J1.06 - LE PETIT ROI

 

VI

LE PETIT ROI

Quelque temps après ce départ précipité, il arriva au gymnase une lettre de d’Argenton.
 
Le poète écrivait à son « cher directeur » pour lui annoncer que la mort d’une parente ayant changé sa position, il le priait d’accepter sa démission de professeur de littérature. En post-scriptum et d’une façon tout à fait cavalière, il ajoutait que madame de Barancy, obligée de quitter Paris subitement, confiait le petit Jack aux soins paternels de M. Moronval. En cas de maladie de l’enfant, écrire à l’adresse de d’Argenton, à Paris, avec ordre de faire suivre.
 
« Les soins paternels de Moronval. » Avait-il dû rire en écrivant cette phrase ! Comme s’il ne connaissait pas le mulâtre, comme s’il ne savait pas ce qui attendait l’enfant à l’institution quand on apprendrait que sa mère était partie et qu’il n’y avait plus rien à espérer d’elle !
 
Au reçu de cette lettre sèche, succincte, impertinente à force de discrétion, Moronval eut un de ces terribles accès de colère, déréglés et fous, comme il en avait quelquefois, et qui faisaient passer dans le gymnase le tremblement, l’agitation, la consternation d’un orage sous les tropiques.
 
Partie !
 
Elle était partie avec ce va-nu-pieds, ce bellâtre cagneux, sans talent, sans esprit, sans rien. Ah ! elle en aurait de l’agrément !… Si ce n’était pas honteux, une femme de son âge, car elle n’était plus de la première jeunesse, avoir le cœur de s’en aller, de laisser là ce pauvre enfant, seul dans Paris, livré à des étrangers.
 
Tout en s’apitoyant sur le sort du pauvre enfant, le mulâtre avait un mauvais petit froncement de babines qui semblait dire : « Attends… attends… je m’en vais te le soigner, moi, ton Jack, et tout à fait paternellement ! »
 
Ce qui l’irritait surtout, c’était moins sa déconvenue de cupidité, sa Revue flambée, ce dernier espoir de fortune à jamais perdu, c’était moins tout cela que le mystère insolent, défiant, dont s’entouraient ces deux êtres qui s’étaient connus par lui, chez lui, à qui sa maison avait servi d’intermédiaire. Il courut au boulevard Haussmann pour avoir des renseignements, savoir quelque chose ; mais, là, le mystère était le même. Constant attendait une lettre de madame. Elle savait seulement qu’on avait définitivement rompu avec « bon ami, » qu’on quitterait le boulevard, et que le mobilier serait probablement vendu.
 
– Ah ! monsieur Moronval, ajoutait le vigoureux factotum, c’est un grand malheur que nous ayons mis le pied dans votre baraque.
 
Le mulâtre revint au gymnase, convaincu qu’au prochain trimestre on lui retirerait le petit Jack, ou que lui-même serait forcé de le renvoyer faute de paiement. Il en résulta pour lui, comme pour toute l’institution du reste, que le jeune de Barancy n’étant plus utile à ménager, il convenait de prendre une revanche de toutes les platitudes dont on l’entourait depuis un an.
 
Cela commença de haut, à la table du maître, où Jack s’assit désormais, non-seulement l’égal, mais le jouet et le martyr des autres. Plus de vin, plus de gâteaux.
 
« L’églantine, » comme tout le monde, « l’églantine » saumâtre, douceâtre et trouble, aussi chargée de corps étrangers et de mousse malsaine que les eaux d’une crue. Et tout le temps des regards haineux, des allusions blessantes.
 
On affectait de parler de d’Argenton devant lui. C’était un faux poète, égoïste, vaniteux.
 
Quant à sa noblesse, on savait à quoi s’en tenir, et les grands corridors sombres où, soi-disant, se traînait son enfance maladive, n’avaient jamais existé dans un vieux château perdu au fond des montagnes, mais dans le petit hôtel garni que sa tante dirigeait rue de Fourcy, parmi cet enchevêtrement de ruelles tortueuses et humides qui entourent l’église Saint-Paul. Elle était Auvergnate, la brave femme, et chacun se souvenait de l’avoir entendue crier à son neveu, dans ces mêmes corridors sombres : « Amaury, mon garçon, monte-moi la clé du ché bi (du sept bis). » Et le vicomte montait la clé du ché bi.
 
Ces railleries féroces contre le poète qu’il détestait amusaient l’enfant ; mais quelque chose l’empêchait de rire, de se mêler à la gaieté bruyante des « petits pays chauds, » enchantés de témoigner de leur bassesse à chaque plaisanterie de Moronval. C’est que toujours à la suite de ces révélations burlesques, arrivaient des allusions à une autre personne que Jack tremblait de reconnaître, bien qu’aucun nom ne fût prononcé. On eût dit qu’un lien quelconque unissait dans l’esprit des convives Amaury d’Argenton, ce grand homme raté, bellâtre, ridicule, et cette autre personne que l’enfant adorait et respectait pardessus tout.
 
Il y avait principalement un certain duché de Barancy qui revenait dans toutes les conversations.
 
– Où le placez-vous, ce duché-là, criait Labassindre, en Touraine, ou bien au Congo ?
 
– Il faut convenir en tout cas qu’il est joliment bien entretenu…, répondait le docteur Hirsch avec un clignement d’yeux.
 
– Bravo, bravo !… Très joli, entretenu !
 
Et l’on riait, l’on se tordait.
 
Il était question aussi du fameux lord Peambock, major général dans l’armée des Indes.
 
– Je l’ai beaucoup connu, disait le docteur Hirsch ; c’est lui qui commandait le régiment des trente-six papas.
 
– Bravo, les trente-six papas !
 
Jack baissait la tête, regardait son pain, son assiette, n’osait même pas pleurer, pris dans cette ironie qui l’étouffait. Parfois, sans qu’il saisît exactement les paroles qu’il entendait, quelque chose de plus railleur dans l’expression de ces visages, de plus lippu dans leur rire, l’avertissait de l’outrage qu’on voulait lui faire.
 
Alors madame Moronval lui disait doucement :
 
– Jack, mon ami, allez donc voir un moment à la cuisine.
 
Puis elle grondait les autres à voix basse.
 
– Bah ! disait Labassindre, il ne comprend pas.
 
Certes, il ne comprenait pas tout, le pauvre enfant ; mais son intelligence s’ouvrait à ces premières tristesses, se fatiguait à chercher les raisons du mépris haineux qui l’entourait ; et certains mots obscurs tombés de ces conversations de table lui restaient dans l’esprit comme un doute ou comme une souillure.
 
Il savait depuis longtemps qu’il n’avait pas de père, qu’il portait un nom qui n’était pas le sien, que sa mère n’avait pas de mari ; cela servait de point de départ à ses réflexions inquiètes. Des susceptibilités lui venaient. Un jour, le grand Saïd l’ayant appelé « enfant de cocotte, » au lieu d’en rire comme autrefois, il se précipita au cou de l’Égyptien en lui faisant un garrot de ses petites mains crispées, au risque de l’étrangler. Aux hurlements de Saïd, Moronval accourut, et, pour la première fois depuis son entrée au gymnase, le petit de Barancy fit connaissance avec la matraque.
 
À partir de ce jour-là, le charme fut rompu. Le mulâtre ne se retint plus dans ses élans de correction ; taper sur un blanc lui paraissait si bon ! Maintenant, pour que le sort de Jack fût tout à fait semblable à celui de Mâdou, il ne lui manquait plus que de passer à la cuisine. N’allez pas croire au moins que, dans cette révolution du gymnase, la destinée du petit roi se fût améliorée. Au contraire, il était plus que jamais le souffre-douleur de toutes les ambitions déçues. Labassindre le bourrait de coups de pied, le docteur Hirsch continuait à lui allonger les oreilles, et le Père au bâton lui faisait payer cher l’effondrement de sa Revue.
 
« Jamais contents, jamais contents, » répétait le malheureux petit nègre, harcelé par les exigences tyranniques de ses maîtres. À son découragement se joignait un état singulier de nostalgie causé par la saison nouvelle, le retour si troublant de la chaleur et du soleil, et surtout par cette visite au Jardin d’acclimatation, qui lui avait apporté des souvenirs vivants, palpitants, tout un rappel de la patrie absente.
 
Sa mélancolie d’exilé se traduisit d’abord par un mutisme entêté, une résignation sans révolte contre les exigences et les coups. Puis la figure de Mâdou prit une résolution, une animation extraordinaires. On eût dit qu’en courant dans la maison, dans le jardin, à ses occupations multiples, il allait vers un but lointain, inconnu de tous ; et ce qui l’aurait fait penser, c’était la fixité de ses regards, l’avance qu’ils semblaient avoir sur tout son être, comme si quelqu’un marchait devant lui et l’appelait.
 
Un soir, le négrillon étant en train de se coucher, Jack l’entendit gazouiller doucement dans sa langue étrangère et lui demanda :
 
– Tu chantes, Mâdou ?
 
– Non, moucié, moi pas chanter, parler nègue.
 
Et il fit toutes ses confidences à son ami. Il avait résolu de partir. Il y pensait depuis longtemps, n’attendant que le soleil pour exécuter son dessein. Maintenant que le soleil était revenu, Mâdou allait retourner au Dahomey, retrouver Kérika. Si Jack voulait venir avec lui, ils iraient à pied jusqu’à Marseille, se cacheraient dans un bateau et partiraient ensemble sur la mer. Il ne pouvait rien leur arriver de mauvais, puisqu’il avait son gri-gri.
 
L’autre fit des objections. Si malheureux qu’il fût, le pays de Mâdou-Ghézô ne le tentait pas. Le grand bassin de cuivre rouge rempli de têtes coupées lui revenait sinistrement à la mémoire. Et puis, il serait encore plus loin de sa mère.
 
– Bon ! dit le nègre tranquillement, toi rester gymnase, moi partir tout seul.
 
– Et quand partiras-tu ?
 
– Demain, répondit le nègre d’une voix résolue, et tout de suite il ferma les yeux pour s’endormir, comme s’il eût eu besoin de toutes ses forces.
 
Le lendemain matin, c’était « jour de méthode, » comme on disait au gymnase. Ce jour-là, on se réunissait pour le cours de madame Decostère dans le grand salon, à cause de l’orgue-harmonium nécessaire à la lecture expressive. En entrant, Jack aperçut Mâdou en train de frotter silencieusement l’immense salle, et pensa qu’il avait renoncé à son voyage.
 
Il y avait une heure ou deux que les « petits pays chauds » travaillaient et se décrochaient la mâchoire pour la « configuration des mots, » quand la tête de Moronval apparut à la porte entre-bâillée.
 
– Mâdou n’est pas ici ?
 
– Non, mon ami, répondit madame Moronval-Decostère, je l’ai envoyé au marché pour la provision.
 
Ce mot de provision amena sur tous ces visages d’enfant une telle expression de bonheur, qu’ils auraient pu donner tout de suite la configuration exacte de ce vocable, si on la leur avait demandée. Ils étaient si strictement nourris ! Jack, moins affamé, pensa à la conversation de la veille qui, entendue au moment du sommeil, lui était restée comme un rêve.
 
M. Moronval s’éloigna pour revenir quelques instants après :
 
– Eh bien ! et Mâdou ?
 
– Il n’est pas rentré… Je n’y comprends rien, dit la petite femme, un peu inquiète, elle aussi.
 
Dix heures, onze heures, pas de Mâdou. La leçon était finie depuis longtemps. C’était l’heure où d’ordinaire montaient de la cuisine en sous-sol, si étroite pourtant et si pauvre, des odeurs chaudes qui surexcitaient l’appétit féroce des collégiens. Ce matin-là rien, ni légumes ni viande, et toujours pas de Mâdou.
 
– Il lui sera peut-être arrivé quelque chose… disait madame Moronval, plus indulgente que son maussade époux, qui de temps en temps s’en allait guetter, la matraque à la main, à la porte du passage, l’arrivée du négrillon.
 
Enfin les douze coups de midi sonnèrent à toutes les horloges, à toutes les pendules, à tous les clochers du voisinage, apportant cette heure du déjeuner qui partage le travail de la journée en deux portions à peu près égales. Cette joyeuse sonnerie vibra d’une façon sinistre dans les estomacs creux de tous les habitants du gymnase. Et pendant que le silence se faisait parmi les fabriques d’alentour, et que même des masures du passage tous les feux allumés envoyaient des bruits de fritures et des fumets appétissants, les maîtres et les élèves désœuvrés se livraient à cette attente folle de la manne qui manquait.
 
Voyez-vous cette institution affamée, sans vivres, perdue comme un radeau en détresse, au milieu d’un océan de déjeuneurs ?
 
Les petits « pays chauds » avaient les traits tirés, les yeux agrandis, et sentaient se réveiller en eux, avec les crampes de la faim, leurs anciennes férocités de cannibales. Vers deux heures pourtant, madame Moronval-Decostère se décida, malgré son aristocratie native, à aller acheter de la charcuterie, n’osant confier la commission à aucun de ces petits affamés capables de tout dévorer en route.
 
Quand elle revint, chargée d’énormes pains et de papiers huileux, on l’accueillit d’un hourrah enthousiaste, et alors seulement, comme si toutes les imaginations exténuées se fussent ranimées au moment du repas, chacun fit part aux autres des suppositions, des craintes provoquées par le départ du petit roi. Moronval, lui, ne croyait pas aux accidents ; il avait de trop bonnes raisons pour prévoir une escapade.
 
– Combien avait-il d’argent sur lui ? demanda-t-il.
 
– Quinze francs !… répondit timidement sa femme.
 
– Quinze francs !… Alors c’est sûr, il aura filé.
 
– Ce n’est pourtant pas avec quinze francs qu’il pourra regagner le Dahomey, dit le docteur.
 
Moronval secoua la tête et s’en alla tout de suite faire sa déclaration au commissaire du quartier.
 
C’était une mauvaise affaire qui lui arrivait là. Il fallait à tout prix retrouver l’enfant, l’empêcher d’arriver jusqu’à Marseille. Le mulâtre avait peur des observations de « moucié Bonfils. » Puis le monde est si méchant. Le petit roi pouvait se plaindre des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, discréditer le pensionnat. Aussi, dans sa déposition chez le commissaire de police, eut-il bien soin de spécifier que Mâdou avait emporté une très grosse somme. Après quoi, il ajouta d’un air désintéressé que la question d’argent le préoccupait fort peu, et qu’il songeait surtout à tous les dangers que courait ce malheureux enfant, ce pauvre petit roi déchu, exilé, sans trône, sans patrie.
 
Le tigre épongeait ses yeux en parlant. Les policiers le consolaient :
 
– Nous le retrouverons, monsieur Moronval, soyez sans inquiétude.
 
Mais M. Moronval était très inquiet, au contraire, et tellement agité, qu’au lieu d’attendre chez lui bien tranquillement le résultat des recherches, comme le lui conseillait le commissaire, il se mit sur-le-champ en campagne, escorté de tous « ses pays chauds, » parmi lesquels notre ami Jack, pour seconder les efforts de la police.
 
Ce furent des excursions lointaines et variées à toutes les portes de Paris. Le mulâtre interrogeait les douaniers, leur donnait le signalement de Mâdou, pendant que les enfants regardaient sur ces longues routes qui commencent aux octrois s’ils ne voyaient pas s’éloigner, parmi les chariots vides ou quelques régiments en marche, la silhouette noire et simiesque du petit roi. Ensuite on se rendait à la préfecture de police à l’heure du rapport ; ou bien l’on entrait dans les postes, le matin, quand s’ouvrent les portes du violon et qu’on opère le premier triage dans ce grand coup de filet nocturne où se débattent tant de misères et tant d’infamies.
 
Ah ! il en ramène de la vase, l’horrible filet, en plongeant jusqu’aux fonds grouillants de la grande ville ; quelquefois cette vase est rouge, et quand on la remue, il en monte une odeur fade de crime et de sang.
 
Quelle singulière idée d’amener là des enfants, de leur remplir les yeux de toutes ces hideurs, de secouer leurs nerfs au tremblement de ces voix suppliantes, aux hurlements, aux malédictions, aux sanglots, aux chansons enragées, à toute cette musique infernale qu’on entend dans les postes remplis et qui leur a valu ce sobriquet grinçant et triste : le violon !
 
C’était ce que le directeur du gymnase appelait : initier ses élèves à la vie parisienne.
 
Les « petits pays chauds » ne comprenaient pas bien tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, mais ils rapportaient de là une impression sinistre ; Jack surtout, dont l’intelligence était plus éveillée, plus affinée, revenait de ces promenades le cœur serré, inquiet, sensible, tout effaré de ces dessous d’un Paris entrevu, et songeant parfois avec épouvante : « Mâdou est peut-être là dedans. »
 
Puis il se rassurait en pensant que le négrillon devait déjà être loin, courant à toutes jambes sur la route de Marseille, qu’il se figurait droite comme un I, avec la mer au bout et des bateaux prêts à partir.
 
Chaque soir, en rentrant au dortoir, Jack éprouvait un mouvement de joie quand il voyait la place vide de son ami :
 
« Il court, il court, le petit roi !… » se disait-il, et pour un moment il oubliait les tristesses de sa propre existence, l’abandon inexplicable où sa mère le laissait. Cependant une chose l’inquiétait touchant le voyage de Mâdou. Le temps qui était si beau le jour du départ, avait subitement changé. À présent c’étaient des déluges de pluie, de grêle, de neige même, entre lesquels le printemps cherchait à rassembler ses rayons égarés ; à cela il avait grand’peine ; et pour quelques éclaircies fortuites, le vent qui soufflait continuellement ramenait des tourbillons de giboulées, si bien que « les petits pays chauds endormis sous leur vitrage crépitant et vibrant, enveloppés de l’air du dehors qui secouait leur frêle bâtisse, la faisait crier et trembler, pouvaient rêver de longues traversées, reconnaître des impressions de pleine mer et de dangers sans abris.
 
Pelotonné sous ses couvertures pour se soustraire aux terribles vents coulis cinglant et sifflant à travers le dortoir comme des lanières, Jack suivait dans son esprit la route imaginaire qu’avait prise Mâdou-Ghézo. Il le voyait blotti au bord d’un fossé, au coin d’un bois, subissant la rafale et l’ondée, et la petite casaque rouge impuissante à le défendre contre les colères de la saison.
 
Eh ! bien, non, la réalité était encore plus sinistre que toutes ces suppositions.
 
– Il est retrouvé ! cria Moronval un matin en se précipitant dans la salle à manger au moment où l’institution allait se mettre à table… Il est retrouvé. J’ai reçu l’avis de la préfecture de police… Vite, mon chapeau, ma canne !… je cours le réclamer au Dépôt.
 
Il était dans un état cruel d’indignation, de joie méchante.
 
Autant pour flatter le maître que pour satisfaire ce besoin de crier qui les distinguait, les « petits pays chauds » accueillirent la nouvelle par un hourrah formidable. Jack ne mêla pas sa voix à ce hurlement de triomphe, et tout de suite il pensa : « Ah ! le pauvre Mâdou ! »
 
Mâdou était au Dépôt, en effet, depuis la veille. C’est là, dans ce cloaque, au milieu de malfaiteurs, de vagabonds, d’un tas humain vautré de paresse, de dégoût, de fatigue ou d’ivrognerie, pêle-mêle sur des matelas jetés à terre, c’est là que l’héritier présomptif de la couronne de Dahomey fut retrouvé par son excellent maître.
 
– Ah ! malheureux enfant, dans quel état faut-il que je… que je…
 
Le digne Moronval n’en put dire davantage, étranglé par la surprise et l’émotion ; et à le voir jeter au cou du négrillon ses deux grands bras comme d’avides tentacules, l’inspecteur de police, qui l’accompagnait, ne put s’empêcher de penser :
 
– À la bonne heure ! voilà un maître de pension qui aime ses élèves.
 
En revanche, ce sans-cœur de Mâdou paraissait frappé d’une complète indifférence ; ses traits n’exprimèrent rien en voyant paraître Moronval, ni joie, ni peine, ni surprise, ni honte, pas même cette sainte terreur que le mulâtre lui inspirait d’ordinaire et que les circonstances auraient dû, ce semble, fortifier.
 
Ses yeux regardaient sans voir, mornes dans sa face déteinte, pâlie en-dessous et dépourvue de luisant. Ce qui accentuait encore cette prostration, c’était l’aspect sordide et effrayant de toute sa personne, un paquet de guenilles boueuses. De la tête aux pieds et jusque dans ses cheveux crépus, la boue s’était amassée par couches anciennes, récentes, superposées, et dont les plus sèches s’enlevaient par plaques couleur de poussière.
 
Il avait i’air d’un être amphibie qui s’est tour à tour trempé dans le flot et roulé dans le sable du rivage.
 
Plus de souliers aux pieds, plus de casquette ; son galon avait tenté sans doute quelque maraudeur. Rien que sa culotte, qui n’avait plus que le fil, et son gilet rouge tout effiloqué, dont la couleur n’apparaissait que de place en place, mangée de soleil et de fange.
 
Que lui était-il donc arrivé ?
 
Lui seul aurait pu le dire, s’il eût voulu parler. L’inspecteur savait seulement que des agents de la sûreté faisant une ronde, la veille, dans les carrières d’Amérique, l’avaient trouvé couché sur un four à plâtre, à peu près mort de faim et tout engourdi par l’excessive chaleur du four. Pourquoi était-il encore à Paris ? Qui l’avait empêché de partir ?
 
Moronval ne le lui demanda pas, il ne lui adressa pas un mot dans le long trajet en voiture qu’ils firent tous les deux du Dépôt au gymnase.
 
Entre l’enfant, jeté dans un coin comme un paquet, défait, hébété et triste, et le directeur solennel et triomphant, il n’y eut que des regards d’échangés.
 
Et quels regards !
 
Une lame aiguë, acérée et tranchante, se croisant dans le vide avec un pauvre petit fer plié, rompu, vaincu d’avance.
 
Quand Jack vit passer dans le jardin cette face noire et piteuse, ridée, rapetissée parmi ses haillons, il eut peine à reconnaître le petit roi.
 
Mâdou lui jeta un « bonjou moucié ! » d’une tristesse inexprimable ; puis, de toute la journée, il ne fut plus question de lui. Les classes eurent lieu dans leur décousu ordinaire, les récréations aussi. Seulement, de temps en temps, à plusieurs reprises, on entendit de grands coups sourds et des gémissements profonds qui venaient de la chambre du mulâtre. Même quand ce bruit sinistre cessait, Jack, dans sa crainte, croyait encore l’entendre ; madame Moronval semblait très émue aussi en l’écoutant, et parfois le livre qu’elle tenait entre ses mains tremblait de toutes ses pages.
 
À dîner, le directeur s’assit, exténué mais radieux :
 
– Le miséabe ! disait-il à sa femme et au docteur Hirsch ; le miséabe !… dans quel état il m’a mis !
 
Le fait est qu’il avait l’air épuisé de fatigue.
 
Le soir, au dortoir, Jack trouva le lit à côté du sien occupé. Le pauvre Mâdou avait mis son maître dans un tel état que lui-même avait été se coucher et n’avait pu le faire tout seul.
 
Jack aurait bien voulu lui parler, savoir les détails de son voyage si pénible et si court ; mais madame Moronval et le docteur Hirsch étaient là, penchés sur le petit qui semblait sommeiller avec ces gros soupirs que laisse une journée d’éreintement et de larmes.
 
– Alors, monsieur Hirsch, vous ne pensez pas qu’il soit malade ?
 
– Pas plus que moi, madame Moronval… Voyez-vous ! c’est cuirassé comme un monitor, cette espèce-là.
 
Quand ils furent partis, Jack prit la main de Mâdou, toute noire sur la couverture, râpeuse et brûlante comme une brique qui sort du four.
 
– Bonsoir, Mâdou.
 
Mâdou entr’ouvrit les yeux, et, regardant son ami avec un découragement farouche :
 
– C’est fini Mâdou, lui dit-il tout bas. Mâdou perdu gri-gri. Plus voir Dahomey jamais. Fini…
 
Voilà pourquoi il n’avait pas quitté Paris. Deux heures après sa fuite du gymnase, alors qu’il cherchait aux abords de la banlieue une porte ouverte sur la campagne, les quinze francs du marché, la médaille qu’il portait à son cou étaient passés, sans qu’il sût comment, dans la poche d’un de ces rouleurs de barrière pour qui toute proie est bonne, un de ces oiseaux rapaces qui se jettent sur tout ce qui brille.
 
Alors, sans plus songer à Marseille, aux bateaux, au voyage, sachant bien que sans son gri-gri il n’atteindrait jamais le Dahomey, Mâdou avait rebroussé chemin et roulé pendant huit jours et huit nuits dans tous les bas-fonds de Paris souterrain à la recherche de son amulette. Craignant d’être repris et réintégré chez Moronval, il avait mené cette vie nocturne, rampante, effarouchée, que mène le Paris sombre qui vole et qui tue. Il avait couché dans les maisons en construction, les terrains vagues, les tuyaux de conduite, sous les ponts où le vent souffle, derrière les barrières de théâtre parmi les débris du dîner de la queue.
 
Favorisé par sa petitesse et sa couleur noire, il avait pu se glisser partout, et partout c’était habité. Il avait senti le vice le frôler de ses ailes visqueuses et silencieuses d’oiseau de nuit ; il avait mangé le pain des voleurs, car les voleurs sont quelquefois charitables. Il avait assisté à des partages nocturnes, à des réveillons d’assassins dans des caves de bâtisses, dormi son sommeil d’enfant à côté du rêve d’un escarpe. Mais que lui importait à lui ? Il cherchait son gri-gri et passait à travers toutes les infamies sans les voir.
 
Dans l’immense bas-fond parisien, le petit roi restait paisible comme dans les forêts où Kérika l’emmenait camper pendant les grandes chasses, alors que, réveillé la nuit par des beuglements d’éléphants, d’hippopotames, il voyait, sous les arbres gigantesques vaguement éclairés, des formes monstrueuses rôder autour du bivouac et qu’il sentait des ondulations de reptiles passer sous les feuilles près de lui. Mais Paris est autrement terrible avec ses monstres que toutes les forêts d’Afrique, – le négrillon aurait eu bien peur, s’il avait vu, s’il avait compris. Heureusement la pensée de son gri-gri l’occupait tout entier, et ici comme dans les chasses lointaines, la protection de Kérika s’étendait sur lui…
 
– C’est fini, Mâdou !
 
Le petit roi n’en dit pas davantage ce soir-là, tellement il était exténué, et son voisin de lit dut s’endormir sans en savoir plus long.
 
Au milieu de la nuit, Jack fut réveillé en sursaut. Mâdou riait, chantait, parlait tout seul avec une volubilité extraordinaire et dans la langue de son pays. Le délire commençait.
 
Au matin, le docteur Hirsch, que l’on avait fait venir en toute hâte, déclara que Mâdou était très malade.
 
« Une bonne petite méningo-encéphalite, » disait-il en frottant les unes contre les autres ses phalanges jaunes et luisantes comme un jeu d’osselets. Ses lunettes étincelaient. Il avait l’air ravi.
 
Un homme terrible, ce docteur Hirsch ! La tête farcie de lectures scientifiques, de toutes les utopies, de toutes les théories, trop paresseux et décousu dans ses idées pour un travail suivi, il avait pris à peine une ou deux inscriptions médicales, recouvrant son ignorance réelle d’un fatras d’études compliquées sur les médecines indienne, chinoise, chaldéenne. Même il s’occupait de magie, et quand une vie humaine tombait par hasard en son pouvoir, il songeait aux mystères de l’envoûtement, aux recettes ténébreuses et dangereuses des sorcières.
 
Madame Moronval était d’avis d’appeler un vrai médecin à l’aide de cette science en délire, mais le directeur, moins compatissant et ne se souciant pas de faire des frais dont il ne serait peut-être jamais remboursé, trouva que c’était bien assez du docteur Hirsch pour soigner ce macaque et le lui abandonna complètement.
 
Tenant à avoir son malade bien à lui, sans partage, l’étrange docteur prit le prétexte d’une complication qui pouvait rendre la maladie contagieuse, pour faire transporter le lit de Mâdou à l’autre bout du jardin, dans une espèce de « resserre » vitrée comme tous les bâtiments de l’ancienne photographie hippique et dans laquelle se trouvait une cheminée.
 
Pendant huit jours, il put essayer sur sa petite victime, toutes les médecines des peuples les plus barbares, la torturer à sa guise ; l’autre ne résistait pas plus qu’un chien malade. Quand le docteur, chargé de petites fioles mal bouchées, remplies et composées par lui de paquets de poudres odorantes et variées, entrait dans la « resserre, » en fermant soigneusement la porte derrière lui, on pensait :
 
« Que va-t-il lui faire ? »
 
Et les « petits pays chauds, » pour qui un médecin était toujours un peu un mage, un sorcier, avaient des hochements de tête, des roulements d’yeux en le voyant.
 
Mais il leur était défendu d’approcher, à cause de l’épidémie, et cela faisait un coin mystérieux dans le fond du jardin, un coin enveloppé d’ombre, de mystère, de terreur, où semblait se préparer un événement bien plus occulte et effrayant que toutes les drogues du docteur.
 
Jack aurait désiré pourtant voir son ami Mâdou, franchir cette porte close, murée par une infatigable surveillance. Enfin, à force de guetter, il saisit un moment où le docteur, à la recherche de quelque médicament oublié, venait de s’élancer vers le passage, pour entrer avec le grand Saïd dans cette infirmerie improvisée.
 
C’était un de ces endroits à demi rustiques où l’on abrite des instruments de jardinage, des boutures de fleurs, des plantes frileuses. Le lit de fer où Mâdou était couché reposait sur la terre battue. On voyait dans les coins des pots de terre jaune empilés les uns dans les autres, des morceaux de treillages, des vitres cassées, d’un joli bleu, de ce bleu d’atmosphère que forment des couches d’air superposées. Des lianes fanées, de gros paquets de racines mortes complétaient cet aspect désolé ; et, dans la cheminée, comme si quelque petite plante des tropiques sensible au froid et fragile se fût abritée là, le feu flambait, remplissant la serre d’une chaleur étouffante et somnolente.
 
Mâdou ne dormait pas. Sa pauvre petite figura de plus en plus rabougrie, ternie, avait toujours la même expression d’indifférence absolue. Ses mains noires se crispaient sur le drap. Il y avait quelque chose d’animal dans l’abandon de son être, ce renoncement à tout ce qui l’entourait, et la façon dont il se tournait vers le mur, comme si des routes invisibles se fussent ouvertes pour lui entre les pierres blanchies à la chaux, et que chaque lézarde du vieux bâtiment fût devenue une échappée lumineuse vers un pays connu de lui seul.
 
Jack s’approcha du lit :
 
– C’est moi, Mâdou… C’est moucié Jack.
 
L’autre le regarda sans comprendre, sans répondre ; il ne savait plus le français. Toutes les méthodes du monde n’auraient rien pu y faire. Peu à peu la nature reprenait ce petit sauvage ; et dans le délire où l’on ne s’appartient plus, où l’instinct efface toutes les choses apprises, Mâdou ne parlait que le Dahomyen. Jack lui dit encore quelques mots tout doucement, tandis que Saïd, plus âgé, s’éloignait vers la porte, plein de terreur et d’angoisse, saisi par le froid que les grandes ailes de la mort agitent autour d’elle, alors qu’elle descend lentement, comme un oiseau qui plane, sur le front assombri des agonisants. Tout à coup Mâdou poussa un long soupir… Les deux enfants se regardèrent.
 
– Je crois qu’il dort… murmura Saïd très pâle.
 
Jack, très troublé aussi, répondit tout bas :
 
– Oui, tu as raison, il dort… allons-nous-en.
 
Et tous deux sortirent précipitamment, abandonnant leur camarade à je ne sais quelle ombre sinistre qui l’enveloppait, plus frappante encore dans cet endroit bizarre où tombait un jour verdâtre, indéfinissable, un jour de fond de jardin à l’heure du crépuscule.
 
Maintenant, la nuit est venue. Dans le chenil silencieux et noir dont les enfants ont refermé la porte en sortant, la flamme du foyer brille, se reflète, s’allonge dans tous les coins comme si elle cherchait quelqu’un qu’elle ne retrouve plus. Elle allume d’un éclair les vitres entassées, plonge jusqu’au fond des vases à fleurs, grimpe le long des vieux treillages appuyés au mur, s’agite, court sans cesse, ne trouvant rien, toujours rien. Elle se promène sur le lit en fer, sur cette petite casaque rouge dont les manches s’allongent paisiblement dans une attitude de repos ; mais il paraît que là encore il n’y a plus rien, car la flamme continue à courir au plafond, sur la porte, à rôder, à frémir, jusqu’au moment où lasse, épuisée, découragée, comprenant que le feu est inutile, qu’elle n’a plus personne à réchauffer ici, elle rentre dans les cendres et s’éteint, elle aussi, comme le petit roi frileux qui l’avait tant aimée.
 
… Pauvre Mâdou ! L’ironie de son destin le poursuivant jusque dans la mort, le maître de pension hésita longtemps s’il fallait l’enterrer comme un domestique ou comme une Altesse Royale. D’un côté se présentait la question d’économie, de l’autre un intérêt de réclame et de vanité qui l’emporta. Après beaucoup d’indécision, Moronval se dit qu’il fallait frapper un grand coup et que, le petit roi n’ayant pas rapporté de son vivant tout ce qu’on en attendait, il était juste de profiter de sa mort.
 
On organisa donc de pompeuses funérailles.
 
Tous les journaux reproduisirent une biographie du petit roi de Dahomey, biographie bien courte, hélas ! et proportionnée à la durée de son existence, mais entourée, enveloppée d’un long panégyrique du gymnase Moronval et de son directeur. L’excellence de la méthode Decostère, la science du médecin attaché a la personne de l’enfant royal, la salubrité de l’institution, rien n’avait été oublié, et ce qu’il y eut de plus touchant dans ces éloges, ce fut leur unanimité, leur conformité d’expressions.
 
Enfin, un jour du mois de mai, Paris, qui, malgré ses occupations innombrables et son affairement fiévreux, a toujours l’œil ouvert sur ce qui passe, Paris vit défiler tout le long de ses boulevards un convoi opulent et étrange. Quatre petits collégiens noirs tenaient les cordons d’un corbillard de haute classe. Derrière, un collégien jaune, coiffé d’un fez, – notre ami Saïd, – portait sur un coussin de velours je ne sais quels ordres bizarres, quels insignes soi-disant royaux. Le mulâtre en cravate blanche venait ensuite, entouré de Jack et des autres « pays chauds. » Puis les professeurs, les amis de la maison, tous les Ratés qui suivaient pêle-mêle, nombreux et lamentables. Que de dos affaissés, de figures raplaties, souffletées par le destin qui leur avait marqué ses cinq doigts sur la joue en rides ineffaçables, que de regards fanés, de crânes déplumés, encore auréolés de rêves, que de paletots râpés, de souliers éculés, d’espoirs déçus, d’ambitions irréalisables !… Tout cela défilait piteusement, embarrassé de la pleine lumière du jour, et ce sinistre cortège était bien celui qui convenait au petit roi dépossédé. N’étaient-ils pas, eux aussi, tous ces malheureux illusionnés, des prétendants à quelque royaume imaginaire où ils ne devaient jamais entrer ?
 
Et n’est-ce pas à Paris seulement que l’on peut voir un enterrement pareil : un roi de Dahomey conduit au cimetière par tous les déclassés de la bohème !
 
Pour achever d’attrister cette cérémonie lamentable, la pluie, une petite pluie serrée, froide, craquante, tomba sans discontinuer, comme si une fatalité de froidure s’acharnait contre le petit roi jusque dans la terre où il allait dormir. Hélas ! oui, jusque dans la terre ; car une fois la bière descendue, le discours que Moronval prononça, vrai dégel de banalités inaffectueuses, de paroles emphatiques et glacées, n’était pas fait pour te réchauffer, mon pauvre Mâdou. Le mulâtre parla des vertus, de la grande intelligence du défunt, du souverain modèle qu’il aurait fait un jour, puis termina son oraison funèbre par l’éloge banal qui sert en pareil cas : « C’était un homme ! » dit-il avec emphase.
 
C’était un homme.
 
Pour ceux qui avaient connu cette petite figure de singe, apitoyante et sympathique, cette enfance de physionomie et de langage prolongée par une abrutissante servitude, la parole de Moronval paraissait aussi navrante que comique.
 
Pourtant, parmi toutes les fausses larmes qui regrettaient Mâdou, il y avait au moins une émotion véritable, une douleur sincère, celle de Jack. La mort de son camarade l’avait beaucoup impressionné, et cette petite frimousse de moricaud si morne et si profondément désolée qu’il avait entrevue dans l’ombre de la serre, le poursuivait sans relâche depuis deux jours. À cette obsession se mêlait en ce moment l’impression de la lugubre cérémonie et aussi le sentiment de son propre malheur. Maintenant que le nègre n’était plus là, il se sentait livré tout seul aux colères du maître, les autres « petits pays chauds, » si abandonnés qu’ils fussent, ayant tous des correspondants qui les visitaient quelquefois et auraient protesté contre des brutalités par trop visibles. Jack était délaissé, il le voyait bien. Sa mère ne lui écrivait plus, personne au gymnase ne savait où elle était. Ah ! s’il avait pu l’apprendre, comme il serait allé bien vite se réfugier auprès d’elle, lui raconter ses misères.
 
Il pensait à cela, le petit Jack, en descendant la longue avenue boueuse du cimetière, Labassindre et le docteur Hirsch marchaient devant lui, causant à haute voix, et voici ce qu’il entendit :
 
– Je suis sûr qu’elle est à Paris, disait Labassindre.
 
Machinalement Jack prêta l’oreille.
 
– Je l’ai vue passer avant-hier sur le boulevard.
 
– Et lui ?
 
– Dam ! tu penses bien qu’ils ont dû revenir ensemble.
 
Elle, lui, c’étaient deux désignations bien vagues ; et pourtant Jack se sentit tout ému, comme quand il écoutait ces conversations de table qui le mettaient au supplice. Au bout d’un moment, en effet, les deux noms prononcés très distinctement l’avertirent qu’il ne se trompait pas.
 
Ainsi sa mère était à Paris, dans la même ville que lui, et elle ne venait pas l’embrasser.
 
– Si j’y allais, moi ! se dit-il tout à coup.
 
Pendant la course si longue du Père-Lachaise à l’avenue Montaigne, cette idée l’obséda : s’échapper, profiter de la débandade où le pensionnat s’en revenait, dispersé par la fatigue et les conversations particulières, peu soucieux de l’ordre et de la tenue, à présent que l’effet était produit, la représentation terminée.
 
Moronval, entouré de ses professeurs et d’un groupe de Ratés, ouvrait la marche et se retournait de temps en temps avec un geste de ralliement : « Allons ! » vers le grand Saïd, qui dirigeait une seconde escouade. L’Égyptien, à son tour, transmettait l’appel et le geste du maître aux petites jambes qui suivaient péniblement à une longue distance : « Allons ! allons ! » Alors les retardataires se mettaient à courir et finissaient par rejoindre le gros de la troupe, à force de bonne volonté. Seul, Jack restait de plus en plus en arrière, feignant une grande lassitude.
 
– Allons ! disait Moronval.
 
– Allons ! allons ! répétait l’Égyptien.
 
À l’entrée des Champs-Élysées, Saïd se retourna une dernière fois, en agitant ses grands bras en télégraphe ; mais il les laissa retomber aussitôt dans une posture effarée, stupéfaite.
 
Cette fois, le petit Jack avait disparu.