J1.05 - LES SUITES D'UNE LECTURE AU GYMNASE MORONVAL

 

V

LES SUITES DUNE LECTURE AU GYMNASE MORONVAL

Le lendemain, les Moronval recevaient de madame de Barancy une invitation pour le lundi suivant. Au bas de la lettre était joint un petit post-scriptum exprimant le plaisir que l’on aurait à recevoir avec eux M. d’Argenton.
 
– Je n’irai pas… dit le poète très sèchement, quand Moronval lui communiqua le billet coquet et parfumé.
 
Alors le mulâtre se fâcha. C’était d’un mauvais camarade ce que d’Argenton faisait là. En quoi cela pouvait-il le gêner d’accepter cette invitation ?
 
– Je ne dîne pas chez ces sortes de femmes.
 
– D’abord, dit Moronval madame de Barancy n’est pas ce que tu crois. Et puis enfin, pour un ami on fait le sacrifice de quelques scrupules ; tu sais que j’ai besoin de la comtesse, que l’idée de ma Revue coloniale lui a souri, et tu fais ce que tu peux pour entraver l’affaire. Vraiment, ça n’est pas gentil.
 
D’Argenton, après s’être laissé beaucoup prier, finit par accepter.
 
Le lundi suivant, M. et Mme Moronval, ayant laissé le gymnase sous la surveillance du docteur Hirsch, se rendirent au petit hôtel du boulevard Haussmann, où le poète devait les rejoindre.
 
Le dîner était pour sept heures. D’Argenton ne vint qu’à sept heures et demie, et vous pouvez penser que, pendant cette demi-heure, il ne fut pas possible à Moronval de parler de son grand projet.
 
Ida était d’une inquiétude !
 
– Croyez-vous qu’il viendra ?… Pourvu qu’il ne soit pas malade… Il a l’air si délicat.
 
Enfin, il arriva, fatal et frisé, s’excusa légèrement sur ses occupations, toujours très réservé, mais moins dédaigneux que d’habitude.
 
L’hôtel l’avait impressionné.
 
Le quartier tout neuf alors, ce luxe de tapis et de fleurs qui commençait à l’escalier orné de plantes vertes pour finir au petit boudoir parfumé de lilas blanc, le salon de dentiste avec un ciel bleu encadré de boiseries dorées, le meuble noir capitonné de jaune, et le balcon où la poussière du boulevard voltigeait mêlée au plâtre des constructions voisines, tout devait charmer cet habitué du gymnase Moronval, lui donner une impression luxueuse et de haute vie.
 
L’aspect de la table servie, la tournure imposante d’Augustin, l’adorateur du soleil, et toutes ces minuties du service, qui donnent de jolis reflets aux mauvais vins et du goût aux plats les plus ordinaires, achevèrent de le ravir. Sans être aussi étonné ni aussi admiratif que Moronval, qui poussait des exclamations et flattait avec impudence les vanités de la comtesse, d’Argenton l’incorruptible s’adoucit un peu, daigna sourire et parler.
 
C’était un causeur intarissable, pourvu qu’il fût question de lui et qu’on ne l’interrompît jamais dans la période commencée, son imagination capricieuse étant facile à dérouter. Il en résultait un ton sentencieux, autoritaire, pour les moindres arguments, et une certaine monotonie qui venait de cet éternel « Moi, je… Moi, je… » par lequel commençaient toutes ses phrases. Avant tout, il tenait à gouverner son auditoire, à se sentir écouté.
 
Malheureusement, savoir écouter était une vertu au-dessus des forces de la comtesse, et cela amena pendant le dîner quelques incidents fâcheux. D’Argenton aimait surtout à répéter les mots qu’il avait faits dans certains milieux, adressés à des personnages connus, rédacteurs de journaux, éditeurs, directeurs de théâtre, qui n’avaient jamais voulu accepter ses pièces, imprimer sa prose ou ses vers. C’étaient des mots terribles, barbelés, empoisonnés, qui brûlaient, enlevaient le morceau.
 
Mais avec Mme de Barancy, il ne pouvait jamais arriver à ces mots fameux, précédés pour la plupart de toute une explication préliminaire. Quand il touchait au moment pathétique de l’histoire et que de sa voix solennelle il commençait : « Alors je lui ai dit ce mot cruel… »
 
Juste à ce moment, la malheureuse Ida s’élançait au milieu de sa phrase, toujours occupée de lui, il est vrai, mais d’une façon désastreuse pour le discours.
 
– Oh ! monsieur d’Argenton, je vous en prie, reprenez un peu de cette glace…
 
– Merci, madame !
 
Et le poète, en fronçant le sourcil, répétait avec un redoublement d’autorité :
 
– Alors je lui ai dit…
 
– Est-ce que vous ne la trouvez pas bonne ?… demandait l’autre naïvement.
 
– Excellente, madame… « ce mot cruel. »
 
Mais le mot cruel retardé si longtemps ne faisait plus d’effet, d’autant que le plus souvent c’étaient des choses comme ceci : « À bon entendeur, salut ! » ou « Monsieur, nous nous reverrons. » À quoi d’Argenton ne manquait jamais d’ajouter : « Et il était vexé ! »
 
Devant le regard sévère que lui jetait le poète interrompu, Ida se désespérait : « Qu’est-ce qu’il a ?… Je lui ai encore déplu. »
 
Deux ou trois fois, pendant le dîner, il lui vint de grandes envies de pleurer, qu’elle dissimulait de son mieux en disant à Mme Moronval, d’un air aimable : « Mangez donc… vous ne mangez pas ! » Et à M. Moronval : « Vous ne buvez rien ! » Ce qui était d’affreux mensonges, car l’inventeur de la méthode Decostère faisait fonctionner sa mâchoire encore plus activement que les soirs de lecture expressive, et sa verve d’appétit n’avait d’égale que la soif intarissable du Moronval.
 
Le dîner fini, quand on fut passé dans le salon, bien chauffé, bien éclairé, et où le café servi mettait un parfum d’intimité, le mulâtre, qui guettait sa proie depuis deux heures, jugea le moment favorable et dit tout à coup d’un petit air négligent à la comtesse :
 
– J’ai beaucoup pensé à notre affaire… Cela coûtera moins cher que je n’avais supposé.
 
– Ah ! dit-elle d’un air distrait.
 
– Mon Dieu, oui… Et si notre belle directrice voulait m’accorder quelques instants de sérieux entretien.
 
« Directrice » était un coup d’audace, une trouvaille de génie, mais en pure perte, car la diétice, comme disait Moronval, n’écoutait pas. Elle suivait de l’œil son poète, qui marchait de long en large dans le salon, silencieux, préoccupé.
 
« À quoi rêve-t-il ! » se disait-elle.
 
Il digérait.
 
Légèrement atteint de gastrite et toujours très inquiet de sa santé, il ne manquait jamais, en sortant de table, de se promener pendant un quart d’heure, à grands pas, en quelque endroit qu’il fût. Partout ce pouvait être un ridicule, ici c’était une sublimité de plus ; et au lieu d’écouter Moronval, Ida regardait s’enfoncer dans l’ombre du fond, puis revenir vers la lueur des lampes, ce front courbé, traversé d’un pli austère.
 
Pour la première fois de sa vie elle aimait réellement, passionnément, et sentait battre son cœur de ces coups pleins auxquels rien ne ressemble. Jusqu’alors, elle s’était toujours livrée au hasard de sa vie, au caprice de sa vanité, et les liaisons plus ou moins longues qui l’avaient asservie s’étaient nouées et dénouées sans que sa volonté y fût pour rien.
 
Suffisamment sotte et ignorante, d’un esprit crédule et romanesque, tout près de cette trentaine funeste qui est toujours chez les femmes la date d’une transformation quelconque, elle s’aidait maintenant de tous les romans qu’elle avait lus pour se créer un idéal qui ressemblait à d’Argenton. Sa physionomie se métamorphosait si bien en le regardant, ses yeux gais devenaient si tendres et son sourire si langoureux, que sa passion ne pouvait plus être un mystère pour personne.
 
Moronval, en la voyant ainsi absorbée et craintive, fit pour sa femme un haussement d’épaules imperceptible qui signifiait :
 
« Elle est folle. »
 
Elle l’était en effet, et, depuis le dîner, elle se torturait l’esprit à chercher un moyen de rentrer en grâce. Enfin elle avait trouvé ; et comme le poète arrivait près d’elle, dans sa promenade de panthère encagée :
 
– Si monsieur d’Argenton voulait être bien aimable, il nous dirait ce beau poème qui a eu tant de succès au gymnase l’autre soir… J’y ai pensé toute la semaine… Il y a surtout un vers qui me poursuit… Moi je… moi je… Comment donc ?… Ah !…
 
Moi, je crois à l’amour comme je crois au bon Dieu.
 
– En Dieu ! fit le poète avec une grimace horrible comme si on lui avait pris le doigt dans une porte.
 
La comtesse, qui ne connaissait pas très bien la prosodie, ne comprit qu’une chose, c’est qu’elle lui avait encore déplu. Le fait est qu’il commençait à lui causer cette impression stupéfiante dont elle ne put jamais se défendre et qui fit ressembler son amour pour lui à ce culte aplati, terrifié, que les Japonais rendent à leurs farouches idoles aux yeux de jade. Devant lui, elle était plus sotte que nature et perdait même ce charme vif d’oiseau sautillant, cet imprévu de pensée et d’expression où son esprit borné pouvait plaire par une constante variété.
 
Pourtant l’idole s’humanisa ; et pour montrer à madame de Barancy qu’il ne lui gardait pas rancune d’avoir écorché ses vers, d’Argenton suspendit un moment son exercice hygiénique :
 
– Je ne demande pas mieux que de réciter quelque chose… Mais, quoi ?… Je ne sais vraiment rien.
 
Il se tourna vers Moronval par ce mouvement cher à tous les poètes qui ne demandent en général un avis qu’avec la ferme résolution de ne pas le suivre :
 
– Qu’est-ce qu’il faut que je dise ?
 
– Eh bien ! répondit l’autre d’un ton maussade, puisqu’on te demande le Credo, dis le Credo.
 
– Vraiment !… Vous le voulez ?
 
– Oh ! oui, monsieur, dit la comtesse, vous me rendrez bien heureuse.
 
– Allons !… fit d’Argenton très naturellement ; et, bien campé, le regard levé, il chercha une minute, puis commença ainsi :
 
À une qui m’a fait du mal…
 
En voyant l’étonnement d’Ida, qui attendait autre chose, il reprit d’un air plus solennel encore :
 
À une qui m’a fait du mal…
 
La comtesse et Moronval échangèrent un regard significatif. Sans doute il s’agissait de la grande dame en question.
 
Le morceau commençait très doucement, sur le ton d’une épître mondaine.
 
Madame, vous avez une toilette exquise.
 
Puis l’idée s’assombrissait, passait de l’ironie à l’amertume, de l’amertume à la fureur, et se terminait par ces vers terribles :
 
Seigneur, délivrez-moi de cette horrible femme
Qui boit tout le sang de mon cœur.
 
Comme si cette poésie singulière avait remué en lui de pénibles souvenirs, d’Argenton affecta de ne plus dire un mot de toute la soirée. La pauvre Ida, elle aussi, était songeuse. Elle pensait à ces grandes dames qui avaient tant fait de mal à son poète ; et tout le temps elle le voyait là-haut, bien haut, dans quelque salon aristocratique du faubourg Saint-Germain, où des femmes vampires buvaient tout le sang de son cœur, sans en laisser une goutte pour elle…
 
– Tu sais, mon petit, disait Moronval en s’en allant bras dessus bras dessous avec d’Argenton sur les boulevards déserts, pendant que la petite madame Moronval les suivait à grand’peine, tu sais, si j’ai ma Revue, je te prends pour rédacteur en chef.
 
Il jetait ainsi la moitié de la cargaison à la mer pour tâcher de sauver le navire, car il voyait bien que si d’Argenton ne s’en mêlait pas, on ne pourrait tirer de la comtesse, que des paroles en l’air, des bouts de promesses, rien de sérieux.
 
Le poète ne répondit pas. Il s’occupait bien de la Revue !
 
Cette femme le troublait. On n’exerce pas la profession de poète lyrique martyr de l’amour sans être touché de ces adorations muettes qui flattent en même temps deux amours-propres, celui de l’homme de lettres et celui de l’homme à bonnes fortunes. Depuis surtout qu’il avait aperçu Ida dans son luxe galant, un peu vulgaire comme elle, mais plein d’un bien-être moelleux, il se sentait envahi par je ne sais quelle langueur amoureuse qui fondait la rigidité de ses principes.
 
Amaury d’Argenton appartenait à une de ces anciennes familles provinciales dont les castels ressemblent à des grandes fermes, moins l’aspect riche et plantureux. Ruinés depuis trois générations, les d’Argenton après avoir abrité entre ces vieux murs toute espèce de privations, une vie paysanne de gentilshommes chasseurs et laboureurs, avaient dû vendre cette unique propriété, quitter le pays et chercher fortune à Paris.
 
Depuis, ils étaient tombés si bas dans la misère et les mésaventures commerciales, qu’il y avait plus de trente ans qu’ils ne mettaient plus l’apostrophe de leur nom. En se lançant dans la littérature, Amaury reprit la particule, et ce titre de vicomte auquel il avait droit. Il espérait bien l’illustrer, et dans la ferveur d’ambition des commerçants, il prononça cette phrase impudente : « Je veux qu’on dise un jour le vicomte d’Argenton comme on dit le vicomte de Chateaubriand.
 
– Et le vicomte d’Arlincourt… répondit Labassindre qui, en sa qualité d’ancien ouvrier devenu chanteur, détestait cordialement la comtesse.
 
Le poète avait eu une enfance malheureuse et pauvre, sans gaieté ni lumière. Entouré d’inquiétudes et de larmes, de ces soucis d’argent qui fanent si vite les enfants, il n’avait jamais joué ni souri. Une bourse à Louis-le-Grand, en facilitant ses études qu’il fit avec courage jusqu’au bout, continua cette position précaire devenue dépendante. Pour seule distraction, il passait ses vacances et ses jours de sortie chez une sœur de sa mère, excellente femme, qui tenait un hôtel garni dans le Marais et lui donnait de temps en temps de quoi se payer des gants, car la tenue fut de bonne heure un de ses plus chers soucis.
 
Ces enfances si tristes font des maturités amères. Il faut des bonheurs de vie, des prospérités sans nombre pour effacer l’impression de ces premières années ; et l’on voit des hommes riches, heureux, puissants, haut placés, qui semblent ne jamais jouir de la fortune, tellement leur bouche a gardé le tour envieux des anciennes déceptions, et leur allure la timidité honteuse que procure aux corps jeunes et tout neufs le vieil habit ridicule et rapiécé taillé dans les vêtements paternels.
 
Le sourire amer d’Argenton avait sa raison d’être.
 
À vingt-sept ans, il n’était encore arrivé à rien qu’à publier à ses frais un volume de poésies humanitaires, qui l’avait mis au pain et à l’eau pendant six mois et dont personne n’avait parlé. Il travaillait pourtant beaucoup, possédait la foi, la volonté ; mais ce sont là des forces perdues pour la poésie, à qui l’on demande surtout des ailes. D’Argenton n’en avait pas. Il sentait peut-être à leur place cette inquiétude que laisse un membre absent, mais voilà tout ; et il perdait son temps et sa peine en efforts inutiles et infructueux.
 
Les leçons qu’il donnait pour vivre lui permettaient d’atteindre, à force de privations, la fin de chaque mois, où sa tante, retirée en province, lui envoyait une pension. Tout cela ressemblait bien peu à l’idéal que s’en faisait Ida, à cette vie dissipée de poète mondain, promenée de succès en intrigues dans tous les salons du noble faubourg.
 
D’une nature orgueilleuse et froide, le poète avait fui jusqu’à ce jour toute liaison sérieuse. Pourtant les occasions ne lui manquaient pas. On sait qu’il se trouve toujours des séries de femmes pour aimer ces êtres-là et mordre à leur « Je crois à l’amour, » comme l’ablette à l’hameçon. Mais pour d’Argenton, les femmes n’avaient jamais été qu’un obstacle, une perte de temps. Leur admiration lui suffisait ; il se plaçait à dessein plus haut, dans les sphères où l’on plane, entouré d’adorations auxquelles il dédaignait de répondre.
 
Ida de Barancy était bien la première qui lui eût fait une réelle impression. Elle ne s’en doutait guère ; et chaque fois qu’attirée vers le gymnase plus souvent qu’il n’était nécessaire pour voir son petit Jack, elle se trouvait en face de d’Argenton, c’était toujours avec la même attitude humiliée, la même voix timide qui demandait grâce.
 
Le poète, de son côté, même après sa visite au boulevard Haussmann, continua à jouer sa comédie d’indifférence ; mais cela ne l’empêchait pas de choyer l’enfant en secret, de l’attirer près de lui, de le faire causer sur sa mère, sur cet intérieur dont l’élégance l’avait séduit en l’indignant, par un mélange de vanité et de jalousie amoureuse.
 
Que de fois, pendant la classe de littérature, – quelle littérature pouvait donc les intéresser, ces « petits pays chauds ! » – que de fois il appelait Jack près de sa table pour le questionner… Comment allait sa mère ? Qu’est-ce qu’elle faisait ? Qu’avait-elle dit ?
 
Jack, très flatté, donnait tous les renseignements qu’on lui demandait, même ceux qu’on ne lui demandait pas. C’est ainsi qu’il introduisait toujours la pensée de « bon ami » dans ces causeries intimes, pensée qui hantait d’Argenton, qu’il essayait d’éloigner, et que ce bambin bouclé, avec sa petite voix câline, lui précisait sans cesse, impitoyablement : « Bon ami était si bon, si complaisant !… Il venait souvent les voir, oh ! mais très souvent ; et quand il ne venait pas, il envoyait de là-bas des paniers pleins de beaux fruits, des poires grosses comme ça, des joujoux pour le petit Jack… Aussi Jack l’aimait de tout son cœur, allez ! »
 
– Et votre maman, sans doute, l’aime bien, elle aussi ? disait d’Argenton, tout en écrivant ou faisant semblant d’écrire.
 
– Oh ! oui, monsieur !… répondait Jack naïvement.
 
Encore était-ce bien sûr qu’il parlât naïvement ? L’âme des enfants est un abîme. On ne sait jamais jusqu’à quel point ils ont la notion des choses qu’ils nous disent. Dans cette germination mystérieuse qui se fait continuellement en eux des sentiments et des idées, il y a des éclosions subites dont rien ne nous avertit, des fragments de compréhension qui arrivent à former un ensemble, rattachés entre eux par des liens que l’enfant saisit tout à coup.
 
Étaient-ce des rapports de ce genre qui avaient fait comprendre à Jack la rage et la déception de son professeur chaque fois qu’il lui parlait de « bon ami ? » Toujours est-il qu’il y revenait sans cesse. Il n’aimait pas d’Argenton. À la répulsion des premiers temps se joignait maintenant un sentiment de jalousie. Sa mère s’occupait trop de cet homme. Pendant les jours de congé ou pendant ses visites, elle lui faisait toutes sortes de questions sur son professeur, s’il était bon avec lui, s’il ne lui avait rien dit pour elle.
 
– Rien du tout, répondait Jack.
 
Et pourtant le poète ne manquait jamais de le charger de quelque compliment auprès de la comtesse. Même il lui remit une fois la copie du Credo de l’amour ; mais Jack l’oublia d’abord, la perdit ensuite, moitié par étourderie, moitié par ruse.
 
Ainsi, pendant que ces deux natures dissemblables s’attiraient l’une l’autre par tous les pôles aimantés et contraires, l’enfant se tenait entre elles, défiant, éveillé, comme s’il se doutait déjà qu’il allait se trouver pris, broyé, étouffé dans le choc violent et prévu de leur première rencontre.
 
Tous les quinze jours, le jeudi, Jack sortait et restait à dîner chez sa mère, quelquefois tout seul avec elle, quelquefois avec « bon ami. » Ces jours-là, on allait au concert, au théâtre. C’était grande fête pour lui et pour tous les « petits pays chauds, » car il revenait toujours les poches pleines, de ces excursions dans la vie de famille.
 
Un jeudi, en arrivant à l’heure habituelle, Jack vit dans la salle à manger trois couverts mis et un déploiement de cristaux et de fleurs. « Oh ! quel bonheur !… se dit-il en entrant… Bon ami est ici. »
 
Sa mère vint au-devant de lui, belle, très en toilette, ayant dans ses cheveux des brins de lilas blanc semblables à ceux des corbeilles. Un grand feu doux flambait dans le salon où elle l’entraîna en riant :
 
– Devine qui est là.
 
– Oh ! je m’en doute, dit Jack tout heureux… c’est « Bon ami !… »
 
Car ils avaient l’habitude de ces petites scènes, le jeudi, à l’arrivée.
 
C’était d’Argenton.
 
Plus pâle, plus fatal encore qu’à l’ordinaire, il s’étalait sur le divan, en habit, en cravate blanche, avec un large plastron de linge empesé qui lui donnait l’air imposant.
 
L’ennemi était dans la place. La déception de l’enfant fut si grande, qu’il eut toutes les peines du monde à se retenir de pleurer.
 
Ce fut une minute de gêne et de silence.
 
Heureusement, la porte s’ouvrit bruyamment, violemment, comme si une horde de Huns se fut ruée sur elle, et Augustin annonça d’un voix retentissante : « Madame est servie ! »
 
Le dîner parut triste et bien long au petit Jack. Il gênait, et il était gêné. Avez-vous senti parfois cet isolement qui donne envie de disparaître, de s’en aller tout à fait, tellement on se sent inutile et inopportun ! Lorsque Jack parlait, on ne l’écoutait pas. Quant à comprendre ce qu’on disait, il n’aurait pas fallu qu’il y songeât.
 
C’étaient ces demi-mots, ces tours de phrases énigmatiques dont on se sert pour parler par-dessus la petite tête des enfants. Par moments, il voyait que sa mère riait, puisqu’elle rougissait et buvait pour qu’on ne la vît pas rougir.
 
« Oh ! non… non… » disait-elle, et des « Qui sait ?… Peut-être !… Vous croyez ? » toutes sortes de petits mots qui n’avaient l’air de rien et pourtant les faisaient beaucoup rire. Où étaient-ils ces joyeux dîners où Jack, assis entre sa mère et « bon ami, » était le vrai roi de la table et dirigeait à son caprice le rire et les préoccupations des convives ? Subitement ce souvenir lui revint dans une phrase malheureuse. Madame de Barancy venait d’offrir une poire à d’Argenton, qui s’extasiait sur la bonne mine de ces fruits.
 
– Cela vient de Tours… dit Jack avec ou sans malice… C’est « bon ami » qui nous les a envoyés.
 
D’Argenton, qui était en train de peler sa poire, la remit dans son assiette, avec un mouvement où perçaient à la fois le dépit de ne pas manger d’un fruit qu’il préférait, et tout le mépris que lui inspirait son rival.
 
Oh ! le coup d’œil terrible de la mère à l’enfant ! Jamais elle ne l’avait ainsi regardé.
 
Jack n’osa plus remuer ni parler ; et la soirée continua cette impression du repas.
 
Assis l’un près de l’autre, au coin du feu, d’Argenton et Ida s’étaient mis à causer à voix basse, sur ce ton confidentiel qui est déjà une intimité. Il racontait sa vie, son enfance nerveuse et maladive, enfermée dans un vieux château perdu au fond des montagnes. Il dépeignait les douves, les tourelles et les longs corridors où le vent s’engouffrait ; puis, ses luttes artistiques, ses premiers travaux, les obstacles que son génie rencontrait continuellement, et tous les seuils trop bas pour la hauteur de ses allures.
 
Il parlait des persécutions acharnées dont il était victime, de ses ennemis littéraires, des terribles épigrammes qu’il leur avait décochées :
 
« Alors je lui ai dit ce mot cruel ! »
 
Cette fois, elle ne l’interrompit plus. Elle écoutait, penchée vers lui, la tête sur son coude, souriante, comme en extase. Et sa pensée était si bien accaparée, que, lorsqu’il se taisait, elle écoutait encore, et qu’on n’entendait plus dans le salon que le tic tac de la pendule et le frémissement des pages que l’enfant tournait avec désœuvrement, endormi à moitié sur l’album qu’il feuilletait.
 
Tout à coup elle se leva, frissonnante :
 
– Allons, Jack, mon ami, appelle Constant pour qu’elle te conduise. Il est l’heure…
 
– Oh ! maman…
 
Il n’osa pas dire qu’on le gardait plus tard ordinairement ; il craignait d’affliger sa mère, et surtout de rencontrer dans ces jolis yeux clairs, si tendres d’habitude, l’expression grondeuse qui tout à l’heure l’avait si fort consterné.
 
Elle le récompensa de sa docilité en l’embrassant avec une singulière expansion.
 
– Bonsoir, enfant… dit d’Argenton, redoublant de solennité ; et il attira le petit comme pour l’embrasser. Celui-ci tendait son joli front de blondin :
 
– Bonsoir, monsieur !
 
Mais le poète le repoussa, comme emporté par un mouvement invincible et répulsif, semblable à celui qu’il avait eu pendant le dîner en pelant son beau fruit.
 
Ce n’était pourtant pas un cadeau de « bon ami, » cet enfant-là.
 
– Je ne peux pas… je ne peux pas… murmura-t-il, et il vint tomber sur la causeuse, en s’essuyant le front.
 
Jack, stupéfait, regardait sa mère, de l’air de dire : « Qu’est-ce que je lui ai fait ? »
 
– Va, mon Jack… Emmenez-le, Constant.
 
Et pendant que madame de Barancy s’approchait de son poète, pour essayer de l’apaiser, l’enfant s’en retournait le cœur gros vers le gymnase Moronval ; et dans l’allée noire encore attristée des regrets de la rentrée, dans le dortoir glacial, en pensant au professeur si largement installé là-bas sur le divan du salon parmi la lumière et les fleurs, il se disait avec envie : « Il est bien heureux, lui !… Jusqu’à quelle heure va-t-il rester-là ?… »
 
Dans le cri de d’Argenton : « Je ne peux pas… » et sa répugnance à embrasser le petit Jack, il y avait certes l’emphase et la pose de cette nature déclamatoire, mais, tout au fond, aussi un sentiment réel et sincère.
 
Il était jaloux de l’enfant, comme l’enfant était jaloux de lui. À ses yeux, c’était là tout le passé d’Ida, la preuve vivante et bien vivante que d’autres l’avaient aimée avant lui. Son orgueil en souffrait.
 
Ce n’est pas qu’il fût très épris de la comtesse. On eût pu dire plutôt qu’il s’aimait en elle, et qu’en voyant dans ses yeux limpides et naïfs son image reflétée en beau, il s’arrêtait complaisamment avec le sourire égoïste que jette toute femme à la glace qui la fait jolie. Mais d’Argenton aurait voulu que la glace ne fût ternie d’aucun souffle, qu’elle n’eût jamais reflété que lui, au lieu de conserver, dans l’ombre du passé, le souvenir offensant de beaucoup d’autres images.
 
Cela, c’était irrémédiable. La pauvre Ida n’y pouvait rien, à part le regret qu’elles expriment toutes : « Pourquoi t’ai-je rencontré si tard ? » Ce qui n’est pas fait pour calmer les tortures de cette singulière jalousie rétrospective, surtout lorsqu’elle est doublée d’un orgueil extraordinaire.
 
« Elle aurait dû me pressentir, » pensait d’Argenton ; et de là venait la colère sourde que la vue seule de l’enfant excitait en lui.
 
Elle ne pouvait pas pourtant le renier, l’abandonner, ce cher passé aux cheveux d’or. Mais peu a peu, sous l’influence du poète, pour éviter ces rencontres pénibles où chacun souffrait de la gêne des autres, elle prit l’habitude de faire sortir Jack un peu moins souvent et d’abréger, elle aussi, ses visites au gymnase. Elle entrait déjà dans la voie des sacrifices, et celui-là n’était pas le moindre.
 
Quant à l’hôtel, à la voiture, à ce luxe où elle vivait, la pauvre femme était prête à tout quitter, n’attendant qu’un signe d’Argenton pour congédier « bon ami. »
 
– Tu verras, lui disait-elle, je t’aiderai, je travaillerai. Et puis je ne serai pas complètement à ta charge. Il me restera toujours bien un peu d’argent.
 
Mais d’Argenton hésitait encore. C’était, malgré son apparente exaltation, un esprit très froid, très lucide, un bourgeois méthodique et plein d’habitudes, raisonnant jusqu’à ses coups de tête.
 
– Non, non… Attendons encore… Un jour viendra où je serai riche, et alors…
 
Il faisait allusion à cette vieille tante de province qui lui servait sa pension, et dont il hériterait infailliblement un jour ou l’autre. Elle était si âgée la chère bonne femme !
 
Et l’on faisait de beaux projets pour ce moment-là. On s’en irait à la campagne, assez près de Paris pour en avoir la lumière, assez loin pour en éviter le bruit. Ils auraient une petite maison à eux, dont il méditait le plan depuis longtemps, toute basse, avec une terrasse italienne garnie de pampres et une devise au fronton de la porte : Parva domus, magna quies. « Petite maison, grand repos. » Là il travaillerait. Il ferait un livre, son livre, le livre, le Livre, cette Fille de Faust dont il parlait depuis dix ans. Puis, tout de suite après La Fille de Faust, viendraient Les Passiflores, un volume de poésies, Les Cordes d’airain, des satires impitoyables. Il avait ainsi dans l’esprit une foule de titres vacants, des étiquettes d’idées, des dos de volumes sans rien dedans.
 
Alors, des éditeurs viendraient ; ils seraient bien forcés de venir ! Il serait riche, célèbre, peut-être de l’Académie, quoique cette institution soit bien tombée, bien vermoulue.
 
« Mais non, mais non, ça ne fait rien, disait Ida… Il faut en être. » Elle se voyait déjà dans un coin de l’Institut, le jour de la réception, cachée et palpitante, vêtue d’une petite robe modeste, comme il sied à la femme d’un homme célèbre.
 
En attendant, ils continuaient à manger les poires de « bon ami, » qui était bien le plus commode et le moins clairvoyant des bons amis.
 
D’Argenton les trouvait excellentes, ces satanées poires, mais il les mangeait avec une mauvaise humeur terrible, des rages, des grincements, et se vengeait sur la pauvre Ida, par quelques petites phrases bien acérées et blessantes, de ce que sa conduite à lui avait d’indélicat.
 
Des semaines, des mois, se passèrent ainsi ; sans apporter d’autres changements dans leur vie à tous qu’un refroidissement très sensible entre Moronval et son professeur de littérature. Le mulâtre, qui attendait toujours que la comtesse prît une décision au sujet de la Revue, soupçonnait d’Argenton d’être hostile à son projet, et ne se gênait pas pour dire toute sa pensée sur ce monsieur.
 
Un jeudi matin, Jack, qu’on ne faisait plus sortir que rarement, regardait avec tristesse, par les vitres nombreuses de la rotonde de récréation, un beau ciel de printemps, tout bleu, large ouvert, qui faisait rêver de promenade et de liberté.
 
Le soleil était déjà chaud, les branches des lilas pointées de vert, et la terre inculte du petit jardin avait des soulèvements de vie, comme des bruissements de sources invisibles. Du passage, il venait des cris d’enfants, d’oiseaux en cage. C’était un de ces matins où toutes les fenêtres s’ouvrent pour laisser entrer un peu de lumière dans les maisons et s’évaporer les ombres de l’hiver, tout ce noir dont la longueur des nuits et la fumée des feux emplissent les chambres longtemps closes.
 
Jack pensait que ce serait bon par un matin pareil de sortir un peu du gymnase, d’avoir un autre horizon que le grand mur tapissé de lierre au pied duquel le jardin finissait dans des amas de cailloux verdis, de feuilles mortes.
 
Juste à ce moment, la sonnette s’ébranla au-dessus de la porte ; il vit entrer sa mère en grande toilette, radieuse, pressée, emportée par une agitation extraordinaire.
 
Elle venait le chercher pour l’emmener au Bois.
 
On ne rentrerait que le soir. Une vraie partie fine, comme il en faisait autrefois.
 
Il fallait aller demander la permission à Moronval ; mais comme madame de Barancy apportait le trimestre, vous pensez si la permission fut vite accordée.
 
Oh ! quel bonheur ! disait Jack ; et pendant que sa mère racontait au mulâtre que M. d’Argenton venait d’être obligé de partir en Auvergne auprès de sa tante qui se mourait, l’enfant traversa rapidement la cour pour aller s’habiller. Sur sa route il rencontra Mâdou. Mâdou, hâve, triste, déjà occupé de tous les soins du ménage, et transportant ses balais et ses seaux sans s’apercevoir que le temps était doux et que l’air se parfumait de sèves nouvelles.
 
En le voyant, il vint à Jack une idée folle, une de ces idées d’enfant heureux qui veut mettre autour de lui tout à l’unisson de son bonheur :
 
– Oh ! maman, si nous emmenions Mâdou !…
 
La permission était plus difficile à obtenir, à cause des fonctions multiples du petit roi au gymnase ; mais Jack supplia si bien que l’excellente madame Moronval déclara que pour ce jour-là elle se chargerait de toute la besogne du négrillon.
 
– Mâdou, Mâdou, cria l’enfant en se précipitant dehors, vite, habille-toi, nous t’emmenons avec nous en voiture, nous allons déjeuner au Bois.
 
Il y eut une minute de confusion. Mâdou était ahuri. Madame Decostère lui cherchait une tunique d’emprunt pour la circonstance. Le petit de Barancy sautait de joie, et madame de Barancy, comme un oiseau bavard que le bruit excite, donnait à Moronval force détails sur le voyage d’Argenton, l’état désespéré de sa santé.
 
Enfin on partit.
 
Jack et sa mère s’assirent dans le fond de la victoria, Mâdou sur le siège à côté d’Augustin ; c’était peu royal, mais Sa Majesté en avait vu bien d’autres.
 
Le départ fut charmant, le long de cette avenue de l’Impératrice si large le matin, aérée et familiale. On rencontrait quelques promeneurs, de ceux qui aiment à respirer un peu de soleil avant le mouvement, le bruit, la poussière de la journée, des enfants accompagnés de gouvernantes, des tout petits, portés sur les bras, dans la solennité de leurs longues robes blanches, d’autres, plus grands, les bras et les jambes nus, les cheveux flottants. Des cavaliers passaient aussi, des amazones ; et dans l’allée réservée, le sable ratissé fraîchement gardait les traces de ces premières cavalcades et semblait, au pied des pelouses vertes, un chemin de parc bien plus qu’un endroit public. Le même aspect tranquille, luxueux, reposé, s’étendait aux villas éparses dans la verdure et dont les briques roses, les ardoises bleuies par cette belle matinée ressortaient comme lavées de lumière fraîche.
 
Jack s’extasiait, embrassait sa mère, tirait Màdou par sa tunique :
 
– Tu es content, Mâdou ?
 
– Oh ! bien content, moucié.
 
On arriva au Bois, déjà vert par places et fleuri. Il y avait des allées dont la cime seule était cendrée de verdure ou rougie de sève, ce qui donnait aux branches toutes noyées de soleil un aspect vaporeux. Les diverses essences d’arbres, plus ou moins précoces, passaient du vert tendre des pousses nouvelles au vert permanent des arbustes d’hiver. Des houx, qui avaient porté la neige sur leurs feuilles raides et crispées, frôlaient des lilas en bourgeons, tout frileux encore et défiants.
 
La voiture arrêtée au restaurant du Pavillon, pendant qu’on préparait le déjeuner, madame de Barancy descendit avec les enfants pour faire le tour du lac. À cette heure matinale, les longues promenades de l’après-midi et tous ces reflets mondains de cochers poudrés, galonnés, de chevaux empanachés, d’essieux éclatants, ne le troublaient pas encore.
 
Il avait gardé de la nuit une fraîcheur légère qui montait en buée dans la lumière. Des cygnes nageaient, des tiges d’herbes se miraient dans cette eau limpide à qui l’ombre, le silence, la solitude, semblaient avoir refait une vraie physionomie d’eau vivante ; elle avait des rides, des frissons, des montées de sources qui éclataient à la surface en bulles claires et bouillonnantes. Au lieu de cette nappe immobile qui semble un miroir aux modes nouvelles et aux vanités de Paris, le lac osait redevenir un lac, des ailes le traversaient, des nageoires l’agitaient en dessous, et les saules frangés du vert des pousses tendres y trempaient leurs branches abandonnées.
 
Quelle promenade délicieuse !
 
Et le déjeuner !… Le déjeuner devant les fenêtres ouvertes, avec ces appétits de collégiens, inconscients et vivaces, s’attaquant à tout du même cœur. D’un bout du repas à l’autre, ce fut un long éclat de rire. Tout leur était prétexte, un morceau de pain qui tombait, la tournure du garçon ; et ces gaietés naïves allaient trouver dans les branches les premiers cris des oiseaux.
 
Puis le déjeuner fini :
 
– Si nous allions au Jardin d’acclimatation ?… proposa la mère.
 
– Oh ! la bonne idée, maman !… Mâdou qui n’a jamais vu ça… c’est lui qui va s’amuser.
 
On remonta en voiture pour suivre la grande allée jusqu’à la grille. Dans le jardin presque désert, ils retrouvèrent l’impression tranquille de réveil et de fraîcheur que leur avait procurée le bois ; mais, pour les enfants, l’attrait était encore plus grand, de toute cette vie animale qui emplissait jusqu’au moindre taillis et les regardait passer avec des sauts contre les palissades, des yeux fins ou langoureux, et des mufles roses tendus vers la bonne odeur de pain frais qu’ils rapportaient du restaurant.
 
Mâdou qui jusqu’alors s’était amusé pour faire plaisir à Jack, commença à s’amuser lui-même pour de bon. Il n’avait pas besoin de l’étiquette bleue qui donne à toutes ces petites cours l’air de prisons numérotées pour connaître certains animaux de son pays. Avec un sentiment mêlé de plaisir et de peine, il regardait les kanguroos dressés sur leurs pattes, si longues, qu’elles ont l’agilité et l’élan d’une paire d’ailes. On eût dit qu’il compatissait à leur dépaysement, qu’il souffrait de les voir dans ce court espace qu’ils franchissaient en trois sauts pour revenir à leur petite cabane avec cette précipitation de l’animal domestique qui sait le refuge et la nécessité du gîte.
 
Il s’arrêtait devant ces grilles légères, peintes en clair pour plus d’illusion, où les onagres, les antilopes, étaient parqués, sans pitié pour leurs sabots fins, si légers, si agiles ; et il y avait des petits coins de verdure pelée, des versants de monticules si pauvres d’herbes, que tout à coup quelque fragment lointain de paysage brûlé se levait pour Mâdou au passage de ces trots rapides.
 
Les oiseaux enfermés l’apitoyaient surtout. Au moins les autruches, les casoars, logés solitairement au grand air avec un arbuste exotique qui les accompagne dans la perspective des allées comme sur une estampe d’histoire naturelle, avaient-ils la place de s’étendre, de gratter au soleil parmi les cailloux cette terre neuve, remuée, rapportée, qui garde éternellement au Jardin d’acclimatation une physionomie de chose improvisée. Mais que les perruches, les aras semblaient tristes dans cette longue cage séparée en compartiments uniformes, dont chacun s’orne d’un petit bassin et d’un arbre à perchoir, sans branches ni feuilles vertes !
 
Mâdou, en regardant ces endroits mélancoliques, un peu sombres, car le bâtiment est bien haut pour sa petite cour, pensait au gymnase Moronval. Dans la souillure de ces étroits pigeonniers, les plumes éclatantes paraissaient ternies et frangées ; elles parlaient de luttes, de batailles, d’effarements de prisonniers ou de fous le long d’un grillage en fer ouvragé. Et les oiseaux du désert ou de l’espace, les flamants dont les plumes roses, les cous tendus, s’envolent en triangle sur des échappées du Nil bleu et de ciel pâle, les ibis au long bec qui rêvent perchés sur les sphinx immobiles, tous prenaient la même physionomie banale parmi les paons blancs vaniteusement étalés et les petits canards chinois délicatement peints qui barbotaient à l’aise dans leur lac minuscule.
 
Peu à peu le jardin se remplissait.
 
Il était mondain maintenant, bruyant, animé, et tout à coup, entre deux avenues, un spectacle étrange, fantastique, remplit Mâdou d’une extase si grande, qu’il en resta immobile, muet, sans un mot pour exprimer sa stupeur, son ravissement.
 
Au-dessus des massifs, des grilles, presque à la hauteur des grands arbres, deux éléphants, dont on n’apercevait encore que les énormes têtes et les trompes en mouvement, s’avançaient, balançant sur leurs larges dos tout un monde bariolé, des femmes avec des ombrelles claires, des enfants coiffés de chapeaux de paille, des têtes brunes, blondes, en cheveux, ornées de rubans de couleur. Après les éléphants, tout autre d’allure, une girafe venait, le cou raide, portant très haut sa petite tête sérieuse et fière ; des gens étaient montés dessus. Et cette singulière caravane défilait dans l’allée tournante, entre la dentelle des jeunes branches, avec des rires, des petits cris, l’excitation que donnent la hauteur, l’air plus vif et aussi une crainte vague corrigée par beaucoup d’amour-propre.
 
Sous le soleil déjà chaud, ces étoffes de printemps paraissaient riches et soyeuses, et toutes les couleurs ressortaient sur la peau épaisse et rugueuse des éléphants. Enfin on les vit tout entiers, guidés par le cornac, la trompe tendue de droite à gauche vers les pousses d’arbres ou les poches des promeneurs, épais, chargés, tranquilles, agitant à peine leurs longues oreilles, qu’un enfant penché sur leurs dos ou quelque grande fille du peuple en train de rire chatouillaient légèrement d’une pointe d’ombrelle ou d’un fouet inoffensif.
 
– Qu’as-tu, Mâdou ?… tu trembles… Est-ce que tu es malade ? demanda Jack à son camarade.
 
Positivement Mâdou défaillait d’émotion ; mais quand il apprit que lui aussi pourrait monter sur les lourdes bêtes, sa figure prit un air grave, posé, presque solennel.
 
Jack refusa de l’accompagner.
 
Il resta avec sa mère qu’il ne trouvait pas assez gaie, assez riante pour ce jour de bonheur ; il éprouvait le besoin de se serrer contre elle, de l’admirer, de marcher dans la poussière de ses longues jupes de soie qu’elle laissait si royalement traîner. Assis tous deux, ils regardèrent le petit nègre se hisser tout en haut de l’éléphant avec une hâte, un frémissement singuliers.
 
Une fois là, il parut chez lui, à sa place.
 
Ce n’était plus l’enfant dépaysé, ridicule d’allure, de langage presque grotesque ; ce n’était plus le collégien gauche et mal tourné, le petit domestique humilié par ses fonctions serviles et la tyrannie du maître. Sous sa peau noire, ordinairement terreuse, on sentait circuler la vie, ses cheveux laineux se soulevaient sauvagement, et dans ses yeux, parmi les langueurs de l’exil, luisaient des éclairs de colère ou de domination.
 
Heureux petit roi !
 
Deux ou trois fois de suite on lui fit faire le tour des allées.
 
« Encore, encore ! » disait-il, et sur le petit pont qui traverse la pièce d’eau, entre les enclos des onagres, des kanguroos, des agoutis, il passait et repassait, excité jusqu’à l’ivresse par l’allure pesante et rapide de l’éléphant. Kérika, le Dahomey, la guerre, les grandes chasses, tout cela lui revenait en mémoire, il parlait seul, dans sa langue, et à cette petite voix d’Afrique, gazouillante, caressante, qui lui faisait fermer les yeux de plaisir, l’éléphant avait des barrissements enthousiastes, les zèbres hennissaient, les antilopes bondissaient effarés, pendant que de la grande cage aux oiseaux exotiques où le soleil tombait avec des rayons plus rouges, arrivaient des gazouillements, des cris, des appels, des coups de becs stridents, tout un tumulte de forêt vierge avant l’heure apaisée du sommeil.
 
Mais il était tard. Il fallait rentrer, descendre de ce beau rêve. D’ailleurs, sitôt le soleil disparu, le vent s’éleva, vif et froid, comme il arrive dans ces débuts du printemps où la gelée des nuits succède aux chauds rayons des jours.
 
Cette impression d’hiver fit aux enfants un retour morne et transi. La voiture filait dans la direction du gymnase, s’éloignait de l’Arc-de-Triomphe encore tout enflammé du couchant, et semblait aller vers la nuit. Mâdou songeait sur le siège, à côté du cocher ; Jack, sans trop savoir pourquoi, avait le cœur gros, et par hasard madame de Barancy se taisait. Elle avait pourtant quelque chose à dire, et quelque chose qui lui coûtait probablement beaucoup, car elle attendit au dernier moment pour parler.
 
Enfin elle prit la main de Jack dans la sienne.
 
– Écoute, mon enfant. J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre…
 
Il comprit tout de suite qu’un grand malheur lui arrivait, et ses yeux suppliants se tournèrent vers sa mère :
 
Oh ! ne le dis pas, ne le dis pas ce que tu as à m’apprendre.
 
Mais elle continua, parlant à voix basse et très vite :
 
– Il faut que je parte pour un grand voyage… Je suis obligée de te quitter… Mais je t’écrirai… Ne pleure pas surtout, mon chéri, tu me ferais trop de peine… D’abord, ce n’est pas pour longtemps que je m’en vais… nous nous reverrons bientôt… oui, bientôt, je te le promets…
 
Et elle se mit à lui raconter une foule d’histoires saugrenues. Il s’agissait d’affaires d’argent, d’une succession à recueillir, de choses tout à fait mystérieuses.
 
Elle aurait pu parler longtemps encore, inventer mille autres histoires, Jack ne l’écoutait plus. Affaissé, anéanti, il pleurait silencieusement dans son coin, et le Paris qu’il traversait lui semblait bien changé depuis le matin, dépouillé de ses rayons printaniers, de ses parfums de lilas, lugubre, désastreux ; car il le regardait avec les yeux trempés de larmes d’un enfant qui vient de perdre sa mère.