrique, toujours les yeux en l’air, ne l’aperçut même pas. Mais elle le vit, elle, la malheureuse, et dès ce moment ce fut fait de sa vie.
 
Il ne lui était jamais apparu qu’en pardessus, en chapeau, vêtu pour la rue et non pour l’Olympe ; mais là, dans cette lumière blafarde des globes opalisés qui blêmissait encore son teint pâle, en habit noir, en gants gris-perle, et croyant à l’amour comme il croyait en Dieu, il lui fit un effet fatal et surhumain.
 
Il répondait à tous ses désirs, à tous ses rêves, à cette sentimentalité bête qui fait le fond de ces âmes de filles, à ce besoin d’air pur et d’idéal qui semble une revanche de l’existence qu’elles mènent, a ces aspirations vagues qui se résument pour elles dans un mot très beau, mais qui prend sur leurs lèvres l’expression vulgaire, et dégradante qu’elles prêtent à tout ce qu’elles disent : « l’artiste ! »
 
Oui, dès cette première minute, elle lui appartint, et il entra tout entier dans son cœur, tel qu’il était là, avec ses cheveux harmonieusement séparés, la moustache au fer, le bras tendu et frémissant, et toute sa ferblanterie poétique. Elle ne vit ni son petit Jack, qui lui faisait des signes désespérés en lui envoyant des baisers, ni les Moronval inclinés jusqu’à terre, ni tous ces regards curieux empressés autour de cette nouvelle venue, jeune, fraîche, élégante dans sa robe de velours et son petit chapeau de théâtre, blanc, rose, bouillonné, orné de barbes de tulle qui l’entouraient en écharpe.
 
Lui, rien que lui !
 
Longtemps après, elle devait se rappeler cette impression profonde que rien ne put altérer par la suite, et revoir comme en rêve son grand poète en pied, tel qu’elle l’aperçut pour la première fois au milieu du salon des Moronval qui, ce soir-là, lui parut immense, splendide, étincelant de mille bougies. Ah ! il put bien lui faire tous les chagrins possibles, l’humilier, la blesser, briser sa vie et quelque chose encore de plus précieux que sa vie, il ne parvint jamais à effacer l’éblouissement de cette minute…
 
– Vous voyez, madame, dit Moronval avec son sourire le plus exquis, nous préludions en vous attendant… M. le vicomte Amaury d’Argenton était en train de nous réciter son magnifique poème du Credo de l’amour.
 
Vicomte !… Il était vicomte.
 
Tout, alors !
 
Elle s’adressa à lui, timide, rougissante, comme une petite fille :
 
– Continuez, monsieur, je vous en prie…
 
Mais d’Argenton ne voulut pas. L’arrivée de la comtesse avait coupé le plus bel effet de son poème, un effet sûr, et l’on ne pardonne pas ces choses-là ! Il s’inclina, et dit avec une politesse ironique et froide :
 
– J’ai fini, madame.
 
Puis il se mêla aux assistants sans plus s’occuper d’elle.
 
La pauvre femme se sentit le cœur serré, plein d’une vague tristesse. Dès le premier mot, elle lui avait déplu, et déjà cette idée lui était insupportable. Il fallut les gentillesses du petit Jack, heureux de voir sa mère, fier du succès qu’elle avait dans la salle, les amabilités de Moronval, l’empressement de tous, le sentiment d’être bien la reine de la fête, pour effacer ce chagrin trahi chez elle par un mutisme de cinq minutes, ce qui était pour une nature comme la sienne aussi extraordinaire que reposant.
 
Le trouble de son arrivée s’étant dissipé, chacun prit place pour la séance de la lecture expressive. La majestueuse Constant, qui avait accompagné sa maîtresse, s’installa sur le banc du fond, près des élèves. Jack vint s’accouder au fauteuil de sa mère, à la place d’honneur, ayant à côté de lui Moronval, qui caressait paternellement ses cheveux.
 
Le public formait déjà une imposante assemblée alignée sur des files de chaises comme pour une distribution de prix. Enfin, madame Moronval-Decostère prit pour elle toute la petite table, toute l’estrade, toute la clarté de la lampe, et commença à lire une étude ethnographique de M. Moronval sur les races mongoles.
 
C’était long, ennuyeux et triste, une de ces élucubrations qu’on lit dans les sociétés savantes, de trois à cinq, entre chien et loup, pour bercer le sommeil des membres du bureau. Le diable, c’est qu’avec la méthode Moronval-Decostère, on n’avait pas même la ressource de s’assoupir, de laisser tomber, sans la sentir, cette petite pluie tiède et monotone. Il fallait écouter par force ; les mots vous entraient dans la tête comme avec un tournevis, syllabe par syllabe, lettre par lettre, et les plus difficiles vous écorchaient parfois en passant.
 
Ce qui mettait le comble à la fatigue causée par cette audition, c’était la vue instructive et terrifiante de madame Moronval-Decostère en plein exercice de sa méthode. Elle ouvrait la bouche en O, la tordait, l’allongeait, la convulsait. Et là-bas, sur les bancs du fond, huit bouches d’enfants faisaient absolument la même mimique, suivant le professeur dans toutes ses contorsions fantaisistes et donnant ce que cet excellent système appelle « la configuration des mots. » Ces huit petites mâchoires silencieuses en mouvement produisaient un effet fantastique. Mademoiselle Constant était atterrée.
 
Mais la comtesse ne voyait rien de cela. Elle regardait son poète appuyé contre la porte du salon, les bras croisés sur la poitrine, les yeux perdus.
 
Il rêvait.
 
Comme on le sentait loin, parti, envolé ! Sa tête dressée avait l’air d’écouter des voix.
 
De temps en temps, son regard s’abaissait, redescendait vers la terre, mais sans daigner se fixer. La malheureuse le guettait, l’espérait, le mendiait presque, ce regard errant ; mais toujours en vain. Il glissait indifféremment sur tout le monde excepté sur elle. Le fauteuil qu’elle occupait avait l’air d’être vide pour lui, et la pauvre femme était si désolée, si troublée de cette indifférence, qu’elle oublia de féliciter Moronval du brillant succès de son étude, qui venait de finir au milieu des applaudissements et du soulagement universels.
 
Après cette lecture expressive, vint l’audition d’un morceau de poésie de d’Argenton, accompagné sur l’orgue-harmonium par Labassindre. Cette fois elle écouta, je vous jure, et tous les poncifs, toutes les sentimentalités de ces vers lui arrivèrent jusqu’au cœur, filés, tremblés, modulés aux sons traînards de l’instrument. Elle était là haletante, fascinée, noyée par cette houle d’harmonie.
 
– Que c’est beau ! que c’est beau ! disait-elle en se tournant vers Moronval qui l’écoutait avec un sourire bilieux et jaune, comme si on lui avait crevé l’amer.
 
– Présentez-moi à M. d’Argenton, demanda-t-elle aussitôt la lecture finie… Ah ! monsieur, c’est superbe ! que vous êtes heureux d’avoir un tel talent !
 
Elle parlait à demi-voix, en bégayant, en cherchant ses mots, elle si bavarde, si expansive d’habitude. Le poète s’inclinait légèrement, très froid, comme indifférent à cette admiration émue. Alors elle lui demanda où l’on trouvait ses poésies.
 
– On ne les trouve pas, madame, répondit d’Argenton d’un air solennel et blessé.
 
Sans le vouloir, elle avait touché le point le plus sensible de cet orgueil en souffrance, et voici qu’encore une fois il se détournait d’elle sans l’avoir seulement regardée.
 
Mais Moronval profita de l’occasion :
 
– Mon Dieu ! oui, dit-il, la littérature en est là… Des vers pareils ne rencontrent pas même un éditeur… Le talent, le génie restent enfouis, méconnus, réduits à briller dans les coins…
 
Et tout de suite :
 
– Ah ! si l’on avait une Revue !
 
– Il faut en avoir une, dit-elle vivement.
 
– Oui, mais l’argent !
 
– Eh ! on le trouvera l’argent… Il est impossible de laisser de pareils chefs-d’œuvre dans l’ombre.
 
Elle était indignée et parlait très éloquemment, maintenant que le poète n’était plus là.
 
« Allons ! l’affaire est lancée… » se dit Moronval ; et comprenant avec sa perfide malice le côté faible de la dame, il lui parla de d’Argenton, qu’il eut soin d’entourer de ces couleurs romanesques et sentimentales comme il voyait bien qu’elle les aimait.
 
Il en fit un Lara moderne, un Manfred, une belle nature, fière, indépendante, que les duretés du sort à son égard n’avaient pu entamer. Il travaillait pour vivre, refusait tout secours du gouvernement.
 
« Oh ! c’est bien… » disait Ida ; puis toujours tourmentée de ce blason qu’elle portait dans la tête, et qu’elle appliquait aux uns et aux autres, à tort et à travers, elle demandait :
 
– Il est noble, n’est-ce pas ?
 
– Très noble, madame… Vicomte d’Argenton, descendant d’une des plus anciennes familles d’Auvergne… Son père, ruiné par un intendant infidèle…
 
Et il lui servit un roman banal avec accompagnement d’amour malheureux pour une grande dame, une histoire de lettres montrées au mari par une marquise jalouse. Elle ne se lassait pas d’avoir des détails ; et pendant qu’ils chuchotaient tous les deux, rapprochant leurs fauteuils, celui dont on parlait semblait ne rien voir de ce manège, et le petit Jack, tout soucieux de sentir sa mère ainsi accaparée, s’attirait deux ou trois phrases impatientées : « Jack, tiens-toi donc tranquille… Jack, tu es insupportable… » qui l’envoyaient à la fin, la lèvre gonflée, les yeux humides, bouder dans un coin du salon.
 
Pendant ce temps, la séance continuait.
 
Maintenant c’était un des élèves, un petit Sénégalien brun comme une datte, qui venait réciter au milieu de l’estrade une poésie de Lamartine : Prière de l’enfant à son réveil, qu’il commençait ainsi sur un ton suraigu :
 
Ô pè qu’ado mo pè,
Toi qu’o né no qu’a ginoux,
Toi do lé no téibe et doux
Fait coubé le fo de ma mé.
 
Ce qui prouve bien que la nature se rit de toutes les méthodes, même de la méthode Moronval-Decostère.
 
Ensuite le chanteur Labassindre, après de nombreuses supplications, se décidait à « donner sa note, » comme il disait. Il la tâtait d’abord deux ou trois fois, puis la donnait sans ménagement, si profonde, si retentissante, que les vitres du salon et ses murs de papier-carton en tremblèrent, et que, du fond de la cuisine où il était en train de préparer le thé, Mâdou-Ghézô enthousiasmé, répondit pas un épouvantable cri de guerre.
 
Il aimait le bruit, ce Mâdou !
 
Il y eut aussi des incidents comiques. Au milieu du plus grand silence, pendant qu’un fabuliste étrange, qui s’était donné pour tâche – il l’avouait ingénument – de refaire les fables de La Fontaine, récitait le Derviche et le Pot de farine, paraphrase de Pierrette et le Pot au lait, une altercation s’engagea tout au bout de la salle entre le neveu de Berzelius et l’homme qui avait lu Proudhon. On échangea des mots vifs, même des gifles ; et au milieu de la bousculade, Mâdou avait beaucoup de peine à tenir droit le grand plateau chargé de babas et de sirops, qu’il promenait devant les yeux goulus des « petits pays chauds, » auxquels il lui était formellement interdit de rien offrir. Deux ou trois fois pourtant dans la soirée, on leur fit une distribution « d’églantine. »
 
Moronval et la comtesse continuaient leur conférence, et le beau d’Argenton, qui avait fini par s’apercevoir de l’attention dont il était l’objet, causait en face d’eux, très haut, étalant de grandes phrases et de grands gestes, afin d’être vu et entendu.
 
Il paraissait très en colère. À qui en avait-il ?
 
À personne et à tout le monde.
 
Il était de cette race d’êtres amers, désillusionnés, revenus de tout sans être jamais allés nulle part, qui déclament contre la société, les mœurs, les goûts de leur temps, en ayant soin de se mettre toujours en dehors de la corruption universelle.
 
En ce moment, il avait pris à partie le fabuliste, paisible sous-chef à un ministère quelconque, et lui disait d’un air haineux, méprisant, menaçant :
 
– Taisez-vous… Je vous connais… Vous êtes des pourris… Vous avez tous les vices du dernier siècle et vous n’en aurez jamais la grâce.
 
Le fabuliste baissait la tête, accablé, convaincu.
 
– Qu’est-ce que vous avez fait de l’honneur ?… Qu’est-ce que vous avez fait de l’amour ?… Et vos œuvres, où sont-elles ? Elles sont jolies, vos œuvres !
 
Ici le fabuliste se rebiffa :
 
– Ah ! permettez…
 
Mais l’autre ne permettait rien ; et puis, d’ailleurs, en quoi cela pouvait-il l’intéresser ce que pensait ce fabuliste ? Il parlait par-dessus sa tête, plus loin et plus haut que lui. Il aurait voulu que la France entière fût là pour l’écouter, pour pouvoir lui dire son fait à elle-même. Il n’y croyait plus, à la France… Pays brûlé, perdu, rasé… Plus rien à en tirer, ni comme foi, ni comme idée. Quant à lui, il était bien décidé à ne plus vivre dans ce pays-là, à partir, à s’expatrier en Amérique.
 
Tout en parlant, le poète se tenait de trois quarts dans une pose irrésistible. C’est qu’il devinait vaguement, sans le voir, un regard admiratif arrêté sur lui. Il éprouvait cette sensation qu’on a le soir dans les champs, quand la lune montante se lève tout à coup derrière vous, vous magnétise de sa lumière et vous force à vous retourner vers sa présence silencieuse. Positivement, ces yeux de femme dardés sur lui l’illuminaient d’une auréole. Il semblait beau, tellement il désirait le paraître.
 
Peu à peu le silence se fit dans le salon autour de cette voix solennelle et qui demandait l’attention. Mais Ida de Barancy était la plus recueillie. Cet exil volontaire en Amérique, habilement jeté dans le discours, lui avait fait froid au cœur. En une minute ; les trente bougies du salon Moronval avaient disparu, s’étaient éteintes dans le deuil de ses pensées. Ce qui acheva de la consterner, c’est que, son départ résolu, le poète, avant de s’embarquer, se livra à une vigoureuse sortie contre les femmes françaises, leur légèreté, leur corruption, et la banalité de leur sourire, et la vénalité de leurs amours.
 
Il ne parlait plus, il tonnait, appuyé à la cheminée, le visage à la foule et ne ménageant ni sa voix, ni ses mots.
 
La pauvre comtesse, si fort préoccupée de lui qu’elle ne pouvait pas s’imaginer lui être indifférente, crut comprendre à qui il s’adressait.
 
– Il sait qui je suis, se dit-elle ; et elle courbait la tête sous le poids de ses malédictions.
 
Tout autour, des murmures admiratifs circulaient :
 
– Quelle verve ! il n’a jamais été si beau !
 
– Quel génie ! disait tout haut Moronval ; et plus bas : Quel blagueu !
 
Mais Ida n’avait plus besoin de ces excitations. L’effet était produit.
 
Elle aimait.
 
Pour le docteur Hirsch, qui recherchait tant les étrangetés pathologiques, il y avait là un cas de combustion instantanée très curieux à observer. Mais le docteur Hirsch en ce moment s’occupait de tout autre chose. Il essayait d’arranger ou plutôt d’envenimer l’affaire entre le neveu de Berzelius et l’homme qui avait lu Proudhon. Labassindre s’en mêlait aussi, et c’étaient des chuchotements, des gestes affairés, désespérés, des allées et venues, des dos importants, tout un manège conciliateur pour arriver à faire se battre deux gaillards qui n’en avaient pas la moindre envie. Du reste, personne ne s’en inquiétait, ces sortes d’affaires, très fréquentes aux séances littéraires du gymnase Moronval, s’arrangeant toujours juste au moment où elles prenaient le plus de gravité. Seulement elles marquaient en général la fin de ces petites réunions, où chaque Raté s’était arrêté à son tour au marbre de la cheminée ou devant l’orgue-harmonium, le temps de révéler son génie.
 
Depuis une heure, madame Moronval avait eu la charité d’envoyer coucher Jack et deux ou trois « pays chauds, " » plus petits que les autres. Ceux qui restaient debout bâillaient, écarquillaient les yeux, hypnotisés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.
 
On se sépara.
 
Les lanternes de papier, déchiquetées par le vent, se balançaient encore à la porte du jardin. Le passage était sinistre, toutes ses maisons endormies, n’ayant pas même la promenade d’un sergent de ville pour animer son pavé boueux. Mais parmi ces groupes tapageurs qui s’en allaient fredonnant, déclamant, discutant encore, personne ne prenait garde au froid sinistre de la nuit ni au brouillard humide qui tombait.
 
À l’entrée de l’avenue on s’aperçut que l’heure des omnibus était passée. Tous ces pauvres diables en prirent bravement leur parti. La chimère aux écailles d’or éclairait et abrégeait leur route, l’illusion leur tenait chaud, et, répandus dans Paris désert, ils retournaient courageusement aux misères obscures de la vie.
 
L’art est un si grand magicien ! Il crée un soleil qui luit pour tous comme l’autre ; et ceux qui s’en approchent, même les pauvres, même les laids, même les grotesques, emportent un peu de sa chaleur et de son rayonnement. Ce feu du ciel imprudemment ravi, que les Ratés gardent au fond de leurs prunelles, les rend quelquefois redoutables, le plus souvent ridicules ; mais leur existence en reçoit une sérénité grandiose, un mépris du mal, une grâce à souffrir que les autres misères ne connaissent pas.